Impôt mondial sur les sociétés : six questions sur l'accord conclu entre les pays du G7
Pour lutter contre le "dumping fiscal", les ministres des Finances des sept pays les plus riches du monde ont décidé d'imposer les entreprises d'"au moins 15%" sur les bénéfices réalisés sur leur sol.
C'est un accord "historique", d'après Bruno Le Maire. Les pays du G7 se sont accordés, samedi 5 juin, sur la mise en place d'un impôt sur les sociétés "d'au moins 15%". Après deux jours de réunion à Londres (Royaume-Uni), les ministres des Finances des sept pays les plus riches de la planète sont parvenus à un accord sur cette mesure qui vise à instaurer un taux d'imposition mondial minimal.
Bruno Le Maire, le ministre français de l'Economie et des Finances, s'est réjoui sur Twitter de la mise en place de cet impôt et a salué sur franceinfo "une étape importante et difficile" désormais franchie avec cet accord.
Nous y sommes !
— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) June 5, 2021
Après 4 ans de combat, un accord historique a été trouvé avec les États membres du G7 sur la taxation minimale sur les entreprises et sur les géants du numérique.
La France peut être fière ! pic.twitter.com/eIMqjweyjl
Mais cette annonce soulève de nombreuses questions, auxquelles franceinfo a tenté d'apporter les réponses.
1Pourquoi cette idée d'un impôt mondial ?
Chaque pays est libre de définir ses propres règles en matière d'impôts sur les entreprises. Certains Etats ont donc des politiques fiscales bien plus avantageuses que celles de leurs voisins, et des taux d'imposition sur les sociétés qui flirtent avec le 0%. On parle alors de "dumping fiscal". En 2020, une filiale irlandaise de Microsoft, immatriculée aux Bermudes, a ainsi réalisé 256 milliards d'euros de bénéfices pour... zéro euro d'impôts, rapporte le Guardian (en anglais).
De nombreuses multinationales profitent de ces politiques fiscales attractives et évitent l'impôt sur leurs bénéfices en s'immatriculant dans ces territoires avantageux : aux îles Caïman, aux Bermudes, mais aussi en Irlande, à Malte ou à Chypre. Pour lutter contre cette perte colossale pour leurs économies nationales, plusieurs puissances mondiales souhaitaient s'entendre pour un taux minimal d'imposition commun, qu'elles pourraient prélever sur les bénéfices réalisés sur leur sol. Elles y sont parvenues samedi en fixant le taux minimal commun de 15%. "Le 'dumping fiscal' (...) prend fin désormais avec cet accord", s'est ainsi félicité Bruno Le Maire.
2Cet accord est-il vraiment "historique" ?
"Si on part du principe que rien n'existait avant, c'est sûr que c'est historique", estime l'économiste Vincent Drezet, membre de l'organisation Attac, interrogé par franceinfo. Mais, malgré toute la bonne volonté de Bruno Le Maire, impossible d'attribuer la réussite de cet accord à la France. "Ce qui a changé la donne, c'est la position américaine. Joe Biden a ouvert la voie à cet accord. Ça montre à quel point lorsque les Etats occidentaux sont unis, ils peuvent faire bouger les choses", a d'ailleurs reconnu le ministre français de l'Economie et des Finances.
Après quatre années d'une politique fiscale américaine très favorable aux entreprises sous l'impulsion de Donald Trump, l'arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche a marqué un tournant en termes de taxation des multinationales. "Joe Biden a relancé des discussions qui existaient déjà au niveau de l'OCDE. L'organisation portait un taux autour de 12 à 13%, les 15% ne sont donc pas une avancée particulièrement importante, ils n'ont pas arraché un taux historique", souligne Vincent Drezet.
"Une initiative de quelques Etats européens isolés, sans l'appui international, n'aurait pas pu marcher. A partir du moment où les Etats-Unis s'engagent, ils vont faire basculer les choses", insiste Fabrice Bin, maître de conférences en droit fiscal à l'université Toulouse 1 Capitole, contacté par franceinfo. "Que les Américains et les Britanniques fassent partie de l'accord, c'est ce qui va en faire son succès."
3C'est élevé, 15% d'imposition ?
Pas vraiment. Si on se réfère aux taux d'imposition sur les sociétés des pays du G7, ce taux de 15% est bien en-dessous des montants auxquels ils imposent eux-mêmes les entreprises sur leurs territoires. En 2019, la France était première du classement, avec un taux d'imposition de 34,4%, suivie de l'Allemagne et du Japon. En 2022, ce taux tricolore devrait toutefois atteindre 25%.
Pour encourager les entreprises à s'installer sur son territoire ou à y rester, la France souhaite porter le taux d'imposition mondial autour de 20 à 25%, selon les déclarations de Bruno Le Maire. Une ambition dont doute fortement Vincent Drezet : "Joe Biden proposait 21%. Pourquoi la France n'a-t-elle pas suivi ce chiffre, qui aurait vraiment été historique ? L'effet pervers, c'est qu'on reste dans un contexte de concurrence fiscale, donc on baisse les taux pour s'aligner. Et en fixant un taux bas, on n'empêche pas la concurrence fiscale."
Fabrice Bin est plus tempéré. Ce taux inférieur aux ambitions affichées ressemble, selon lui, "à une négociation pour limiter l'imposition, de manière à ce que les entreprises jouent le jeu. Ça correspond à peu de choses près au taux en vigueur au Luxembourg. Pour l'Irlande, c'est 12,5%", précise le maître de conférences. Avec un taux de 15%, le but est de se rapprocher malgré tout du taux appliqué dans les pays à la législation fiscale avantageuse.
