Fraude fiscale : on vous explique ce que va changer la fin du "verrou de Bercy" pour les gros fraudeurs
Les députés ont approuvé mercredi, en première lecture, un amendement du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale, mettant fin au "verrou de Bercy" pour les fraudes supérieures à 100 000 euros. De quoi s'agit-il ? Pourquoi a-t-il été partiellement supprimé ? Explications.
Le Palais-Bourbon vient d'approuver la fin (partielle) d'une pratique vieille de près de cent ans. Mercredi 19 septembre, les députés ont voté en première lecture, presque à l'unanimité, un article du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale mettant fin au "verrou de Bercy", en place depuis 1920. Par 112 voix pour et cinq abstentions, l'Assemblée nationale s'est prononcée en faveur de la suppression, pour les importants fraudeurs, du monopole historique dont jouit l'administration fiscale en matière de poursuites fiscales.
Selon l'article approuvé, le fisc devra désormais automatiquement saisir le parquet en cas de fraude fiscale supérieure à 100 000 euros. Le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, a salué une "avancée décisive" et "historique". "Il ne s'agit pas d'un changement de serrure (...) mais c'est vraiment la fin d'un verrou", a-t-il avancé.
En quoi consiste "le verrou de Bercy" ? Pourquoi cette suppression était-elle demandée ? Qu'est-ce qui change dans la traque des auteurs de fraude fiscale ? Eléments de réponse.
C'est quoi, le "verrou de Bercy" ?
Il s'agit, comme l'explique le site Vie publique, du dispositif français "qui encadre la poursuite pénale des auteurs d'infractions financières". A l'heure actuelle, seul le ministère du Budget – l'administration fiscale – a le droit de porter plainte pour fraude fiscale auprès du parquet, en cas "d'atteinte aux intérêts de la collectivité". La justice ne pouvait ainsi pas s'en saisir elle-même, d'où le terme de "verrou".
Cette pratique est née dans le courant des années 1920, rappelle Le Monde, et a vu le jour quelques années après la création, en 1917, de l'impôt sur le revenu, précise le journal. L'idée de ce "verrou" est liée au principe du non bis in idem, le fait de ne poursuivre personne deux fois pour les mêmes faits, indiquent Les Echos. Avec le "verrou de Bercy", un contribuable ne peut donc être sanctionné à la fois par l'administration fiscale et par la justice.
Plus de cinquante ans plus tard, un nouvel acteur est entré en jeu dans ce dispositif : depuis 1977, tout dépôt de plainte souhaité par le ministère du Budget doit être validé par une commission des infractions fiscales (CIF). Il s'agit, explique Le Figaro, d'un collège indépendant de conseillers d'Etat, de conseillers-maîtres à la Cour des comptes et de magistrats. Dans les faits, la CIF suit très généralement les velléités du gouvernement. Elle décide de saisir le parquet pour 95% des cas de fraude fiscale sur lesquels elle a été saisie.
Pourquoi est-il mis en cause ?
Considéré comme efficace, ce "verrou" est néanmoins contesté depuis plusieurs années, notamment pour des raisons de transparence. Comme le note le site Vie publique, la commission des infractions fiscales, par exemple, n'a pas à donner d'explications pour justifier ses saisines du parquet. L'affaire Cahuzac a particulièrement amplifié ces critiques. C'est ce scandale "qui a mis le feu aux poudres", a rappelé mercredi le député communiste Fabien Roussel, après le vote en faveur de la fin du "verrou de Bercy". Grâce à cette procédure, l'ancien ministre du Budget, s'il était resté en poste, aurait été le seul à pouvoir saisir la justice... contre lui.
Dans ce contexte, l'avocat Eric Planchat a déposé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au sujet de ce "verrou", en mai 2016 : il le jugeait "contraire au principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et au principe de séparation des pouvoirs", relate Le Monde. En juillet de cette même année, les Sages du Conseil constitutionnel ont finalement déclaré le dispositif conforme à la Constitution, assurant qu'il ne portait pas "une atteinte disproportionnée au principe selon lequel le procureur de la République exerce librement (…) l’action publique".
