: Enquête franceinfo Logement : comment les "maxi-propriétaires" ont mis la main sur la moitié du parc locatif français
Cette forte concentration des logements possédés par des particuliers dérègle le marché immobilier et "accentue le creusement des inégalités", selon la Fondation Abbé-Pierre.
Cet article fait partie de notre opération "Les focus de franceinfo", qui met en avant des sujets-clés peu traités dans la campagne présidentielle : le coût du logement, la crise de l'hôpital public, le tabou de la santé mentale et l'empreinte carbone des transports.
"Une fois qu'on entre dans l'engrenage, on ne peut plus en sortir." En quelques années, Adrien et sa compagne, jeunes trentenaires, ont acquis pas moins de treize biens immobiliers. L'histoire a commencé avec une vieille maison de la région bordelaise. Adrien a 25 ans, un bac+5 et un bon salaire dans une boîte de conseil. Avec ce CV, "la banque accordait des crédits sans trop de difficulté", se remémore-t-il. Après dix mois de travaux, ce diplômé de commerce et de génie civil découpe sa maison en deux et la loue. Le "deal" fonctionne si bien qu'il décide de retenter l'aventure. Il achète une autre maison, plus grande, qu'il divise cette fois en six logements, puis une troisième...
Aujourd'hui, ses 13 biens immobiliers sont tous en location et lui rapportent 5 600 euros par mois, dont les deux tiers partent dans le remboursement de son crédit d'un demi-million d'euros. "Je me crée un patrimoine", se félicite le jeune homme. Comme Adrien et sa compagne, un million de ménages français sont des "maxi-propriétaires", c'est-à-dire des multipropriétaires qui possèdent au moins cinq logements, selon l'institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
Et s'ils ne représentent que 3,5% des ménages, ils possèdent à eux seuls la moitié des logements que des particuliers louent en France (ce qui exclut les 6,7 millions de logements détenus par des sociétés HLM ou par des entreprises privées). Une forte concentration immobilière qui interroge, alors que les inégalités augmentent et que l'accès à la propriété se réduit depuis deux décennies.
Une concentration flagrante dans les villes
En novembre 2021, l'Insee a mis les pieds dans le plat. Dans son portrait social de la France, une note attire l'attention : 24% des ménages détiennent 68% des logements possédés par des particuliers, annonce-t-elle. "Cette étude a permis de sortir de l'image du petit propriétaire français. Il existe bien sûr, mais en réalité, la propriété est extrêmement concentrée dans le très haut de la distribution des patrimoines", analyse Pierre Madec, économiste à l'OFCE.
Pour parvenir à ce chiffre choc, l'Insee a épluché les données fiscales, les fichiers fonciers mais aussi les registres du commerce pour comptabiliser les sociétés civiles immobilières (SCI), très prisées des "maxi-propriétaires". Ainsi, plus de 30 millions de logements possédés par les particuliers ont été étudiés. "Un travail de bénédictin", salue l'économiste Etienne Wasmer, auteur du Grand retour de la terre dans les patrimoines (éd. Odile Jacob) avec Alain Trannoy.
"Depuis plusieurs années, on avait cette suspicion que l'accroissement de la richesse et son inégalité étaient fortement portés par l'immobilier. Désormais, les données l'attestent."
Etienne Wasmer, économisteà franceinfo
Cette concentration immobilière est encore plus flagrante dans les grandes villes. Le long du Faubourg Saint-Honoré, dans le très chic 8e arrondissement de Paris, plus des trois-quarts des biens immobiliers appartiennent à des "maxi-propriétaires". Cette proportion est également de plus de 60% dans certains quartiers de Saint-Germain-des-Prés, autour des Champs-Élysées et de la place de la Concorde.
D'autres grandes villes connaissent le même phénomène. Ainsi, la majorité des logements situés sur la presqu'île de Lyon, dans le vieux-Lille, l'hyper-centre toulousain ou encore sur le Vieux-Port marseillais, sont la propriété d'une poignée d'investisseurs.
