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Suicides à France Télécom : cinq moments qui ont marqué le procès des anciens dirigeants pour "harcèlement moral"

De mai à juillet, des victimes et leurs proches se sont succédé à la barre pour décrire la brutalité de la politique de l'entreprise, à la période où dix-neuf employés se sont suicidés. Le jugement est attendu vendredi 20 décembre.

Article rédigé par franceinfo
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Didier Lombard, l'ancien PDG de France Télécom, arrive au palais de justice de Paris, le 6 mai 2019. (LIONEL BONAVENTURE / AFP)

C'est une affaire devenue le symbole de la souffrance au travail qui doit trouver sa conclusion vendredi 20 décembre. Le tribunal correctionnel de Paris doit rendre son jugement dans le procès de sept anciens dirigeants de France Télécom, pour "harcèlement moral". L'instruction a reconnu 39 employés comme victimes. Dix-neuf d'entre eux se sont suicidés entre 2008 et 2011.

C'est toute la politique de ressources humaines de l'entreprise – destinée à atteindre l'objectif plus ou moins officiel de 22 000 départs au sein du groupe – qui était jugée et, avec elle, des méthodes managériales qui consistaient à faire partir les employés en les "déstabilisant". Franceinfo a retenu cinq séquences particulièrement fortes de ce procès, qui a duré plus de deux mois (du 6 mai à 11 juillet derniers).

Didier Lombard : "Si je n'avais pas été là, ça aurait été pareil, peut-être même pire"

Au deuxième jour d'audience, le 7 mai, Didier Lombard s'est d'abord tourné vers sa feuille pour prononcer ses premiers mots. Lisant une déclaration rédigée à l'avance, l'ancien PDG de France Télécom a fait part à l'assistance du "profond chagrin qui demeure et demeurera à tout jamais le mien pour ceux qui n'ont pas supporté la transformation imposée à l'entreprise". Un acte de contrition adressé à ses anciens employés et à leurs familles, mais pas les excuses attendues par beaucoup.

La suite de son propos confirmera que Didier Lombard ne renie pas son travail à la tête de France Télécom et ne reconnaît pas sa responsabilité dans les drames humains qu'il vient d'évoquer. "Que les transformations imposées à l'entreprise n'aient pas été agréables, c'est comme ça, je n'y peux rien", lance-t-il. "Si je n'avais pas été là, ça aurait été pareil, peut-être même pire." Le prévenu ne démord pas de l'idée qu'il a sauvé France Télécom – devenue Orange en 2013 – de la faillite. En 2009, quand les médias ont réellement commencé à se pencher sur les suicides, l'entreprise "se portait mieux", jure-t-il.

Mais "nos collaborateurs ont été privés de leur succès. Les journaux disaient que leur entreprise était lamentable, ça a cassé le moral", estime l'ancien patron. Il n'y avait pas de véritable crise sociale, explique-t-il en substance, mais une "crise médiatique". Il juge aujourd'hui "très maladroit" d'avoir parlé à l'époque de "mode des suicides" – il assure avoir voulu dire "mood", au sens de "ambiance" en anglais – mais son argumentaire reste dans la même veine : il pense que "les chiffres ont été gonflés médiatiquement" et que "si vous parlez des suicides, vous les multipliez". Face à lui, dans la salle, des victimes et des proches, comme Raphaël Louvradoux, fils d'un employé qui s'est immolé par le feu en 2011. "Je ne suis pas surpris mais j'éprouve quand même un certain dégoût à l'égard de ce qu'il vient de dire", lâchera-t-il à la sortie de l'audience.

La médecin du travail : "Il a perdu ses cheveux en une dizaine de jours"

Monique Fraysse-Guiglini, aujourd'hui à la retraite, était médecin du travail auprès de la direction régionale de France Télécom à Grenoble. Elle était en première ligne pour constater le mal-être grandissant. A partir de 2007, des employés de plus en plus nombreux lui demandent des consultations spontanées. "Quand tout va bien, les salariés ne demandent pas à rencontrer le médecin du travail", explique-t-elle devant le tribunal. Avant son témoignage, le 20 mai, les débats s'était concentrés sur des questions plus techniques, dont l'existence ou non d'un objectif drastique de réduction des effectifs de l'entreprise. Monique Fraysse-Guiglini est la première à témoigner sur les manifestations concrètes de cette politique.

