Gamelles, "no-go zones" et fausses pistes : les ronds-points donnent le tournis au petit monde du Tour de France
Après les "gilets jaunes", le maillot jaune et ses camarades coureurs vont, à partir de samedi et comme chaque année, passer un moment sur ces aménagements routiers.
Depuis la présentation du parcours en octobre dernier, les amateurs de vélo ont fiévreusement noté les 29 cols au programme des coureurs de la Grande Boucle, qui s'élance de Nice samedi 29 août. Un autre chiffre tout aussi significatif est passé sous les radars : sur les 3 470 kilomètres du parcours, les "forçats de la route" vont s'enfiler pas moins de 473 ronds-points. Soit un giratoire tous les 7,3 kilomètres en moyenne – chiffre un peu faussé car ils se font rares quand la route s'élève. Une quantité considérable, en constante augmentation, qui en dit long sur l'aménagement du territoire et les nouveaux dangers auxquels les coureurs doivent faire face.
Imagine-t-on Jacques Anquetil ou Eddy Merckx glisser sur la chaussée enduite d'huile et de gomme à la sortie d'un rond-point de zone commerciale, entre une grande surface flanquée d'une station-service et un magasin d'usine, tout en tôle grisâtre ondulée ? Non, et pour cause : si cette invention française date du début du XXe siècle, le rond-point n'est revenu en force dans l'Hexagone que sept décennies plus tard. Un délai durant lequel les meilleurs experts se sont creusé la tête pour trouver comment rendre la circulation fluide.
Ce sont les Britanniques qui ont trouvé la solution : imposer la priorité au véhicule engagé sur l'anneau. Un voyage d'étude outre-Manche plus tard, une nouvelle génération d'élus comme Jean-Marc Ayrault, alors maire de Saint-Herblain, en proche banlieue nantaise, rapportent l'idée dans leurs bagages. "Ça faisait scandale à l'époque, car ça dérogeait à la sacro-sainte priorité à droite et beaucoup d'observateurs étaient persuadés que ça ne pourrait pas fonctionner avec des conducteurs latins", souligne Eric Alonzo, auteur de l'ouvrage de référence sur le giratoire (et ravi d'être contacté par un journaliste pour autre chose que les "gilets jaunes").
Le rond-point, une passion française
Le conducteur français a beau conserver son tempérament latin et garder le verbe haut au volant, il adopte rapidement ce nouveau type de carrefour, après une expérimentation réussie dans l'Ouest. La décentralisation, qui donne des pouvoirs d'aménagement du territoire aux maires au début des années 1980, et feu les DDE (directions départementales de l'équipement) "qui avaient tendance à généraliser les solutions qui marchent à l'ensemble du territoire", dixit Eric Alonzo, couvrent la France de ronds-points en dix ans à peine.
Oubliez le plan Marshall et les reconstructions d'après-guerre, "les plus grandes transformations du territoire français depuis le début du XXe siècle datent des années 1980", insiste Eric Alonzo. On estime à plus de 60 000 le nombre de ronds-points sur le territoire français (un chiffre à prendre avec précaution, car basé sur Google Maps, reconnaît l'auteur du calcul). André Bancala, le "monsieur route" des départements de France, chargés du balisage de la route, souligne que "sur la côte atlantique, notamment du côté de la Vendée, ils ont mis des ronds-points partout. Et la mode n'est pas finie, les mairies rivalisent d'ingéniosité pour installer des choses toujours plus biscornues."
Ce qui ne fait pas les affaires de la Grande Boucle, qui a dû instaurer des "no-go zones" pour cause de surabondance de ronds-points. Prenez Lorient (Morbihan), qui a accueilli une arrivée d'étape en 2006 pour la dernière fois avant un bail. "Il y a des villes où on ne peut plus aller, soupire Jean-François Pescheux, directeur de course du Tour pendant des décennies et qui avait la lourde tâche de tracer le parcours. A Lorient, la dernière fois qu'on y est allés, on est passés par la voie rapide. La seule solution pour accéder au centre-ville."