Des profils de couples plutôt aisés
Dès le troisième logement possédé, les biens immobiliers sont essentiellement mis en location, note l'Insee. "Quand j'ai vu que 3,5% des ménages possédaient la moitié du parc locatif, j'étais estomaqué, souffle Emmanuel Trouillard, géographe et chargé d'études à l'Institut Paris Région. Collectivement, personne n'a intérêt à cela. Sauf les 3,5% de maxi-propriétaires."
Mais alors, qui se cache derrière ce million de ménages aux multiples demeures ? L'Insee en a dressé un portrait-robot. "Ce sont des gens plus âgés que la population générale, qui sont davantage en couple et qui sont aisés", croque Mathias André du département des études économiques de l'Institut. Jean-Michel* coche toutes les cases. Ce retraité possède cinq biens près de Grenoble, acquis au fil de sa vie. "Je suis né dans le bon pays, à la bonne époque", reconnaît cet ancien enseignant. Les loyers tirés de ses biens ajoutent 1 400 euros mensuels aux 3 500 euros de retraites que le couple touche chaque mois.
"On est bien conscient qu'on est du côté ensoleillé de la rue."
Jean-Michel, maxi-propriétaire,à franceinfo
C'est aussi le cas de Lionel*, un architecte stéphanois qui a racheté des immeubles entiers pour les restaurer et les louer tout au long de sa vie. "Je suis arrivé à une cinquantaine d'appartements", calcule-t-il. Marie* et son compagnon, eux, se satisfont d'une quinzaine de biens en location. "Nous sommes tous les deux ingénieurs, on gagne très bien notre vie et on a eu un héritage pour le premier achat", raconte la trentenaire. Avec un prêt bancaire et de bons retours sur investissement, le couple "n'a pas eu besoin de manger des pâtes" pour se constituer son patrimoine.
Le coup de pouce des héritages
Sans surprise, ces investisseurs font en effet partie des ménages les plus aisés de la population. "Il faut avoir accumulé dans sa vie suffisamment de revenus et de capital pour pouvoir être multipropriétaire", précise Mathias André. Ainsi, chez les 0,1% les plus riches, 42% des ménages possèdent au moins cinq logements.
Et cette tendance devrait encore s'accentuer. Depuis les années 2000, l'aide de la famille joue un rôle de plus en plus important pour accéder à la propriété. Quatre propriétaires sur dix en ont profité, selon l'Insee. "L'héritage de mon père a servi à payer les frais de notaire de mes trois premiers appartements", explique ainsi Ibrahim*. Après ce coup de pouce, le quadra a enchaîné les acquisitions et possède désormais sept biens dans une petite ville du centre de la France, tous loués. "Et j'ai bien l'intention de continuer jusqu'à une quinzaine d'appartements", lâche-t-il.
Au fil de ces achats, la logique patrimoniale laisse souvent la place à une logique financière. "Depuis le début des années 2000, l'immobilier est intégré à la diversification des portefeuilles, au même titre que les actions en bourse", explique Virginie Monvoisin, professeure à l'école de management de Grenoble et membre de l'association Les Economistes atterrés. "On se professionnalise", confirme Adrien, "maxi-propriétaire" près de Bordeaux. Ce dernier a carrément lâché son CDI pour se consacrer à la gestion de ses biens et au conseil.
Quelles conséquences pour l'accès au logement ?
Comme lui, de plus en plus de professionnels accompagnent ainsi les investisseurs immobiliers. "On a démocratisé ce marché et j'estime qu'on a une utilité en apportant des biens supplémentaires à la location", se félicite Manuel Ravier, co-fondateur d’Investissement-Locatif.com. Sur YouTube, ses vidéos de conseils cumulent plusieurs millions de vues. "Les gens ont compris qu'il y avait une opportunité. Maintenant, on accompagne des jeunes actifs, des chirurgiens ou encore des footballeurs", énumère le chef d'entreprise.
