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Comment les sociétés d'autoroutes engrangent des profits au kilomètre

Le gouvernement souhaite augmenter ses prélèvements sur les bénéfices de ces sociétés. Car depuis leur privatisation, elles réalisent des profits considérables grâce à une rentabilité hors norme. Décryptage.

Article rédigé par Salomé Legrand
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Un péage sur l'A13, le 15 juin 2014. (XAVIER FRANCOLON / SIPA)

Une rentabilité exceptionnelle. Depuis l'annonce de l'abandon de l'écotaxe, jeudi 9 octobre, les sociétés d'autoroutes sont dans le viseur du gouvernement. Cibles de Ségolène Royal, d'abord, qui souhaite, en les taxant, compenser le manque à gagner lié à la suspension sine die de l'écotaxe. Et de Christian Eckert, ministre délégué au Budget, qui a estimé sur RTL que leurs profits et "versements de dividendes (...) sont inacceptables, (...) c'est immoral". 

Selon un rapport de l'Autorité de la concurrence, publié le 18 septembre, les sept sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA) "historiques", qui détiennent les trois quarts du réseau autoroutier français, et sont contrôlées par les groupes français Vinci et Eiffage, et l'Espagnol Abertis, ont vu leur chiffre d'affaires augmenter de 26% entre 2006 et 2013, soit une hausse de plus de 1,7 milliard d'euros. Voici comment elles ont réussi leur coup. 

Une privatisation cadeau et un Etat indulgent

Afin de renflouer les caisses de l'Etat, Dominique de Villepin, alors Premier ministre, décide la privatisation complète des sociétés d'autoroutes à l'été 2005. Dix-huit candidats se montrent intéressés. Mais, déjà, le montant fait tousser. 

"Le commissaire au Plan, Alain Etchegoyen, l'estime à 26 milliards d'euros, tandis que Bercy, plus sensible aux attentes des marchés, en réclame 11 milliards", rappelle Le Nouvel Obs. Finalement, l'Etat empoche 14,8 milliards d'euros dans cette opération très critiquée par la gauche et le centre à l'époque. Eiffage, associé à Macquarie, récupère ainsi APPR (Autoroutes Paris-Rhin-Rhône) et Area (Société des autoroutes Rhône-Alpes) ; Vinci, déjà propriétaire de Cofiroute (Compagnie financière et industrielle des autoroutes) et Sanef (Société des autoroutes du nord et de l'est de la France) se procurent ASF (Autoroutes du sud de la France) et Escota (Esterel-Cote d'Azur-Alpes) ; quant à Abertis, il bénéficie de SAPN (Société des autoroutes Paris-Normandie).

Dans Marianne, l'un des banquiers d’affaires qui a conclu le deal pour Eiffage confie : "Mon client, en accord avec nos calculs, était prêt à payer 40% plus cher." "De quoi corroborer l’évaluation de la Cour des comptes du véritable prix de ces 'bijoux de famille' : 22 milliards d’euros", assène l'hebdomadaire.

Et l'Etat reste, depuis, fort bienveillant. "Il met rarement en œuvre les instruments contractuels dont il dispose (possibilité de mise en demeure et de pénalités) et ne subordonne pas la négociation des contrats de plan au respect par les concessionnaires de leurs obligations contractuelles de 'base'", s'agace la Cour des comptes.

Des contrats en béton

L'Etat reste propriétaire des infrastructures autoroutières, mais les sociétés privées en assurent la gestion selon des termes contractuels qui leur sont très favorables. Concrètement, ils prévoient que tout nouvel investissement est compensé par une hausse des tarifs. "Ainsi, les bénéfices des sociétés concessionnaires n’ont pas à être réinvestis dans des investissements nouveaux ou dans des diminutions de tarifs", pointe l'Autorité de la concurrence. "Chaque nouveau kilomètre d'autoroute, chaque nouvelle bretelle d'accès et chaque élargissement des voies sont ainsi facturés aux usagers", résume Le Nouvel Obs.

De surcroît, "les sociétés autoroutières ont bénéficié (...) de contrats extrêmement avantageux (...), extrêmement bien faits, ils prévoient que s'il y a une augmentation de fiscalité (...) il doit y avoir une compensation", ajoute le ministre de l'Economie Michel Sapin, jeudi 9 octobre. Il est, du coup, compliqué de taxer les concessionnaires, estime-t-il.

