: Reportage Réforme des retraites : boulangers, artistes, expatriés... Ils lancent des caisses de grève pour "rendre visible la colère"
Dans ce fournil installé dans le garage d'un pavillon de Râches (Nord), près de Douai, on tutoie les clients ou plutôt les "mangeurs de pain", comme on les surnomme ici. Et on les appelle par leur prénom. "Celui-là, il te va bien ?", demande Thi-Hang, la boulangère, en présentant un pain au levain agrémenté de graines et de fruits secs à Jean-Claude.
D'une main, le retraité attrape le pavé farineux et de l'autre il glisse quelques pièces dans la caisse solidaire posée près du comptoir. Une cagnotte destinée aux grévistes opposés à la réforme des retraites. "Aujourd'hui, il y a pas mal de gens qui font grève, qui ne sont pas forcément syndiqués. Beaucoup vivaient des fins de mois qui étaient difficiles, là ça va être très très difficile", s'inquiète Jean-Claude. "Symboliquement, c'est important et il faut leur montrer qu'ils ne sont pas tous seuls", abonde Thi-Hang.
Plusieurs confrères artisans lui avaient pourtant déconseillé de mélanger commerce et politique, mais la commerçante ne les as pas écoutés : "On a toutes les raisons légitimes de se dire que cette réforme est complètement injuste. Donc, au contraire, quand on a des personnes qui viennent nous voir au fournil, qui nous disent qu'eux comprennent la réforme, qu'ils la défendent - on l'a entendu deux fois ça, vraiment. C'est génial parce que ça ouvre un espace de débat avec ces gens-là, et ça ne fritte pas, au contraire", assure Thi-Hang.
"Notre force, c'est qu'on voit du monde"
Certains habitués se montrent très généreux, comme Jean-Luc, lui aussi retraité. "Moi, je donne un billet, sinon je ne donne rien, lance-t-il en déposant 50 euros dans la boîte en verre. Ce qui est loin d'être son premier don : " Vous savez quand on est en retraite, on ne peut pas dire 'on fait grève'. Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?"
"Je me dis, qui me la paie ma retraite ? C'est eux, c'est vous. Je peux essayer de vous rendre un peu quand vous faites grève ! Sinon, on reste dans son fauteuil, son canapé et puis c'est tout."
Jean-Claude, retraité du Nordà franceinfo
Quatre autres fournils du Nord ont rejoint l'initiative baptisée "Et toujours le pain levé". Martin, boulanger et compagnon de Thi-Hang, espère convaincre d'autres indépendants : "Ce qu'on s'est dit, c'est que notre force là-dedans, c'est qu'on voit du monde. N'importe quel commerçant, n'importe quel artisan qui veut soutenir le mouvement peut soit participer à la caisse directement, soit en mettre une sur son comptoir, proposer aux gens d'y participer, être un point de collecte, si jamais il ou elle n'est pas en mesure de faire grève, se dit que ça ne servira à rien, où n'a pas les moyens aussi parce que le problème en tant qu'indépendant, c'est qu'on peut vivre mettre l'entreprise en danger."
La cagnotte, qui affiche plus de 1 250 euros ce jeudi matin, sera reversée à la Caisse de solidarité, une caisse de grève interprofessionnelle créée en 2016 et relancée depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites. L'argent est régulièrement redistribué à des grévistes, qu'ils soient syndiqués ou non et quelque soit leur secteur d'activité.
Mobiliser le milieu artistique "atomisé, dépolitisé"
C'est aussi via le site caisse-solidarite.fr, que le street-artist Nô (@no.street.art), basé à Cahors (Lot), a créé une caisse de grève, abondée par des créateurs comme lui. "J'avais aussi un sentiment de frustration dans les manifestations ou en voyant l'indifférence, le mépris total du gouvernement face à la contestation sociale", raconte cet adepte du pochoir qui se situe dans "la gauche radicale, d'influence anarchiste libertaire". "Soutenir la caisse de grève, ça permet d'avoir une action qui débouche sur un résultat concret, la collecte d'argent", glisse Nô .
"D'un point de vue stratégique, ça aide des secteurs à tenir, transports, raffineries, éboueurs. Parce qu'on sait très bien qu'en gros, sur le plan économique, c'est eux qui peuvent vraiment faire la différence."
