La hausse des prix est-elle "largement due à la spéculation des grands groupes", comme l'affirme le député LFI Adrien Quatennens ?
L'inflation des produits de consommation bat des records. Pour le député de La France insoumise, cela s'explique d'abord par l'influence des grands groupes industriels qui profitent de la crise pour spéculer. Les économistes sont cependant partagés sur l'effet réel de la spéculation sur l'augmentation des prix.
Rien ne semble arrêter la hausse des prix. Dans une étude publiée le mois dernier, l'Insee prévient : "Les prix de l'énergie accélèrent en juin." Sur un an, le coût de l'essence a augmenté de 35,9%, celui du gazole de 45,9% et celui du gaz de 49,3%. Pour l'alimentation, les prix s'envolent aussi : +6,6% pour le pain et les céréales, +17,7% pour l'huile.
En plein débat à l'Assemblée sur l'examen du projet de loi pouvoir d'achat, la question de l'inflation a vivement fait réagir Adrien Quatennens. Invité sur BFMTV, le 18 juillet, le député de La France insoumise a désigné les responsables, selon lui, de cette envolée : la "hausse des prix (…) est largement due à la spéculation (…) des grands groupes".
Ce n'est pas juste que les Français payent pour une hausse des prix qui est largement due à la spéculation et aux superprofits de grands groupes.Le blocage des prix que nous proposons, c'est mettre un coup d'arrêt à la spéculation et faire payer leur part aux profiteurs de crise. pic.twitter.com/U9lBvGggcm
— Adrien Quatennens (@AQuatennens) July 18, 2022
Adrien Quatennens n'a pas détaillé les groupes industriels visés. Ni même précisé la source de son analyse. Alors, le député dit-il vrai ou "fake" ? Franceinfo a interrogé plusieurs économistes pour le vérifier.
Se "couvrir" ou faire un profit
En matière économique, il convient d'abord de préciser que la spéculation est un comportement courant sur les marchés. Si une usine pétrochimique d'engrais a besoin de pétrole pour fabriquer ses fertilisants, elle peut vouloir se protéger d'une hausse avec un contrat à terme, c'est-à-dire le droit d'acheter un baril dans plusieurs mois à un prix fixe. Dans ce cas, l'usine spécule : elle acquiert du pétrole à un cours différent de celui du marché actuel pour être certaine du prix qu'elle paiera pour sa matière première.
"C'est ce qu'on appelle une opération de couverture qui a une logique industrielle", explique Jacques Percebois, professeur à l'université de Montpellier et directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (Creden). "Si je pense que le prix du pétrole va monter dans le futur à 130 dollars, je vais me procurer davantage de pétrole", par exemple avec un contrat à terme donnant le droit d'acheter le baril à 110 dollars pour une livraison dans trois mois. "Cette opération va faire monter les prix, mais va me permettre de me couvrir contre un prix futur plus élevé, comme une assurance", raisonne l'économiste.
Mais les industriels ne sont pas les seuls spéculateurs sur les marchés des matières premières. Des investisseurs, comme des banques ou des fonds, achètent eux aussi du pétrole ou des denrées alimentaires dans la seule optique d'en faire un profit à la revente. Une spéculation essentiellement financière. Si l'action des investisseurs permet d'assurer la liquidité des marchés, c'est-à-dire la possibilité de trouver facilement un acheteur ou vendeur, ils font planer le soupçon d'une spéculation décorrélée de la vie économique réelle.
Pas de consensus sur l'effet de la spéculation
Dans ces conditions, est-il pertinent d'incriminer la spéculation des grands groupes pour expliquer l'inflation actuelle ? Autrement dit, les industriels organisent-ils une pénurie pour faire monter artificiellement les prix de vente ? La question divise les économistes, car les comportements spéculatifs ne sont pas exactement les mêmes selon les secteurs concernés, qu'il s'agisse du marché des denrées alimentaires ou des produits pétroliers, par exemple.
Le marché du pétrole ne s'adonne pas à la spéculation purement financière, juge Jacques Percebois : "Les raffineries et les compagnies pétrolières ne font que de la couverture." Pour le spécialiste, les groupes pétroliers cherchent principalement à se protéger contre la variation des cours. Contrairement à Adrien Quatennens, l'économiste se veut toutefois prudent : "On ne pourra mesurer le degré de spéculation et son effet sur la montée des prix qu'après les faits et il faudra mener des études pour l'analyser."
Car un effet de la spéculation sur la volatilité des prix du pétrole n'est pas totalement à exclure. "Elle pourrait amplifier les mouvements à la hausse comme à la baisse" des prix, assure Carine Sebi, spécialiste en énergie et professeure à Grenoble Ecole de Management (GEM). "Selon un rapport du Sénat [de 2005], la spéculation représente de 10 à 20% du prix du pétrole, ce qui n'est pas négligeable."
Le marché des céréales plus vulnérable
Le marché des céréales, lui, apparaît par son organisation encore plus sensible à la manipulation des prix que le marché du pétrole. Selon Olivier De Schutter, auteur d'un rapport sur le droit à l'alimentation à l'ONU et membre d'Ipes-Food, un panel d'experts sur les questions alimentaires, il existe bien une spéculation sur le marché des denrées de ce type. "Elle n'a pas créé l'inflation, mais peut l'aggraver", explique-t-il. Olivier De Schutter dénonce la responsabilité des sociétés de négoce qui font l'intermédiaire entre les producteurs de céréales et les acheteurs. "Les traders de céréales sont un petit nombre d'entreprises extrêmement concentrées qui contrôlent 75 à 80% du commerce", affirme-t-il. Ces sociétés "peuvent retarder les ventes, accumuler les stocks et, à travers leurs actes d'achat et de vente, spéculer à la hausse des prix alimentaires pour créer une sorte de rareté."
Une analyse que rejette Philippe Chalmin, économiste libéral et président de l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Lier la spéculation à l'inflation est un "tissu de conneries, assène-t-il. Il y a eu de nombreuses études pour évaluer l'effet de la spéculation sur les marchés. Elles ont montré qu'à moyen terme, il n'y avait pas d'impact en termes d'incidence sur les prix, voire, au contraire, un impact correctif." Un rapport publié en 2011 par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale confirme "qu'aucun lien systématique n'a pu être établi entre la spéculation et la formation des prix de long terme".
Malgré l'absence d'études prouvant une manipulation des cours par les spéculateurs, les ONG demeurent inquiètes et réclament plus de régulation sur les marchés alimentaires. "Le manque de preuves scientifiques récentes de l'impact de la spéculation excessive sur les prix des denrées alimentaires ne justifie en rien l'absence d'intervention politique", insiste Thomas Braunschweig, expert en politique commerciale au sein de l'ONG Public Eye, auprès de la revue suisse La Vie économique.
En résumé, il est difficile d'être aussi affirmatif qu'Adrien Quatennens. Jusqu'à présent, aucune étude n'a établi de manière incontestable un lien entre augmentation des cours des matières premières et spéculation des entreprises. Mais certains marchés, comme celui des céréales, affichent des vulnérabilités réelles quant à la manipulation des prix.
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