Les critiques se sont pourtant multipliées, du côté judiciaire comme législatif. Eliane Houlette, procureure au parquet national financier (PNF), a récemment estimé qu'il y avait "une incohérence entre la gravité affichée du délit de fraude fiscale et le régime dérogatoire dont il fait l'objet", citée dans Les Echos. Et depuis plus d'un an, selon le journal, députés comme sénateurs se penchent sur de possibles alternatives au dispositif. Un rapport parlementaire, remis au mois de mai, appelait déjà à un "changement systémique" de ce verrou, explique La Tribune. Pour le député Les Républicains Eric Diard, qui menait cette mission, la pratique du "verrou de Bercy" "heurte le sentiment selon lequel la fraude fiscale constitue un problème pour toute la société et non pour la seule administration". "Conserver le système actuel dans lequel seule l'administration fiscale a la main sur les poursuites pénales ne paraît pas souhaitable", avait-il estimé.
Une première réforme d'ampleur du dispositif est intervenue cet été. Dans la nuit du 3 au 4 juillet, le Sénat a adopté un amendement prévoyant la transmission automatique des dossiers de fraude fiscale au parquet, dès lors que trois critères étaient respectés : un montant de fraude important, une pénalité dépassant 80% de la somme en question et des faits graves ou répétés, explique Le Monde. Le vote de mercredi vient ainsi boucler ce cycle visant à modifier le dispositif.
Comment les fraudeurs seront-ils désormais poursuivis ?
Une fois la fin du "verrou de Bercy" actée pour ces gros fraudeurs, le fisc n'aura donc plus le choix de saisir, ou non, le parquet lorsque les montants dépassent les 100 000 euros. La saisine de la justice sera obligatoire et automatique. Les magistrats pourront également enquêter sur de nouveaux faits, sans obligation d'une nouvelle plainte de l'administration fiscale.
Gérald Darmanin a également annoncé la signature prochaine d'une circulaire avec la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, qui annoncera que "les agents des finances publiques sont déliés du secret professionnel à l'égard du procureur". Une "police fiscale" doit également voir le jour à partir de l'été 2019. Objectif : "mieux détecter la fraude" et "mieux la sanctionner". Selon BMFTV, une quarantaine de "policiers fiscaux" enquêteront ainsi sur des faits de fraudes fiscales, en ayant recours à des méthodes telles que des mises sur écoute, pour des "activités occultes" de fraude fiscale.
L'amendement au projet de loi antifraude prévoit aussi d'inclure, pour des faits de fraude fiscale, les procédures du plaider-coupable et de la convention judiciaire d'intérêt public (CJIP), poursuit BFMTV. Très concrètement, les poursuites à l'encontre de certains fraudeurs pourraient se résoudre par le versement d'une amende.
Ces procédures étaient demandées par les parquets eux-mêmes. Cela permettra dans certains cas au procureur d’aller plus vite et d’éviter la lourdeur d’un procès.
Emilie Cariou, députée La République en marcheà BFM
"Ce sera bien sûr au magistrat de décider quel dossier mérite un procès, tel autre une CJIP, etc.", poursuit-elle.
Selon la Chancellerie, citée par l'AFP, les dépôts de plainte – et les enquêtes – sur des faits de fraude fiscale seront ainsi accélérées avec la levée du "verrou de Bercy". La justice pourrait traiter chaque année autour de 2 500 dossiers de grandes fraudes, d'après le ministère cité par l'AFP, contre à peine 1 000 par an aujourd'hui.
Quelles sont les réactions politiques ?
Le député UDI-Agir Charles de Courson a salué la "quasi unanimité, toutes tendances politiques confondues" du vote. Dans les rangs de l'opposition, à droite comme à gauche, la fin de cette "anomalie" et "exception à la française" a été globalement saluée. Certains ont néanmoins émis des réserves, quant au seuil des 100 000 euros pour saisir automatiquement la justice.
Le député La France insoumise de Seine-Saint-Denis Eric Coquerel a déploré le fait que ce verrou ne soit levé que "très partiellement". L'ancien candidat socialiste à l'élection présidentielle et fondateur du mouvement Génération-s, Benoît Hamon, a de son côté déclaré qu'il était "très heureux" de cette réforme. "Quand il y a de bonnes nouvelles, réjouissons-nous", a-t-il exprimé.
Quant au président de la commission des finances, le député Les Républicains et ancien ministre Eric Woerth, il a qualifié le nouveau dispositif de "raisonnable". Une levée du "verrou de Bercy" qui donnera néanmoins, selon lui, "plus de travail" à la justice.
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