: Grand entretien Face à la réforme des retraites, "il y a une addition de colères, de frustrations et de rejets" dans toutes les villes de France
La France des sous-préfectures veut se faire entendre. Au sixième jour de mobilisation contre la réforme des retraites, mardi 7 mars, les petites communes (de 2 000 à 20 000 habitants) comme les villes moyennes (de 20 000 à 100 000 habitants) comptent exprimer une nouvelle fois leur mécontentement contre le projet du gouvernement. Lors de la quatrième journée de mobilisation, le samedi 11 février, tous les départements ont accueilli au moins une manifestation sur leur territoire, avec parfois de très forts mouvements, au regard des bassins de population (comme le montre notre carte ci-dessous).
Pour analyser ce phénomène, franceinfo a discuté avec deux chercheurs : le géographe Achille Warnant, doctorant en sciences sociales à l'EHESS, qui travaille sur l'évolution politique de trois villes moyennes (Montluçon, Nevers et Vierzon), et le sociologue Hugo Touzet, spécialiste du travail et membre du collectif Quantité critique.
Franceinfo : Depuis la première mobilisation du 19 janvier dernier, les médias relèvent la forte mobilisation dans les "petites" et "moyennes" villes de France. Est-ce inédit ?
Achille Warnant : Les mobilisations sont extrêmement importantes dans les villes petites et moyennes, comme dans le reste de la France, mais ce n'est pas nouveau. En 1995, il y avait déjà eu de très grandes mobilisations, y compris dans ces territoires. On a une tradition de mobilisation sociale dans ces villes-là et la thématique des retraites rassemble assez largement.
Un exemple à Montluçon (Allier), ville avec une tradition de mobilisation sociale liée à son histoire politique : en moyenne 4 à 5 000 manifestants, c'est vraiment important par rapport à la taille de la ville (environ 35 000 habitants). En même temps, la mobilisation est certes plus importante qu'en 2019 ou 2010, mais moins qu'en 1995, où on comptait plutôt entre 5 et 10 000 manifestants, selon les estimations.
Hugo Touzet : Pour moi, on retrouve beaucoup de monde dans les petites et moyennes villes parce qu'il y a énormément de monde partout en général. Lors de la deuxième mobilisation, par exemple, on avait 14 500 personnes à Rodez (Aveyron) et 5 000 à Vierzon (Cher). Les syndicats ont joué sur ce symbole en faisant défiler leurs leaders à Albi lors de la cinquième journée, avec 55 000 manifestants [selon les syndicats, 10 000 selon la police], pour une ville qui compte 49 000 habitants. Leur objectif était de montrer qu'il ne s'agit pas d'un mouvement des grosses agglomérations.
Avec le collectif Quantité critique, on a mené un sondage avec un échantillon représentatif de 4 000 personnes. On a un taux d'opposition à la réforme de 63% en moyenne (69% chez les actifs), à peu près équivalent quelle que soit la taille des communes. Il y a deux exceptions : les communes rurales, où le taux d'opposition est un peu supérieur, et l'agglomération parisienne, où il est un peu inférieur.
Quelles sont les catégories de populations présentes dans les cortèges de cette "France des sous-préfectures" ?
Hugo Touzet : L'ensemble de la population est mobilisé, même s'il y a une surreprésentation des ouvriers et des employés, avec des taux d'opposition de plus de 70%, selon notre sondage. Chez les cadres, on est autour de 60%. Chez les chômeurs, c'est plutôt 75%. Or, les taux de chômage importants se retrouvent davantage dans les petites villes que dans les grandes agglomérations.
Pour la pénibilité, on a construit un indicateur en demandant aux sondés de qualifier leur travail, avec plusieurs facteurs (métier stressant, dangereux, répétitif, fatigant...). Les personnes qui cochent toutes les cases sont plus opposées à la réforme que les autres, à plus de 80%. Or ces boulots-là, on les retrouve notamment dans l'agriculture, davantage présente dans les petites villes. A l'inverse, dans l'agglomération parisienne, le taux de cadres est plus important qu'ailleurs.
Achille Warnant : Il serait aussi intéressant de regarder les effets régionaux. Quand on regarde les cartes, cela semble relativement homogène, mais il y a quand même des trous dans la raquette dans l'est de la France. Il y a de grosses inégalités entre les villes, liées à la composition sociale et à la sociologie.
"Des villes populaires, comme Vierzon ou Montluçon, qui ont un taux d'ouvriers et d'employés très important, se sont beaucoup mobilisées."
Achille Warnantà franceinfo
A l'inverse, dans des villes moyennes qui vont mieux [grâce à un meilleur niveau de revenus], comme Colmar (Haut-Rhin), les mobilisations se limitent à quelques centaines de personnes, pour une ville d'environ 68 000 habitants. Il faut aussi considérer l'histoire politique. Le Grand-Est est une région plus marquée à droite, ce qui peut être un élément d'explication.
