Risque industriel : ces millions de Français sans protection
Douze ans après l’explosion de l'usine AZF à Toulouse, qui avait fait 31 morts, des millions de personnes courent toujours un risque à proximité des industries dangereuses. Enquête.
Personne n’en entend parler, mais le chiffre a de quoi faire frémir : entre 2000 et 2013, au moins 2 024 incidents et accidents ont été enregistrés sur les quelque 1 200 sites industriels à risques classés Seveso, selon les chiffres fournis à francetv info par le Bureau d’analyse des risques et des pollutions industriels (Barpi), chargé de les comptabiliser.
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De l’incident sans conséquence à la catastrophe d’AZF, ces dernières années ont été jalonnées d’événements plus ou moins graves. Dans l’actualité récente, la fuite de gaz de l’usine Lubrizol, à Rouen, et l’inondation de la distillerie Dislaub, à Troyes, sont venues rappeler que le danger guette toujours les personnes qui habitent à proximité de ces industries. Une population que Delphine Batho, la ministre de l’Ecologie, estimait à "plusieurs millions" au mois d’avril.
Mais l’Etat a beaucoup de mal à remédier à cette situation. Choquée par la tragédie de Toulouse, l’Assemblée a pourtant voté en juillet 2003 la loi Bachelot, qui crée les Plans de prévention des risques technologiques (PPRT). L’objectif : protéger les riverains des 642 industries classées Seveso seuil haut, les plus dangereuses. La nouvelle législation impose aux industriels de réduire les risques à la source et d’évaluer les dangers pour la population. Pour les riverains, ces plans peuvent avoir deux conséquences : les obliger à faire des travaux dans leur maison, ou les exproprier purement et simplement.
Une réglementation aux abois
Le problème, c’est que, sur les 406 PPRT à élaborer initialement, moins d’une dizaine sont terminés et financés. Prévue pour 2008, leur mise en place effective a pris un retard considérable. Seulement 58% d’entre eux ont été approuvés par les autorités, d’après le ministère de l’Ecologie. Ces plans peuvent concerner plusieurs entreprises d’une même zone industrielle. Mais ce sont souvent ces plans-là qui mettent le plus de temps à se concrétiser. Si bien que le plan de prévention a été approuvé pour une entreprise sur trois seulement.
Principal obstacle dans les négociations : la question financière. Que ce soit l’expropriation des riverains ou la réduction des risques à la source, tout peut potentiellement coûter très cher. Si la majorité des PPRT ne demande aucun financement parce que les usines sont isolées, certaines grosses zones industrielles alourdissent la note. Les modifications concernant le site de l’usine Arkema de Jarrie (Isère) sont par exemple évaluées à plus de 30 millions d’euros, d’après nos informations.
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Martigues, le cas d’école
L’argument financier, c’est exactement le point de friction qui empêche les négociations autour des PPRT des Bouches-du-Rhône, en particulier dans la région de Martigues. "On a des habitations, des logements sociaux pas très éloignés des usines", lance Gaby Charroux, le député-maire de la ville. Sept kilomètres carrés au bord de la mer Méditerranée, onze usines classées Seveso seuil haut, et un plan de prévention pas entamé : bienvenue dans la zone industrielle de Lavéra. "Chez nous, il y a une très forte culture de l’industrie. Quand elles sont arrivées avec leurs usines, les entreprises ont tout construit à proximité : l’école, l’épicerie, le stade, les habitations", ajoute l’édile.
Seul problème, aujourd'hui, plusieurs centaines de logements sont en danger en cas d’accident dans la zone. Et pas question de payer pour les travaux à réaliser : "La commune refuse de financer alors qu’elle n’a pas délivré de permis de construire illégaux", explique le maire. Du côté des riverains, le discours est similaire. "On n’a pas à payer pour un risque créé par le voisin", s’insurge Sylvestre Puech, coordinateur du collectif de riverains PPRT13. Certains habitaient la zone de Lavéra avant l’arrivée des usines : impossible pour eux d’imaginer payer ou se faire exproprier à perte.