Une hausse des tarifs à fond la caisse

Concrètement, le cadre juridique garantit aux concessionnaires une hausse réglementaire annuelle des tarifs égale à 70% de l'inflation, portée à 85% avec les contrats de plans. Augmentation à laquelle s'ajoutent les fameuses compensations des investissements. 

Pendant la période 2009-2012, pour la classe 1 (véhicules légers), la progression des tarifs a été particulièrement importante chez SAPN, ASF et Escota (2,2% par an), Cofiroute (1,9% par an), APRR et Area (1,8%), et supérieure à l’inflation, qui n’a été que de 1,6% par an, relevait la Cour des comptes (PDF) en 2013. Cinq ans plus tôt, elle dénonçait (PDF) déjà "un système très imparfait", des "grilles de tarifs peu cohérentes", et "l'opacité sur la construction des prix". Des hausses de tarifs d'autant plus injustifiées que la gestion d'autoroutes relève du monopole, car les concessionnaires "bénéficient d'une demande captive", pointe l'Autorité de la concurrence.

Et que leurs effectifs sont en baisse. Selon la CGT, les personnels des autoroutes auraient été réduits de 17% depuis la privatisation, et comptent 2 776 agents en moins, notamment grâce à la mise en place des guichets automatiques. Dans le cadre du Grenelle de l'environnement, les sociétés concessionnaires d'autoroutes ont même réussi à faire financer par l'Etat les portiques et télépéages sans arrêten invoquant une meilleure fluidité du trafic et donc une baisse des émissions de CO2. "Cet ensemble de travaux, prévu par le Grenelle de l'environnement de Jean-Louis Borloo, a été financé par un allongement de la durée des concessions", explique au Nouvel Obs Pierre Coppey, président de Vinci Autoroutes et de l'Asfa. Un an de plus, c'est autant de profits garantis, de l'ordre de deux milliards d'euros, rappelle Marianne

Des investissements millimétrés 

Dans le même temps, les sociétés d'autoroutes optimisent leurs investissements. Si le réseau français a bonne réputation et se place en tête des classements européens, plusieurs contrôles ont mis au jour des travaux parfois réalisés au plus serré, voire au rabais. "Tantôt, ils effectuent les rénovations après cinq ans au lieu de quatre, tantôt, ils utilisent des matériaux un peu moins coûteux sans que cela ne se voie trop", explique un haut fonctionnaire interrogé par Le Nouvel Obs.

Financés par des emprunts à des taux très intéressants et en baisse constante, les investissements permettent aussi aux sociétés d'autoroutes de bénéficier d'un avantage fiscal important, avec la déductibilité totale des intérêts d'emprunts. Un gain estimé par l'Autorité de la concurrence à 3,4 milliards d'euros depuis 2006.

Mais surtout, l'argent ne se perd pas en route puisque ces grands travaux sont confiés à Eiffage et Vinci, les entreprises de BTP propriétaires des sociétés d'autoroutes. "Environ 35% des marchés de travaux ont été, en moyenne, confiés à une entreprise liée par les SCA appartenant à Vinci et Eiffage, soit une proportion très supérieure à celle que l'on observe pour les marchés attribués par les SCA qui ne leur sont pas liées", confirme l'Autorité de la concurrence qui souligne qu'"en valeur, cette part monte à plus de 50% pour ASF et Escota, mettant en évidence que ce sont principalement les marchés d'un montant élevé qui sont attribués à Vinci".

Une fois déduits impôts, investissements et autres frais, leur marge nette s'établit entre 20 et 24%. "La comparaison du ratio de l'excédent brut d'exploitation sur le chiffre d'affaires dépasse ainsi les 70% pour cinq d'entre elles. (...) Ce ratio ne s'élève qu'à 33% dans les télécoms, qui sont le secteur d'activité le plus rentable", analyse L'Expansion. Résultat : "Les sept concessionnaires historiques ont distribué 14,6 milliards d'euros de dividendes depuis 2006 à leurs actionnaires, soit plus que le montant de leurs bénéfices nets sur la période." 

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