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Comment Priscillia Ludosky s'est imposée comme la "force tranquille" des "gilets jaunes"

Depuis plusieurs jours, le visage de la Seine-et-Marnaise a peu à peu éclipsé Eric Drouet et Maxime Nicolle, les deux autres figures emblématiques du mouvement. Elle est à l'origine d'une pétition sur le prix des carburants, à laquelle Emmanuel Macron vient de répondre.

Article rédigé par Kocila Makdeche, Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Priscillia Ludosky (au centre), lors de "l'acte 5" des "gilets jaunes", le samedi 15 décembre 2018 à Paris. (LAURE BOYER / HANS LUCAS / AFP)

Des semaines que Priscillia Ludosky attendait ce rendez-vous. Le 28 novembre, toutes les caméras de télévision sont réunies dans la cour du ministère de la Transition écologique, à Paris, pour capter l'arrivée de cette représentante des "gilets jaunes", venue avec son acolyte Eric Drouet. Depuis le succès de sa pétition pour "une baisse des prix du carburant à la pompe", un mois plus tôt, elle demandait à être reçue par le gouvernement. Sous pression, l'exécutif a fini par ouvrir au duo les portes de l'hôtel de Roquelaure. "Je me suis dit : 'Ça y est, on y est, il ne faut pas se démonter", se souvient-elle pour franceinfo, mardi 18 décembre, alors qu'elle nous reçoit chez elle.

Pendant près de deux heures, cette trentenaire liste les revendications autour desquelles se sont fédérés les "gilets jaunes". Face à elle, le ministre François de Rugy, les secrétaires d'Etat Emmanuelle Wargon et Brune Poirson, ainsi qu'une poignée de conseillers. L'odeur des petits fours, posés devant elle, l'attire. "J'ai toujours aimé les pâtisseries et ils avaient l'air trop bons", plaisante-t-elle. Pourquoi ne pas céder à la tentation ? "Ce n'était pas un rendez-vous 'On s'appelle, on se fait une bouffe', hein. Il faut se rappeler qu'on n'était pas venus en amis."

"On se complète"

Aux côtés de Priscillia Ludosky, Eric Drouet. Ils ont fait cause commune contre l'augmentation du prix des carburants. "Eric m'a envoyé un message sur Facebook, à la mi-octobre, relate Priscillia Ludosky. C'est devenu un ami, on peut dire ça." Pourtant, les deux "gilets jaunes" de 33 ans n'emploient pas les mêmes mots à la télé. Interrogé par BFMTV sur ce qu'il ferait s'il parvenait devant l'Elysée lors de "l'acte 4", Eric Drouet s'est rendu célèbre par sa réponse : "On rentre dedans." "Une maladresse de communication, balaie Priscillia Ludosky. Je me suis dit 'ben merde !' C'est dommage car ce n'est pas ce qu'il veut faire. Quand on est sur un plateau, il y a des gens qui vous poussent dans une direction, après il faut savoir s'en sortir." Sollicité, Eric Drouet n'a pas donné suite à nos demandes.

Priscillia Ludosky, au centre, entourée d'Eric Drouet et François de Rugy (à gauche) et de Brune Poirson et Emmanuelle Wargon (à droite), le 27 novembre 2018. (MICHEL STOUPAK / NURPHOTO / AFP)

Priscillia Ludosky est proche d'un autre "gilet jaune" à la réputation sulfureuse pour ses propos conspirationnistes : Maxime Nicolle. Surnommé "Fly Rider", il est très actif sur Facebook, où son groupe compte plusieurs dizaines de milliers de membres. "Parler de liens d'amitié, c'est un peu tôt. Mais j'ai de bonnes relations avec Priscillia et Eric", indique à franceinfo Maxime Nicolle. 

On a décidé, en concertation, que c'est Priscillia qui ferait les plateaux télé car elle se débrouille bien. C'est la force tranquille. La touche de féminité qui calme les ardeurs masculines.

Maxime Nicolle, alias "Fly Rider"

à franceinfo

"C'est un des visages qui émergent car c'est madame Tout-le-monde et elle n'a pas d'intérêts personnels. Eric, lui, est quelqu'un de terrain. Moi je passe pour quelqu'un de complotiste. On se complète", sourit cet intérimaire de 31 ans originaire des Côtes-d'Armor. "On est d'accord sur le fond, mais on a chacun des différences de style et de caractère", abonde Priscillia Ludosky.

Une analyse que ne partage pas Jacline Mouraud. "C'est un petit groupe qui joue les dictateurs", critique cette autre figure médiatique des "gilets jaunes", contactée par franceinfo. La Bretonne n'a jamais échangé un seul mot avec la Seine-et-Marnaise. Si elle reconnaît "que sa pétition, c'est très bien", elle déplore l'attitude de Priscillia Ludosky, Maxime Nicolle et Eric Drouet. "Ils sont intransigeants sur les personnes qui pourraient prendre part à ce mouvement, alors que tous les citoyens français ont le droit de prendre la parole", juge-t-elle. Jacline Mouraud va même plus loin : "Quand j'ai subi des menaces, la majeure partie venait du groupe La France en colère qu'ils administrent." 