Dans son cabinet, elle voit passer Robert, technicien, qui "s'est effondré quand il a été muté dans une boutique comme vendeur. Il a perdu ses cheveux en une dizaine de jours et ils n'ont jamais repoussé", raconte-t-elle. Un autre employé qui, apprenant sa mutation, "se jette sur son manager". Des personnes développent "des syndromes anxio-dépressifs" ou des addictions au tabac, à l'alcool ou aux médicaments, dont elle a "la certitude qu'ils sont en lien avec la situation de travail". Elle retrouve un jour sous sa porte une lettre dans laquelle un employé lui annonce qu'il veut mettre fin à ses jours à cause de son travail. "Je crois que si je n'avais pas pu répondre, pour une raison ou une autre, il ne serait plus là aujourd'hui", confie-t-elle.

"Mais docteur, vous les écoutez trop", répond la hiérarchie à ses alertes. "La majorité des responsables des ressources humaines n'a qu'une idée en tête : tenir les objectifs de suppressions de postes programmées", poursuit la médecin, citée par Mediapart. L'un d'eux aura un jour face à elle cette terrible observation : "Lorsqu'on secoue fort un arbre, les fruits trop mûrs ou pourris tombent." Dix ans plus tard, Olivier Barberot, ex-directeur des ressources humaines de France Télécom, l'écoute depuis le banc des prévenus. Elle lui avait déjà parlé de ces employés meurtris, en compagnie de plusieurs confrères, lors d'une réunion en 2008. Le dirigeant leur avait alors rétorqué : "Nous les médecins, c'est bien normal, nous ne voyons que les gens à problème".

Louis-Pierre Wenès : "Une blessure qui ne s'est jamais refermée"

Le 7 juin, le procès, remontant le fil chronologique des événements, est arrivé au terrible été 2009, celui où le monde extérieur a réellement découvert l'ampleur de la crise à France Télécom. En particulier avec le suicide à Marseille d'un employé qui accusait directement l'entreprise dans une lettre posthume. Cette journée d'audience a également marqué un tournant : pour la première fois, les prévenus ont exprimé de l'émotion. Louis-Pierre Wenès, ancien numéro 2 du groupe, qui maintient pourtant qu'il n'aurait rien pu faire, évoque au sujet de cette période "une blessure qui ne s'est jamais refermée". Débarqué en octobre 2009, il estime d'ailleurs avoir servi de "bouc émissaire" en interne.

Plus tard, c'est Didier Lombard qui raconte à quel point il a été marqué par le cas de 45 salariées d'un site France Télécom à Cahors (Lot) qui devaient toutes être mutées contre leur gré à Montauban (Tarn-et-Garonne), à 45 kilomètres de là. "Sur un fichier Excel, ce rapprochement faisait sens. Mais dans la réalité, cela ne rapportait rien", témoigne l'ancien PDG, qui se rend donc à Cahors pour annoncer au personnel que leurs emplois ne déménageront pas. Didier Lombard semble alors avoir la gorge serrée : "Deux Noëls de suite, j'ai reçu des mails gentils de ces dames. C'est… c'est important pour moi", confesse-t-il.

"Vous pleurez ou vous toussez monsieur Lombard ?", l'interroge la présidente. "Je pleure", assure l'ancien dirigeant, soucieux de corriger son image de froideur. "On pense que je n'ai pas de cœur mais ce n'est pas vrai", lâche-t-il. Il vient d'exprimer de l'émotion, mais aussi de montrer que le doute pouvait exister concernant certaines décisions de mobilités forcées prises à l'époque au sein de France Télécom. Ce qui laisse la chroniqueuse judiciaire de Mediapart songeuse : "Mais pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de Cahors ?"

Noémie Louvradoux : "Ils ont assassiné mon père"

Parmi les 39 personnes identifiées comme victimes par les juges d'instruction, dix-neuf ont mis fin à leurs jours (douze autres ont tenté de le faire et huit ont fait une dépression). Lors du procès, les proches de certaines d'entre elles se sont succédé à la barre pour témoigner de l'engrenage dans lequel ces salariés se sont retrouvés. Le 27 juin, c'est Noémie Louvradoux qui s'est avancée pour parler de son père, Rémy Louvradoux. Chargé de la sécurité et des conditions de travail en Aquitaine, cet homme voit son poste supprimé en 2006. Pendant cinq ans, il sera baladé de poste en poste, affecté à des missions en deçà de ses compétences, comme l'a reconnu un de ses supérieurs lors de l'instruction : "La consigne était : 'Il faut vite sortir Rémy des effectifs'", explique celui-ci lors de son audition, citée par Dalloz Actualité. La fille de Rémy Louvradoux, adolescente, voit son père dépérir : "Il était là physiquement, mais c'est tout. Il avait perdu toute estime de lui-même, au travail et en famille." 

