Cet article date de plus de six ans.

Récit Blocage du 17 novembre : comment les "gilets jaunes" ont fait le plein pour bloquer la France

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Des automobilistes en colère dans les rues de Narbonne (Aude), le 9 novembre 2018. (IDRISS BIGOU-GILLES / HANS LUCAS / AFP)

En moins d'un mois, le mouvement de contestation, lancé sur Change.org et Facebook, est devenu l'un des dossiers les plus explosifs du quinquennat d'Emmanuel Macron.

Les "gilets jaunes" parviendront-ils à mettre la France au point mort le 17 novembre ? Le gouvernement tente en tout cas d'éteindre le feu suscité par la hausse des prix du carburant. Mercredi 14 novembre, Edouard Philippe a ainsi annoncé des mesures "d'accompagnement", notamment l'augmentation de la prime à la conversion pour les Français les plus modestes ou l'élargissement du chèque énergie.

>> Pourquoi la voiture électrique pollue plus que ce que vous pensez

Depuis plusieurs semaines, l'exécutif assiste à une montée en puissance de ces automobilistes qui souhaitent mettre en place des blocages dans tout le pays. La pétition sur Change.org qui a initié le mouvement atteint désormais 850 000 signatures et des centaines d'appels au blocage ont fleuri partout en France. Franceinfo raconte le lent démarrage de ce mouvement et la façon dont il a été boosté par les réseaux sociaux.

"Ça a fait boule de neige"

C'est au mois de mai que Priscillia Ludosky lance sa pétition, bien avant que la question du carburant ne devienne l'un des dossiers les plus chauds posés sur le bureau d'Emmanuel Macron. "Comme tout le monde, je prenais ma voiture et je constatais que le prix de mon plein augmentait sans comprendre pourquoi, explique cette gérante d'une boutique en ligne de cosmétiques, originaire de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). Alors j'ai fait des recherches sur internet et j'ai découvert que les deux tiers du prix étaient dus aux taxes. C'est pour dénoncer ça que j'ai lancé ma pétition."

Son initiative passe pratiquement inaperçue jusqu'à l'automne, au moment où Priscillia est contactée par une journaliste de La République de Seine-et-Marne. "J'ai vu sa pétition sur un groupe Facebook. De mémoire, elle n'en était qu'à 700 signatures et la personne qui l'avait lancée rêvait d'atteindre les 1 500", se rappelle la journaliste Vanessa Relouzat. Son article est publié le 12 octobre.

En parallèle, toujours en Seine-et-Marne, Eric Drouet a une idée. Avec un collègue, ce chauffeur routier de 33 ans peste sur l'augmentation des carburants et décide de lancer un rassemblement avec son association d'automobilistes, le Muster Crew. 

On organisait souvent des réunions de passionnés de voitures où on roulait ensemble. Pour le 17 novembre, l'idée à la base, c'était d'organiser un road-trip sur le périphérique de Paris mais, cette fois, pour dénoncer la hausse des prix.

Eric Drouet

à franceinfo

La femme d'Eric Drouet tombe sur l'article de La République de Seine-et-Marne et le fait lire à son époux. Sans attendre, il contacte Priscillia Ludosky. "On a décidé de relayer sa pétition sur notre groupe Facebook et d'organiser un mouvement commun, raconte le chauffeur routier. Dès lors, ça a fait boule de neige."

Le Parisien relaye l'initiative le 21 octobre et tous les titres de presse reprennent l'info. "Là, tout a explosé. En un week-end, on est passé sur Facebook de 13 000 personnes à 93 000 personnes attendues pour l'évènement", raconte Eric Drouet. Même coup d'accélérateur pour la pétition : elle passe la barre des 200 000 signatures, alors qu'elle plafonnait à 10 000 quelques jours plus tôt.

Des évènements dans toute la France

Comment organiser une mobilisation après un tel succès ? Impossible de demander à des centaines de milliers de personnes de conduire jusqu'à Paris. "On se plaint justement du prix du gazole, je n'ai pas l'argent pour faire 600 km en voiture pour venir à Paris", se plaint un automobiliste sur un groupe dédié à la mobilisation. Certains, à l'instar de Brice Telki, décident donc d'organiser des blocages dans leur département. "J'ai rejoint le groupe parisien dès le début et je me suis rapidement dit qu'il fallait organiser quelque chose ici dans le Rhône et la Loire, explique ce sapeur-pompier. Du coup, j'ai créé mon propre évènement sur Facebook."

A la fin du mois d'octobre, des centaines de groupes locaux voient le jour sur le réseau social. Presque tous reprennent l'intitulé de l'évènement parisien – "Blocage national contre le prix contre la hausse des prix du carburant" – assorti du nom de leur ville. Ils copient aussi son imagerie : l'Hexagone entouré de deux chaînes nouées par un cadenas. La création de tous ces groupes est annoncée sur l'évènement principal puis ajoutée à la carte du site Blocage17novembre.com.