"Les médias, c'est un autre sport"

Priscillia Ludosky semble pourtant loin d'être une meneuse belliqueuse. Elle vit dans un appartement paisible de Savigny-le-Temple, une ville de Seine-et-Marne reliée à Paris par trois quarts d'heure de RER, où elle écoute les textes des rappeurs Kery James, Youssoupha ou Médine et organise des "soirées pyjamas" avec des amies. Elle nous reçoit dans son salon à la décoration épurée. Un canapé en cuir et une table noire au milieu de laquelle reste allumé un ordinateur portable. C'est ici qu'elle a rédigé, en mai, sa désormais célèbre pétition, à laquelle Emmanuel Macron a fini par répondre, jeudi 20 décembre.

Jusqu'à l'automne, le document ne cumule que quelques centaines de signatures. Puis Vanessa Relouzat, journaliste à La République de Seine-et-Marne, découvre son initiative sur Facebook. "Ce n'est pas une personnalité connue dans la ville, c'était la première fois que je la contactais, raconte-t-elle à franceinfo. J'ai découvert une madame Tout-le-monde, qui ne se laisse pas impressionner pour autant."

Priscillia Ludosky, le 18 décembre 2018 à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Priscillia Ludosky donne déjà l'impression d'avoir confiance en elle et en son initiative. Dès la mi-octobre, elle avait demandé à la mairie de relayer sa pétition dans La feuille, le journal communal. On lui répond que cela n'entre pas dans la ligne éditoriale. Elle est finalement reçue par le cabinet de la maire socialiste de Savigny-le-Temple. "On m'a fait la proposition suivante : 'Est-ce qu'on pourrait collaborer ensemble si vous acceptez de parler à des députés ?'" affirme Priscillia Ludosky. "On lui a juste dit que si elle voulait rencontrer un député, on pouvait l'organiser. C'était une discussion anodine, le ton était cordial", assure à franceinfo une source proche de la mairie, qui a trouvé Priscillia Ludosky "mystérieuse". "Elle a répondu qu'elle voulait rester apolitique et que c'était dommage [de ne pas publier sa pétition dans le journal] car sa pétition allait faire du bruit", ajoute cette source.

Bien vu. Après avoir été relayée par de nombreux médias, sa pétition cumule 1 155 000 signatures et devient l'une des plus signées de France. La feuille finit par lui accorder un portrait dans son édition de décembre. Fini la tranquillité. Posé sur la table du salon, son téléphone sonne sans discontinuer. Plus le temps d'aller à la salle de sport, où elle se rendait quatre fois par semaine. "Mais les médias, c'est un autre sport", ironise-t-elle. Elle note tous ses rendez-vous dans un carnet. Elle a été sollicitée par presque tous les médias français et même étrangers : la BBC, la Rai, une chaîne portugaise, des télévisions en Suisse alémanique et italienne... Elle refuse rarement un passage télé et – hormis deux mystérieuses semaines d'absence début décembre sur lesquelles elle refuse de s'expliquer – elle répond aux questions sans sourciller.

"Je ne stresse jamais"

Sur les plateaux, Priscillia Ludosky conserve ce calme à toute épreuve. "Je l'ai connue quand elle avait une vingtaine d'années et elle était déjà comme ça : elle ne hausse jamais le ton", explique à franceinfo Sandrine, une ancienne collègue devenue amie. Lorsqu'elle est prise à partie par Thibault Lanxade, directeur du groupe Jouve, en direct sur CNews, lundi 17 décembre, elle ne flanche pas. "Mais vous êtes stupide ou vous faites exprès de poser des questions bêtes systématiquement ?" lance-t-elle (à 9 min et 20 s ci-dessous).

"Hier, ça a été un peu musclé, concède-t-elle dans un léger sourire, lorsqu’on évoque l'épisode. Mais je suis d’un naturel plutôt posé et je ne stresse jamais au sujet de la personne que je vais avoir devant moi." Même lorsqu'elle fait face à Jean-Jacques Bourdin, un intervieweur connu pour pousser ses invités dans leurs retranchements. D'ailleurs, à quoi pense Priscillia Ludosky, dans sa loge, lorsqu'elle se fait maquiller avant ses passages à la télé ? "Je me dis seulement : 'Merde, les cosmétiques ne sont pas bio, ce n'est pas bon pour ma peau'."

De la banque aux cosmétiques bio

Car les cosmétiques naturels, c'est sa nouvelle marotte. Depuis un peu plus d'un an, Priscillia Ludosky vend, sur internet, des cosmétiques bio, dispense des conseils en aromathérapie, gère un annuaire des "artisans de la cosmétique responsable", se prépare à lancer son propre gloss... et a même créé une application pour organiser des événements. Autant de projets développés après des formations en ligne et des stages. Elle travaille depuis chez elle et a emménagé l'entrée de son appartement. Chaque flacon de cosmétique naturel y est rangé dans une boîte étiquetée, aligné sur des étagères en fer.