Nô, street-artist basé à Cahorsà franceinfo
Près de 160 artistes ont répondu à son appel dans plusieurs grandes villes comme Paris, Nantes, Marseille, Toulon ou Lyon. Chacun poste la photo d'une ou plusieurs œuvres sur Instagram avec le hashtag #soutiendesartistesauxgrévistes, accompagné d'une sorte de manifeste. L'acheteur et le créateur "se mettent d'accord sur le prix", explique-t-il. Le paiement en ligne est directement versé à la caisse de grève et l'œuvre envoyée par la poste au domicile de l'acquéreur (et aux frais de son créateur).
Sur les 200 tableaux, dessins, fresques, mis en vente, environ 80 ont trouvé preneur pour un total de plus de 5 000 euros collectés. "Ce n'est pas énorme, quand on regarde les grosses caisses, concède Nô, mais les grosses caisses sont alimentées par les petites caisses. Et puis, poursuit-il, au delà du chiffre, ce n'est pas seulement l'argent, il y a aussi une dimension symbolique là-dedans. C'est essayer de montrer que personne ne veut de la réforme, ni les artistes, ni personne. Rendre visible la colère, la rage qui émane un peu de tous les pans de la société, artistes y compris."
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L'artiste, qui avait pris part au mouvement des "gilets jaunes", se félicite aussi d'avoir réussi à mobiliser dans le milieu du street art, "globalement assez dépolitisé ou plutôt apolitique". "Parmi les artistes et parmi le public aussi, il y en avait pas mal qui ne savaient pas forcément ce que c'était une caisse de grève, observe-t-il. C'était une façon d'amener des gens qui n'auraient pas spontanément participé à ce genre d'action, à s'impliquer. Je pense à un exemple : il y a une personne qui est infirmière à Dunkerque et qui est réquisitionné. Elle ne peut pas faire grève et disait ''Oui, pour moi, c'est une façon de soutenir le mouvement'."
A Madrid, le 49.3 a "donné un coup de fouet à la mobilisation"
À plus de 800 km au sud de Cahors, une autre caisse de grève tente de fédérer des salariés qui "ne peuvent pas faire grève de par leur statut, mais tenaient quand même à apporter leur soutien au mouvement social", explique Pablo Quintana, un Français installé en Espagne depuis plus de 20 ans. Cet ingénieur est l'un des animateurs de la cagnotte "France Espagne Solidarité Grève Retraites", hébergée, elle-aussi, sur le site caisse-solidaire.fr.
Il s'agit d'un petit groupe d'expatriés, "des fonctionnaires français détachés, des salariés en contrat local des institutions françaises, des salariés français du secteur privé et également des travailleurs indépendants", déterminés à récolter des fonds pour les grévistes hexagonaux.
Mais "atteindre la communauté française en Espagne", n'est pas chose aisée, déplore Pablo Quintana, qui est élu conseiller des Français de l'étranger depuis 2021. D'une part parce que cette communauté "est disséminée sur toute l'Espagne" et d'autre part, parce qu'elle "perçoit les évènements en France comme lointains". Les 1 358 euros collectés jusqu'à présent ont donc été versés principalement par "des personnes qui sont déjà sensibilisées à la problématique de la réforme des retraites parce qu'elles ont de la famille en France, parce qu'elles aspirent à rentrer en France dans un futur plus ou moins proche. Et aussi des personnes qui ont, dès le départ, la fibre militante".
A #madrid aussi on se mobilise pour dire #NonALaReformeDesRetraites . En ce moment #PiquetDeGreve pour la #Greve23Mars au lycée Français de Madrid pic.twitter.com/3Vd09iVnaH
— Le Decimos No A Macron (@DecimosNoMacron) March 23, 2023
Malgré le rejet que suscite Emmanuel Macron chez une partie - " importante", selon Pablo Quintana - des expatriés français en Espagne, la mobilisation contre la réforme des retraites "était plutôt basse"... Jusqu'au 16 mars dernier.
"L'annonce du recours au 49.3, alors que le gouvernement prétendait vouloir l'éviter, ça a été ressenti comme une provocation, comme une insulte, affirme le conseiller des Français de l'étranger. Et cette provocation, elle a donné un coup de fouet à la mobilisation."
Pablo Quintana, ingénieur français installé en Espagneà franceinfo
Plusieurs actions sont organisées à Madrid jeudi 23 mars, dont un rassemblement à 19 heures place Callao. Les animateurs et animatrices de la caisse de grève vont poursuivre leur collecte à l'occasion, notamment de projections de films militants, dans la capitale mais aussi à Leon, Valence ou Barcelone. "Nous aspirons à rester mobilisés aussi longtemps que les centrales syndicales, les forces politiques, les citoyens resteront mobilisés en France", prévient Pablo Quintana.
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