Mais cette concentration et financiarisation de l'immobilier a aussi des conséquences néfastes pour l'accès au logement, selon certains experts. "C'est très mauvais pour la primo-accession et la propriété occupante. Ce sont des logements qui ne pourront pas être achetés", déplore Emmanuel Trouillard. Les loyers peuvent aussi avoir tendance à flamber. "On voit une corrélation très nette entre le non-respect de l'encadrement des loyers et les quartiers où il y a le plus de multipropriétaires", note Clara Wolf, économiste pour le site Meilleursagents.com. C'est le cas notamment dans 2e arrondissement de Lyon et dans le centre de Paris.
"Avec les bénéfices de leurs loyers, les multipropriétaires peuvent financer leurs achats immobiliers. C'est un cercle vertueux pour eux mais un cercle vicieux pour la collectivité."
Emmanuel Trouillard, géographeà franceinfo
Une fois dans les mains de "maxi-propriétaires", ces logements peuvent aussi sortir du circuit de la location classique. "Ces ménages sont dans une logique de rendement net et cherchent à maximiser les loyers tant qu'ils rencontrent une demande", explique l'économiste Clara Wolf. Avec un nouveau débouché facilement accessible et très juteux : la location touristique de courte durée. Ainsi, dans le 8e arrondissement de Paris, 56% des loueurs Airbnb ont plusieurs annonces sur le site alors que la moyenne parisienne est de moins de 30%, selon les données du site InsideAirbnb.com.
Des idées à gauche pour la présidentielle
Face à cette tendance, la Fondation Abbé-Pierre tire la sonnette d'alarme. "Cette concentration accentue le creusement des inégalités, alerte le directeur général Christophe Robert. La cherté des logements fait que toute une partie de la population rencontre d'importantes difficultés, soit pour trouver un logement locatif proche de son lieu de travail, soit pour décohabiter de chez ses parents, soit pour accéder à la propriété." La fondation a d'ailleurs mis plusieurs idées sur la table pour tenter d'améliorer la répartition immobilière. Elle prône, par exemple, une fiscalité plus importante sur les plus-values et des frais de notaire évolutifs selon le prix du bien.
"A partir de six appartements, il faudrait fortement augmenter la taxe foncière. En l'état, elle n'est pas du tout dissuasive."
Emmanuel Trouillard, géographeà franceinfo
Certains candidats à la présidentielle appellent aussi à agir. Jean-Luc Mélenchon propose ainsi "d'imposer les hautes transactions immobilières par une taxe progressive". Anne Hidalgo veut créer des "foncières publiques" pour lutter contre la spéculation. Les principaux candidats de gauche veulent s'attaquer aux effets de cette concentration en encadrant plus strictement le prix des loyers, dans "les zones tendues" pour Yannick Jadot et Anne Hidalgo et sur tout le territoire pour Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel.
"La France a une gigantesque réserve foncière que l'on défiscalise beaucoup. C'est peut-être là qu'il faut regarder pour conserver un modèle efficace et équitable."
Etienne Wasmer, économisteà franceinfo
Mais certains "maxi-propriétaires" anticipent déjà une fiscalité moins avantageuse. "Je vais sortir de l'immobilier parce que cela devient trop taxé", souffle un quinquagénaire nantais qui vient de revendre l'un de ses cinq appartements. C'est là toute la complexité du sujet, selon la Fondation Abbé-Pierre. "Avoir des personnes qui investissent dans la pierre plutôt que dans la bourse pour avoir des logements locatifs privés est nécessaire, reconnaît Christophe Robert. Mais on ne peut pas laisser se créer une jungle autour de ces investissements. Il faut réguler davantage, car le logement a un impact fort sur la santé, le pouvoir d'achat, la vie de nos concitoyens."
* Le prénom a été modifié.
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