En 2009, il exprime sa souffrance dans deux lettres, une à sa hiérarchie régionale, l'autre à la direction de France Télécom, qui se termine par cette phrase, écrite en caractères gras : "Est-ce que le suicide est la solution ?" Il n'aura jamais de réponse. L'inspection du travail, qui a essayé de comprendre le trajet de son second courrier, a fini par déduire qu'à force d'être muté, il avait été "perdu" au sein de l'entreprise : "Il n'est plus possible de savoir précisément à quelle unité est rattaché Rémy Louvradoux." En 2011, alors que le PDG Didier Lombard a déjà fait les frais de la crise sociale à France Télécom, Rémy Louvradoux s'immole par le feu devant l'agence de Mérignac (Gironde). Une trace noire laissée par les flammes est toujours visible sur un mur du bâtiment.

A l'audience, la colère de sa fille est cinglante. "Leur compassion est factice, obscène, laide", lance-t-elle à l'adresse des prévenus. "La mort de mon père, c'est la réussite de leur objectif, c'est la prime de celui qui a supprimé son poste", estime Noémie Louvradoux, qui dénonce "leur attitude indécente : des rires, des blagues, faire la sieste, tout ça pour quoi ? Parce qu'ils savent qu'ils resteront impunis." Les dirigeants de France Télécom "ont assassiné mon père. Ils ont tué notre vie de famille. Et ils ont dit qu'ils ne savaient pas", a martelé celle dont la mère, les deux frères et la sœur étaient présents au premier rang.

Le parquet : "On ne peut que demander le maximum"

Tout au long de ce procès, l'image des prévenus aura été mise à rude épreuve. Lors de son réquisitoire, le 5 juillet, la procureure Brigitte Pesquié a ainsi résumé leur ligne de défense d'une formule imparable : "Je suis quelqu'un de bien et vous n'y connaissez rien à l'économie." Mais le véritable enjeu n'est pas là et sa consœur Françoise Benezech – avec qui elle a partagé ce réquisitoire – s'est employée à le rappeler. "Le but de ce procès n'est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, a-t-elle expliqué. Il est de démontrer que le harcèlement moral (...) peut être constitué par une politique d'entreprise, par l'organisation du travail, et qualifier ce que l'on appelle le harcèlement managérial."

Jamais des dirigeants n'avaient été jugés, et encore moins condamnés, pour harcèlement en raison d'une politique de ressources humaines. Celle impulsée par la direction de France Télécom avait pour objectif la "déstabilisation des salariés", estime la procureure, avec les conséquences humaines que l'on sait. "Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, Olivier Barberot et, dans une moindre mesure, leurs quatre zélés complices, peuvent qualifier leurs agissements ainsi : 'Le harcèlement moral est mon métier'", lance même Françoise Benezech.

Que le tribunal soit de son avis ou non, ce procès est déjà "historique", souligne-t-elle. Brigitte Pesquié a demandé une obligation de publication du jugement "en pensant à tous ceux qui, hors de cette salle, attendent votre décision dans leur entreprise". Dans le public, cette démonstration à deux voix a été applaudie, raconte Le Monde.

Ce réquisitoire aidera peut-être à faire avaler aux victimes et à leurs proches la peine encourue. Elles n'ont pas découvert lors du procès que les prévenus risquaient au maximum un an de prison et 15 000 euros d'amende – selon la loi en vigueur au moment des faits, durcie depuis – mais il s'agit de peines "très faibles", a estime Brigitte Pesquié elle-même. "On ne peut que demander le maximum", a-t-elle justifié.

"J'ai prévenu mes clients en leur disant : 'Ne cherchez pas du sens dans le montant de la peine'", expliquait sur franceinfo Jean-Paul Teissonière, un des avocats des parties civiles, au terme du réquisitoire. "Il y a une telle disproportion entre l'immensité des souffrances, la perte d'un être cher, les troubles anxio-dépressifs, et la peine encourue, que tout ça n'aura pas grand sens", prévient-il. Le sens, il faut le chercher ailleurs, dans le symbole que représenterait une condamnation. La reconnaissance par la justice que "ce qu'il s'est passé à France Télécom était interdit".

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