"Ça fait douze ans que la population n’est pas protégée"
Pourtant, la zone n’est pas sûre. En janvier 2011, une violente explosion s'est produite sur le site de Gazechim, l’une des usines de Lavéra. Un mort et un blessé, pas de rejets toxiques dans l’atmosphère : le bilan, bien que dramatique, reste limité. "Cela fait douze ans que la population n’est pas protégée alors qu’on connaît le danger", dénonce Sylvestre Puech. Pour lui, la solution, ce sont les industriels qui doivent la trouver. "On leur dit : 'faites des cuves plus petites et il faut les ignifuger', mais ils ne veulent pas. Ils installent des caméras, des vannes, mais ils ne s’attaquent pas à la source", ajoute-t-il.
Du côté de la Direction régionale de l’environnement, on temporise. Certes, les négociations ne sont pas entamées, mais les études de danger sont là. "Les questions de travaux et d’imposition d’expropriations sont lourdes. Il faut prendre son temps pour faire les choses bien", se défend Thibaud Normand, le responsable de la prévention des risques dans la région.
Une culture industrielle qui fait défaut
Si la population des Bouches-du-Rhône s’est beaucoup investie dans des collectifs, on ne peut pas en dire autant partout. Progressivement, la culture industrielle des riverains des sites dangereux s'est amenuisée. "Avant, tout le monde avait quelqu’un de la famille à l’usine, tout le monde savait", explique Jean-Luc Wybo, rédacteur en chef de la revue spécialisée Safety Science (en anglais). "A cause de la mobilité, les gens ne connaissent plus les risques des zones dans lesquelles ils habitent", ajoute-t-il. Pour remédier à cela, les maires sont censés informer leurs administrés sur les risques dans leur commune. Instaurés en 1990, les documents d'information communaux sur les risques majeurs (Dicrim) doivent jouer le rôle de référence auprès des populations.
Actuellement, 21 251 communes devraient disposer de Dicrim. Problème : d’après le dernier recensement de la Direction générale de la prévention des risques, seuls 20% d'entre eux sont enregistrés dans la base de données. Ce chiffre est sûrement en deçà de la réalité, mais c'est loin d’être satisfaisant pour autant.
Le gouvernement veut accélérer le mouvement
L’Etat tente également de prendre sa part dans la diffusion des informations concernant les industries dangereuses. L’administration propose la base de données de l’Inspection des installations classées. Mise à jour et assez fournie, elle n’est pas destinée au grand public. Elle ne permet pas d’obtenir simplement des informations telles qu’une adresse ou un numéro de téléphone. Les produits dangereux utilisés y sont répertoriés, mais difficile de comprendre leur portée sans être un chimiste confirmé.
Le récent projet de loi sur le sujet compte imposer la constitution d’une base de données centralisées. Les industriels devront notamment "créer un vivier d’informations sur internet reprenant les principales données-clés", notion pour le moins floue.
Delphine Batho a également annoncé en avril un plan d’action concernant la sécurité industrielle. La ministre de l’Ecologie a promis la mise en place d’une force spéciale en cas d’accident industriel et l’accélération des procédures de mise en œuvre des PPRT. Le plan comporte également un volet sur les financements, qui ne laissera que 10% du prix des travaux à réaliser à la charge des riverains. "On apporte des solutions de financement parce qu’on sait que ça va coûter cher, explique-t-on dans l’entourage de la ministre. Mais ce qu’on cherche, c’est surtout à réduire les risques au maximum afin que le moins de personnes soient impactées."
L'objectif est d’atteindre 75% d’approbation des PPRT d’ici la fin 2013, et 95% en 2014. En septembre 2010, Chantal Jouanno, alors secrétaire d'Etat chargée de l'Ecologie, avait déjà annoncé ce type de mesure. Une manière de relancer un processus enroué depuis bien longtemps et d’endiguer la menace qui pèse sur des millions de Français.
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