La plateforme recense aujourd'hui 630 évènements. Créée par Thibaut Gouve, un étudiant de 18 ans en webdesign originaire du Cher, elle est désormais administrée par cinq bénévoles. "On reçoit près de 1 000 messages par jour, alors j'ai cherché des gens pour m'aider à faire le tri. C'est devenu un mouvement national !" justifie-t-il. Ce "mouvement national", Eric Drouet et Priscillia Ludosky tentent de le coordonner, tant bien que mal.

C'est fatiguant, mais je suis en même temps très satisfaite que les gens se mobilisent autant.

Priscillia Ludosky

à franceinfo

Le téléphone de cette auto-entrepreneuse de 32 ans n'arrête pas de vibrer. "Entre les sollicitations des journalistes et les gens qui me demandent des informations sur les blocages près de chez elles, je reçois des centaines de messages par jour", révèle-t-elle. "J'avais déjà organisé des évènements de 500 ou 1 000 personnes mais jamais quelque chose de cette ampleur, explique également le chauffeur de poids lourds. Pour échanger les infos, on a créé plusieurs discussions sur Facebook Messenger."

Le gouvernement embraye

Relativement silencieux jusque-là, le gouvernement passe la seconde le dimanche 28 octobre et démarre une grande opération de communication. Objectif : présenter cette taxation du carburant comme une nécessité écologique. Gérald Darmanin ouvre le bal dans Le Journal du dimanche (article payant) avec une formule qui va devenir le mot d'ordre de l'exécutif dans cette crise :

Nous choisissons de taxer la pollution et les produits nocifs plutôt que les travailleurs.

Gérald Darmanin

dans "Le Journal du dimanche"

Un à un, les ministres écument les plateaux de télévision pour défendre la taxation du diesel. Bruno Le Maire affirme qu'il n'y aura pas de "retour en arrière""Il n'y a pas le choix", embraye Edouard Philippe, tandis qu'Emmanuelle Wargon, la secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Transition écologique, rappelle que l'Etat offre jusqu'à 2 500 euros de prime à la conversion pour l'achat d'un véhicule hybride ou électrique.

Mais l'argument écologique ne convainc pas et 78% des Français soutiennent l'appel au blocage, d'après un sondage publié le 1er novembre. "Ils se servent de la question environnementale mais c'est complètement hypocrite ! Ils travaillent main dans la main avec tous les lobbys industriels", peste l'un des fondateur de l'ONG de protection de l'environnement et du milieu marin Earthforce Fight Squad, qui organise la mobilisation des "gilets jaunes" à Montpellier. Sur Facebook, 1 500 personnes ont répondu présentes à son appel et  près de 4 000 autres se disent "intéressées".

Répétitions sur des parkings de supermarché

Mais comment transformer une dynamique née sur Facebook en vraie manifestation ? "Nous, on est contre les blocages parce que c'est illégal et qu'on n'a rien déposé à la préfecture. On va seulement rouler ensemble sur l'A9, doucement avec les warnings et les klaxons", explique l'organisateur écologiste. Et tout se passe sur internet : "On n'a pas voulu faire de tract parce que ce n'est pas écolo", dit-il.

A Blois (Loir-et-Cher), les organisateurs ont, eux, fait chauffer les imprimantes pour imprimer des prospectus appelant à "tout" bloquer pour mettre fin "au racket" fiscal. Samedi 10 novembre, des automobilistes en colère se sont même réunis pour une répétition générale.

"On n'a pas besoin de grand chose pour s'organiser : un micro, une enceinte et c'est parti", remarque Fabien, un agriculteur qui coordonne les forces pour bloquer le péage de Saint-Germain-Laval (Loire), à la sortie de l'A89.

Des youtubeurs improvisés

"Très en colère", l'exploitant agricole a décidé de s'adresser directement au président de la République dans une vidéo. Installé dans son tracteur, il invite Emmanuel Macron à venir dans sa ferme pour découvrir le quotidien difficile des agriculteurs : "Je bosse tous les jours, même les week-ends, par tous les temps (...) pour 3,30 euros brut par heure."

C'est important que des Français normaux prennent la parole pour raconter ce qu'ils endurent.

Fabien

à franceinfo

Comme lui, des dizaines voire des centaines de "révoltés" se sont improvisés youtubeurs, en racontant leur "ras-le-bol" sur les réseaux sociaux. "Puisque c'est la mode des coups de gueule en selfie, je voudrais passer le mien", explique sur Facebook Isabelle Roques, une femme se présentant comme "une ancienne militaire".