"Je suis en pleine transition, expose Priscillia Ludosky. Je fabrique mon propre shampoing, par exemple." Une démarche écolo ? "Tout dépend de ce que vous mettez derrière le mot 'écolo' ! Je veux juste consommer plus sainement", répond celle qui se dit favorable aux biocarburants et qui a fait pousser un petit potager pour la première fois sur son balcon l'été dernier. "J'avais plein de tomates, j'étais contente de manger ce que j'avais fait pousser", s'enthousiasme celle qui n'a connu que la vie urbaine entre un pavillon à Villiers-le-Bel (Val-d'Oise) jusqu'à 16 ans, puis Savigny-le-Temple. 

"Si je n'avais pas peur de quitter la ville et toutes ses activités, j'irais me mettre au calme, dans un petit coin reculé. Ça me plaît, cette vie tranquille, où on est loin de l'agitation", détaille la jeune femme qui a quitté l'an dernier la banque où elle travaillait depuis ses 20 ans, après un BTS en commerce international. Elle y occupait un poste de rédactrice de garanties internationales. 

C'était un métier par défaut. J'avais besoin d'argent. A l'époque je voulais travailler en pâtisserie. Je suis gourmande de nature ! Mais j'ai suivi ce que ma mère m'a dit...

Priscillia Ludosky

à franceinfo

Car cette trentenaire, célibataire et sans enfant, est issue d'un milieu modeste : sa mère était un temps hôtesse de caisse, puis mère au foyer, tandis que son père était employé de mairie. Tous les deux sont originaires de Martinique, où elle a encore de la famille. Elle reste marquée par les vacances qu'elle y a passées. "Tout y est très cher, il faut renoncer au moindre petit plaisir. J'ai constaté des injustices et j'ai été choquée assez jeune du coût de la vie", explique-t-elle sans cesser de triturer son collier coloré. Elle a aussi deux sœurs et un frère, dont certains ont manifesté avec elle "les deux premiers jours". Toute sa famille la soutient aujourd'hui, assure-t-elle. 

Le rejet de la politique

Difficile de trouver quelqu'un pour dire du mal d'elle. Même Benjamin Cauchy, figure des "gilets jaunes" en Haute-Garonne, chahuté depuis les révélations sur son passé politique entre l'UMP et la droite nationaliste, ne tarit pas d'éloges. "C'est une jeune femme qui a des idées et un leadership naturel, glisse-t-il à franceinfo. Priscillia Ludosky fait de la politique, mais plus marquée à gauche, ce qui est respectable aussi", ajoute-t-il. 

Personne n'a le monopole des 'gilets jaunes', ni elle, ni moi. Mais elle a une vraie légitimité pour être porte-parole, qu'elle tire de sa pétition.

Benjamin Cauchy, l'un des porte-paroles des "gilets jaunes"

à franceinfo

Quand on lui parle d'une liste de "gilets jaunes" aux élections européennes, Priscillia Ludosky secoue la tête : "Pfff, pas du tout, je ne veux pas faire de politique." Elle "vote blanc, souvent" et juge les partis "trop dans la promesse, avec un discours de gourou malsain". "Si elle a des intérêts contraires à ceux des autres, elle va opter pour ce qui est le mieux pour tout le monde. C'est quelqu'un de très altruiste", jure son amie Sandrine.

A en croire Priscillia Ludosky, son intérêt pour les autres existait bien avant les "gilets jaunes". "Je suis pour qu'on s'exprime davantage. Quand je travaillais à la banque, j'avais comme projet de développer une application pour mettre en place des référendums", raconte-t-elle. Elle a établi un devis mais a abandonné cette idée, qui "coûtait trop cher". Compte-t-elle profiter de l'opportunité que constituent les "gilets jaunes" pour relancer son projet ? "Ah non, c'est complètement au point mort", assure-t-elle.

Le référendum en ligne de mire

La question de la démocratie directe est, en tout cas, au cœur des revendications des "gilets jaunes". Armés d'un mégaphone, samedi 15 décembre, Priscillia Ludosky, Eric Drouet et Maxime Nicolle ont lu un texte regroupant leurs trois ultimes demandes : baisser les taxes sur les produits de première nécessité, réduire les indemnités et les pensions de retraite des élus et, surtout, modifier la Constitution pour mettre en place des référendums d'initiative citoyenne, un scrutin non pas convoqué par le pouvoir, mais par une action populaire.

"La seule chose que l'on demande maintenant, c'est un référendum. Je ne comprends pas comment Emmanuel Macron peut encore refuser ça", affirme Priscillia Ludosky, accoudée à la table de son salon. Même si une défaite de l’exécutif pourrait contraindre le chef de l'Etat à la démission ? "Je n'y avais pas pensé, mais si ça doit se passer comme ça…" Songe-t-elle réellement à marquer l’histoire de la Ve République ? "On est déjà dans une forme de révolution, non ?"

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