Hugo Touzet : Il y a aussi des enjeux par rapport à l'âge et le niveau de vie. Les 65 ans et plus sont par exemple favorables à 43% à la réforme et opposés à 44% (13% ne se prononcent pas), selon notre sondage. Chez les personnes qui gagnent plus de 4 000 euros par mois, c'est équilibré, avec 51% qui soutiennent la réforme et 42% qui sont opposés. On peut donc imaginer que certaines régions où le niveau de vie est supérieur se mobilisent moins. Dans notre étude, on voit une surreprésentation de l'opposition à la réforme en Nouvelle-Aquitaine et en Centre-Val-de-Loire. Mais, au bout du compte, il faut toujours rappeler qu'il y a quand même un large consensus d'opposition dans l'ensemble des catégories et des territoires.
Dans cette "France périphérique", l'importance du secteur public joue-t-il un rôle sur les niveaux de mobilisation ?
Achille Warnant : Effectivement, un certain nombre de villes préfectures, plus que de sous-préfectures, ont un taux d'emploi public très important par rapport à la moyenne. Je pense à Nevers ou Mende (Lozère), avec un vivier d'emplois publics très important. Dans la fonction publique, le taux d'encadrement syndical est un petit peu plus élevé, donc cela peut jouer, d'autant que tous les syndicats sont opposés à cette réforme. Il faut aussi rappeler que dans la fonction publique, il y a eu en janvier 2022 le passage aux 1607 heures. Les fonctionnaires doivent travailler plus longtemps dans l'année et plus longtemps dans leur carrière.
Hugo Touzet : Dans le public et le privé, l'opposition est à peu près équivalente. Mais il faut distinguer opposition à la réforme et mobilisation à travers une manifestation ou une grève. La stabilité du secteur public permet peut-être un engagement plus important, surtout pour les cadres ou les professions intermédiaires. Certains secteurs sont particulièrement concernés : l'éducation, la recherche, la culture, la santé. Dans une préfecture avec un hôpital ou un lycée, les populations sont plus à même de se mobiliser.
"Il faut avoir en tête que se mobiliser contre une loi représente aussi un coût économique, symbolique et de rapport à l'employeur."
Hugo Touzetà franceinfo
Existe-t-il aussi un sentiment d'éloignement dans ces territoires, qu'on qualifie parfois de "France des oubliés", avec la question de l'accès aux services publics notamment ?
Hugo Touzet : Je me méfie un peu des oppositions trop frontales entre la campagne et la ville. Cela donne l'impression qu'il n'existe pas de catégories populaires dans les villes et pas de catégories aisées en milieu rural. Le problème d'accès au service public existe aussi dans certaines agglomérations.
Achille Warnant : Je suis d'accord, mais je pense quand même qu'il ne s'agit pas seulement d'une mobilisation contre la réforme des retraites, même si c'est le point de cristallisation. La question du retrait territorial de l'Etat, à travers la fermeture d'un certain nombre de services publics, joue un rôle dans la mobilisation à certains endroits. Dans des territoires populaires, on a eu des fermetures de maternités, de petits hôpitaux de proximité. Le phénomène touche tous les territoires, mais ce n'est pas le même enjeu quand on ferme un bureau de poste dans une grande ville ou dans une petite commune. Ce rapport à l'Etat peut donc aussi expliquer l'ampleur des mobilisations dans ces territoires les plus populaires.
Hugo Touzet : Oui, de la même manière que le mouvement des "gilets jaunes" n'était pas seulement une mobilisation contre une taxe sur l'essence. C'était bien plus que ça. Les mobilisations d'une telle ampleur ne s'arrêtent jamais à une seule thématique et il y a vite une addition de tout un tas de colères, de frustrations, de rejets.
Justement, que retrouve-t-on du mouvement des "gilets jaunes" à travers cette nouvelle mobilisation sociale et quelles sont les évolutions ?
Hugo Touzet : Au sein des "gilets jaunes", il y avait déjà une réflexion sur la place du travail. Sur les ronds-points, ce n'étaient pas les plus pauvres, mais plutôt des classes moyennes inférieures qui avaient du mal à boucler les fins de mois, avec l'idée qu'on ne pouvait plus rien faire après avoir payé les factures. Ce qui a changé, c'est la place des syndicats, qui après avoir été mis à distance, ont repris la main sur le mouvement social. Je n'ai pas de données, mais on peut aussi émettre l'hypothèse que d'anciens "gilets jaunes" sont présents dans les cortèges.