4Quelles sont les entreprises visées ?
Les entreprises visées sont principalement les géants du numérique : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft. Depuis plusieurs années, ces multinationales échappent à l'impôt dans de nombreux pays où elles réalisent des bénéfices majeurs, grâce à leur localisation fiscale dans des pays à la législation plus avantageuse. "On engage un combat contre un certain nombre de paradis fiscaux réglementaires", a estimé sur franceinfo Henri Sterdyniak, économiste à l'OFCE et membre des Economistes atterrés.
Le but de cette mesure est de taxer les multinationales, qui avec plusieurs millions voire milliards de bénéfices, peuvent supporter une imposition bien plus lourde. Avec la mise en œuvre de l'accord, chacun des Etats qui appliquerait cet impôt minimal sur les sociétés pourrait récupérer 15% de 20% des bénéfices réalisés sur son sol. "Ça peut être d'autant plus efficace si l'entreprise bénéficie actuellement d'un taux négocié de 0% au Luxembourg, puisque les pays concernés récupéreraient directement 15%. Ça annulerait complètement l'avantage fiscal. D'où l'importance d'avoir parmi les membres de l'accord les plus grandes puissances économiques", relève Fabrice Bin.
5Comment ça va marcher ?
Bruno Le Maire l'affirme : la France va pouvoir récupérer des "dizaines de milliards d'euros" grâce à cette mesure. Force est de constater que les effets réels seront de moindre ampleur que l'effet d'annonce. Si les Etats se sont accordés sur un taux de 15%, cela ne signifie pas qu'il s'appliquera à toutes les multinationales de manière stricte. Si la mesure est bien mise en œuvre, elle consistera à prélever 15% sur 20% des bénéfices réalisés par l'entreprise dans un pays, à condition qu'elle réalise une marge de plus de 10%. "C'est une marge qui se réalise dans beaucoup de secteurs, comme le luxe, l'habillement, c'est tout à fait atteignable, ce n'est pas un pourcentage négligeable", commente Fabrice Bin. Concrètement, si une entreprise française basée fiscalement à l'étranger, réalise 100 millions d'euros de bénéfices en France, et qu'elle a bien un taux de marge de 10%, lui seront prélevés 15% de 20 millions, soit 3 millions d'euros. Ça, c'est la version simple.
Reste le cas d'une entreprise localisée dans un paradis fiscal, ou en dehors des pays concernés. Bruno Le Maire avance qu'une entreprise "pourra toujours délocaliser dans un pays où le taux est de 2%. Mais les 13% de différence avec le taux minimum que nous avons fixé pour le moment à 15%, nous les récupérerons." Se pose la question de comment récupérer cette différence. "A l'OCDE, dans les cercles académiques, il y a beaucoup de réflexions sur l'application de ces 15%. L'idée serait d'imposer la valeur ajoutée dans le pays où elle est réalisée, explique Fabrice Bin. En théorie, c'est génial. En pratique, ça pose d'énormes difficultés, pour identifier où la valeur ajoutée est réalisée. Il va falloir une véritable coopération des administrations fiscales nationales."
Lorsqu'une entreprise réalise plus de 750 millions d'euros de chiffres d'affaires par an, elle est tenue de faire une déclaration pays par pays : elle doit rendre compte du montant exact empoché dans chaque Etat où elle est présente, même si ces bénéfices ne sont pas nécessairement imposables à l'heure actuelle. Selon Vincent Drezet, c'est sur cette déclaration que s'appuierait le fisc français pour aller chercher les 13% de différence. Il exigerait 13% des bénéfices réalisés en France. "Reste à être certain de la véracité de ces déclarations", commente le fiscaliste.
6Quand cet impôt va-t-il être mis en place ?
Mieux vaut ne pas être trop pressé. Le G7 n'a pas de pouvoir contraignant, il ne peut donc pas instaurer seul cet impôt. Il faut désormais convaincre le G20 de s'aligner sur cette mesure. Cela signifie convaincre la Chine, l'Inde, la Corée du Sud ou le Brésil, des poids lourds de l'économie mondiale. Une réunion aura lieu les 9 et 10 juillet à Venise (Italie). Pour le ministre des Finances britannique Rishi Sunak, il est clair que la mise en place de ce taux n'est pas prévue dans l'immédiat : "Il est difficile de dire quand un accord final sera obtenu."
Après accord du G20, les pays membres de l'OCDE devront ensuite à leur tour approuver cette mesure. "Il reste encore beaucoup de travail à faire. Mais cette décision donne un élan important aux discussions à venir entre les 139 pays membres du cadre inclusif de l'OCDE (...) où nous continuons à rechercher un accord garantissant que les multinationales paient leur juste part d'impôt", a estimé le secrétaire général de l'OCDE, Mathias Cormann, dans un communiqué.
La France va en prendre la présidence tournante en 2022, ce qui devrait peser dans la balance pour faire accélérer les négociations. Mais le processus ne s'arrête pas là. Si la mesure est acceptée, il faudra ensuite la transposer en droit européen, puis en droit national pour qu'elle voie le jour, puisqu'aucune règle fiscale ne peut s'imposer à un Etat. "On n'y est pas avant 2023 au plus tôt", résume Vincent Drezet.
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