Tous ont été inspirés par Jacline Mouraud. Le 18 octobre, cette Bretonne de 51 ans publie, sur sa page Facebook, une vidéo pour dénoncer "la traque des conducteurs". Visionné 6 millions de fois, son coup de gueule rencontre un succès inattendu et transforme la quinquagénaire en figure du mouvement des "gilets jaunes". Dans "C à Vous", sur BFMTV, CNews et LCI... Fin octobre, elle écume les plateaux de télévision. Au point de pousser la secrétaire d'Etat Emmanuelle Wargon à lui répondre de la même façon, le 4 novembre : en se filmant et en postant la vidéo sur Twitter.

Autre visage de la mobilisation en ligne : Frank Buhler, un community manager de 53 ans, dont la vidéo compte 4,4 millions de vues au compteur. Lui non plus ne s'attendait pas à rencontrer une telle audience.

Ma vidéo a été un catalyseur, une étincelle qui est arrivée pile au bon endroit, au bon moment, par un hasard de l'histoire. Ça a été moi comme ça aurait pu être quelqu'un d'autre.

Frank Buhler

à franceinfo

Mais contrairement aux autres, cet habitant du Tarn-et-Garonne n'est pas novice en ce qui concerne la mobilisation politique : ancien du MPF de Philippe de Villiers, il est actuellement délégué de Debout La France, le parti de Nicolas Dupont-Aignan, dans son département.

Le gouvernement dénonce depuis plusieurs semaines l'instrumentalisation du mouvement par l'extrême droite. Benjamin Griveaux, son porte-parole, a par exemple estimé que "la manifestation du 17 novembre" était "totalement instrumentalisée" par Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, qualifiant les deux responsables politiques de "grands irresponsables sur ce sujet". Si la présidente du Rassemblement national a dit qu'elle ne participerait pas à la mobilisation, de nombreux cadres de son parti ont soutenu publiquement les "gilets jaunes". Sur son site, le Rassemblement national invite d'ailleurs à signer une pétition pour la "stabilité du prix de l'essence".

"C'est contre la politique qu'on se mobilise"

Faut-il en conclure que le mouvement est noyauté – voire piloté – par l'extrême droite ? "J'ai fait cette vidéo en tant que citoyen, ma démarche n'est pas politique ou politicienne", jure Frank Buhler. "J'ai pensé avec ma carte bancaire. Quand on est à la pompe à essence, on ne nous demande pas notre opinion politique avant de nous assommer avec les taxes", assène-t-il, précisant tout de même que le succès de sa vidéo lui avait valu les félicitations du leader de Debout La France. 

Nicolas Dupont-Aignan est tout à fait d'accord avec moi pour dire qu'il ne s'agit pas d'un mouvement politique mais d'un ras-le-bol citoyen.

Frank Buhler

à franceinfo

Même son de cloche du côté de Nathalie Germain, déléguée du Rassemblement national en Isère, qui gère aussi l'appel au blocage dans le nord du département. L'évènement Facebook affiche d'ailleurs le logo du RN. Elle se défend : "Sachez que le jour du 17 novembre tout le monde aura son gilet jaune et rien d'autre, affirme-t-elle. Ce n'est pas le Rassemblement national qui a lancé cette mobilisation mais les 'gilets jaunes'. Nous sommes en soutien comme toute autre opposition et nous sommes citoyens avant tout."

 

Franceinfo a interrogé des dizaines d'organisateurs de blocages locaux et l'immense majorité d'entre eux affirment n'être liés à aucun parti politique. Si certains partagent sur leurs comptes personnels des messages favorables au Rassemblement national, ils assurent que, pour le 17 novembre, leur engagement est complètement "apolitique".

"On ne va quand même pas faire du dégagisme parce que telle ou telle personne vote Marine Le Pen. C'est un mouvement populaire, alors tous les citoyens sont les bienvenus"tranche Brice Telky, jusqu'à peu militant du Nouveau parti anticapitaliste, qui organise la mobilisation à Saint-Etienne et à Lyon.

C'est assez logique qu'on trouve des gens d'extrême droite, comme des gens d'extrême gauche, puisque c'est un mouvement contre la politique d'Emmanuel Macron.

Brice Telky

à franceinfo

Opposition à la CSG, retour de l'ISF, valorisation du pouvoir d'achat... Le mouvement a aujourd'hui dépassé la simple question du prix du carburant. "C'est devenu quelque chose de global contre toutes les taxes qui nous étranglent au quotidien", raconte un automobiliste d'Aix-en-Provence. "On se bat parce qu'on passe notre vie à gagner un salaire et que le 15 du mois, il ne nous reste plus rien à part le découvert", continue Ludovic Veret, qui coordonne la mobilisation à Hénin-Beaumont. Un ras-le-bol qui, d'après Eric Drouet, le routier à l'origine de la mobilisation, préserve le mouvement de tout risque de récupération : "Ce qui se passe aujourd'hui ne peut pas être repris par un parti politique, puisque c'est contre la politique en générale qu'on se mobilise."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.