Achille Warnant : Je n'ai pas de données non plus, mais, dans mes enquêtes, j'ai des profils de gens qui étaient "gilets jaunes" et qui ont aujourd'hui emprunté une carrière politique plus traditionnelle, à travers un engagement syndical ou dans un parti. Mais je pense qu'il y a surtout un effet "gilets jaunes" sur la dimension symbolique de ces manifestations dans les villes petites et moyennes, quand on compare la couverture presse des précédents mouvements, en 1995 et en 2010. Tout le monde a peut-être un peu peur de louper quelque chose, comme avec le début des "gilets jaunes".
"Les villes moyennes ont longtemps été invisibilisées du champ médiatique. Et, grâce aux 'gilets jaunes', il y a une sorte de retour en grâce."
Achille Warnantà franceinfo
Hugo Touzet : Ce qu'il s'est aussi passé depuis 1995, c'est la perte de la centralité des syndicats. Ce relatif retrait a laissé la place à de nouveaux modes d'expression. Souvenons-nous de l'ampleur médiatique de Nuit debout, qui rassemblait seulement quelques centaines de personnes. On était à la recherche de nouveaux modes d'expression politique. Là, avec le retour des syndicats, il y a peut-être une alliance nouvelle qui va se créer, mais on voit qu'ils sont prudents. Ils ont appelé à une journée, puis une autre, puis une autre... On commence seulement maintenant à parler de grève reconductible. Leur prudence s'explique peut-être aussi par ces mouvements à côté desquels ils sont passés ces dernières années.
Une note de la Fondation Jean Jaurès publiée début février évoque cette France qui a beaucoup donné pendant la pandémie de Covid-19 et qui n'a pas toujours bénéficié des évolutions en cours, notamment le télétravail. Le rapport au travail est-il plus durement ressenti dans ces territoires ?
Hugo Touzet : La mobilisation est très forte parce qu'elle arrive après le Covid. Pendant la pandémie, il y a eu la mise à l'arrêt de tous les métiers dits "pas utiles", souvent les gens les mieux payés qui n'ont pas été obligés de travailler. A l'inverse, tous les travailleurs de la première ligne qu'on applaudissait aux fenêtres ont continué.
"On pense aux aides-soignantes, aux caissières, aux caristes. Ils ont travaillé durement, sans télétravail, et n'ont eu aucune revalorisation concrète de salaire au bout du compte."
Hugo Touzetà franceinfo
Si on prend le cas de l'hôpital, il y avait un fort mouvement de grève avant le Covid avec des soignants qui alertaient déjà pour dire : "Ça va craquer, on est sous-payés". Ces travailleurs de première ligne, qui ont été très peu revalorisés de leur point de vue, sortent de cette crise et entendent : "Vous allez travailler deux ans de plus." En fonction des catégories sociales, le Covid a donc joué sur la mobilisation. Dans notre étude, quand on demande aux gens : "Que représente pour vous la retraite ?", ils évoquent un idéal de repos et l'envie de pouvoir se tourner vers d'autres activités. Les gens ont aussi envie de travailler hors emploi, de faire d'autres choses, s'engager dans des associations par exemple.
Achille Warnant : Pour le télétravail, il y a aussi la question des équipements. Selon les métiers, on n'a pas les mêmes possibilités. C'est également vrai selon les territoires. Sur ce point, il y a une fracture territoriale assez nette entre les villes et les espaces ruraux. Aujourd'hui, on voit des territoires où la fibre optique peine encore à être déployée, c'est un vrai problème. Ce n'est pas anecdotique. C'est sans cesse décalé, avec des opérateurs qui ne jouent pas toujours le jeu en raison des coûts. Il y a des inégalités assez fortes qui peuvent jouer sur le rapport au travail.
Difficile d'ignorer aussi le contexte de l'inflation, avec la hausse des prix de l'énergie notamment ?
Achille Warnant : La limitation de vitesse à 80 km/h, l'augmentation du prix de l'essence… Ce sont des sujets qui reviennent alors même que je ne les aborde pas lors de mes entretiens. Donc, oui, ça peut jouer. Plus encore que le carburant, il y a la question des passoires énergétiques, très nombreuses dans les centres historiques paupérisés des villes moyennes. Là, pour le coup, la facture de gaz ou d'électricité peut jouer un rôle important.
Hugo Touzet : D'ailleurs, le gouvernement l'a compris, avec les dispositifs sur les prix à la pompe ou le chèque énergie, qu'on peut lire comme une manière d'éviter que la cocotte-minute déborde. Mais l'inflation peut aussi être un frein à la mobilisation. Dans notre étude, nous nous sommes intéressés aux gens qui sont "prêts à participer" mais ne l'ont pas encore fait. Ils sont 16% parmi ceux qui déclarent des difficultés financières "tous les mois". Ces personnes représentent un vivier potentiel pour la suite du mouvement.
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