Une enfilade de ronds-points dans une étape de plaine où le compteur grimpe à 60 km/h et où les équipes de sprinteurs et celles des grands leaders bataillent pour demeurer dans les 20 premières places du peloton, c'est injouable. Du coup, la cité des Merlus est condamnée à accueillir des départs d'étape ou des contre-la-montre individuels, qui offrent une exposition bien moindre. Lorient est loin d'être la seule dans ce cas. "C'est beaucoup plus facile de tracer des courses au Qatar, plaisante Jean-François Pescheux. Il n'y a que des autoroutes qui font quatre ou cinq voies !"
Pour accueillir la Grande Boucle, les maires sont prêts à quelques menues dépenses, y compris si cela implique de supprimer ledit rond-point, si tel est le prix à payer. A Privas, en Ardèche, où on attendait les coureurs depuis 1966, le maire n'a pas hésité avant de sortir les bulldozers et le carnet de chèques. "En fait, on coupe en deux un rond-point, et on enlève un trottoir sur une longueur de 50 mètres", précise Michel Valla. Il raconte la visite éclair des experts d'Amaury Sport Organisation (ASO), qui n'ont pas eu besoin de longues déambulations dans la ville pour déterminer l'endroit idéal pour installer l'arrivée. Si la question des travaux nécessaires a fait froncer quelques sourcils au conseil municipal, "on n'en a pas discuté longtemps", assure l'édile, réélu triomphalement aux dernières élections. Coût pour la municipalité : 59 000 euros, sur l'enveloppe globale de 200 000 euros débloquée pour accueillir le Tour de France.
Le rond-point, pas une science exacte
La Grande Boucle ne peut pas faire enlever tous les ronds-points sur le parcours, au risque de grever le budget des collectivités locales. Alors les coureurs font avec. Les vétérans du peloton n'ont pas oublié cette étape du Tour 2013 entre Cagnes-sur-Mer et Marseille, marquée par 55 ronds-points, record du genre. "Un rond-point à l'entrée de chaque petite commune, un au milieu et un à la sortie", se souvient le sprinteur de poche Samuel Dumoulin, qui pédalait ce jour-là. "Ce qui fait mal, ce sont les relances, après avoir décéléré pour prendre le rond-point. Une relance, plus une relance... Au bout de 55, on les sent passer." Le peloton n'avait pas tant grimacé, car l'étape s'est conclue à la moyenne honorable de 41,3 km/h. "On avait le vent dans le dos, rétorque Samuel Dumoulin. Qu'est-ce que ça aurait été sans ces fichus ronds-points ?"
Sans aller jusqu'à imaginer une classification du niveau de difficulté des ronds-points, comme les catégories pour les cols, certains giratoires ont inscrit leur nom en lettres d'or (ou de sang) dans l'histoire du cyclisme. Comme ce rond-point à Chambéry où Laurent Fignon et Greg LeMond se gamellent en compagnie de tous les favoris du Tour 1989. Cet autre au Havre, où Laurent Jalabert emporte dans sa chute son maillot jaune de 1995... Jusqu'à celui d'Albi, l'an passé, où Thibaut Pinot et la FDJ passent à gauche quand il fallait passer à droite, perdent une vingtaine de places dans le peloton et se font décrocher dans un coup de bordure quelques minutes plus tard.
"On apprend par cœur le roadbook, et je vais étudier Google Maps quand on n'a pas eu l'occasion de reconnaître le parcours, explique Bryan Coquard, le sprinteur de l'équipe B&B Hotels-Vital Concept. Pour lui, le rond-point n'est pas une science exacte, n'en déplaise aux briefings matinaux où les directeurs sportifs insistent sur les giratoires clés de la course. "Parfois, c'est plus malin de passer à gauche même si la trajectoire idéale est à droite, car on n'aura pas forcément à freiner, puis à relancer, si tout le peloton a eu la même consigne. Ça se joue à l'instinct."
Un rond-point peut-il faire gagner une course ? Le vétéran norvégien Edvald Boasson Hagen l'a prouvé en 2017, en faussant compagnie à ses compagnons d'échappée à la faveur d'un giratoire finement négocié. Samuel Dumoulin, lui, était devenu un spécialiste d'un rond-point à Alès, sur l'Etoile de Bessèges, une course incontournable du début de saison. En 2011, il remporte l'étape, mais se fait déclasser pour avoir pris le rond-point par la gauche. Sur les petites courses, c'est le Code de la route qui fait loi, même si la circulation des voitures a été coupée.
Alors deux ans plus tard, au même endroit… "J'étais dans les premiers du peloton avec Bryan Coquard, qui est devenu mon coureur aujourd'hui. En vitesse pure, je savais que je ne pourrais pas le battre. Je connaissais bien la complexité de l'arrivée, avec un rond-point qui entraîne un virage à droite à 500 mètres de l'arrivée. On sortait d'un long quai avec vent dans le dos. Si je voulais gagner, il fallait que je tente quelque chose. J'ai attaqué 200 mètres avant le rond-point, j'ai pris un virage ultra-rapide et ça a provoqué une panique dans le peloton, je crois même qu'il y a eu une chute." Celui qui est désormais directeur sportif lève les bras en solitaire à l'arrivée. Bryan Coquard, le plus fort ce jour-là, ne peut que constater les dégâts : "Il me l'a faite à l'expérience."
Motos et voitures dans la même galère
Pour Jérôme Pineau, manager de l'équipe B&B, les coureurs qui font office de "capitaine de route" n'ont pas besoin que le directeur sportif joue au GPS dans leur oreillette – "au prochain rond-point, prenez la troisième sortie à gauche" – et feront d'excellents directeurs sportifs. Mais l'exception confirme parfois la règle. Sébastien Hinault, solide rouleur, ne s'est déchiré qu'une fois sur un rond-point, le mauvais jour. Il menait un petit groupe d'échappés sur une étape de la Route du Sud, cru 2002, entre Montauban et Mazamet.
"J'avais mes chances, j'avais une bonne pointe de vitesse", se souvient celui qui est devenu directeur sportif au sein de l'équipe bretonne Arkea-Samsic. Quand, au dernier giratoire, juste après la flamme rouge, c'est le drame. "Je crois qu'il fallait prendre le rond-point à gauche, et j'ai suivi le motard qui menait la course." Or ce dernier se rangeait pour laisser les échappés, qui devaient prendre la sortie à l'opposé, s'expliquer entre eux. Les petits malins qui avaient étudié le parcours n'attendent pas leurs petits camarades. "Sébastien s'est excusé à l'issue de l'étape", se souvient Laurent Desbiens, un des autres battus du jour.
Lequel ne lui en veut pas trop car, passé du côté de l'organisation, il en a connu des vertes et des pas mûres... toujours sur ces damnés ronds-points. "Après ma carrière, j'ai fait motard info pour ASO et les coureurs ont tendance à les suivre. Une fois, je n'ai pas pris le rond-point avec assez de champ, et je me suis retrouvé au milieu des coureurs. Pour trouver la bonne sortie, sur le Tour de France, tu peux t'aider en regardant où sont massés les gens, mais sur Paris-Nice, qui se déroule en semaine en février, c'est plus compliqué." Une autre fois, au volant de la voiture du médecin de la course, Laurent Desbiens a tellement bien pris son rond-point – "comme quand j'étais coureur" – qu'il a grillé la politesse au véhicule directeur de course qui suivait le peloton. "Pescheux m'a enguirlandé : 'qu'est-ce que tu fais là ?'" On ne rigole pas avec l'ordre des voitures suiveuses dans le cyclisme.
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Alors les ronds-points, the place to be du Tour 2020 ? Chris Auld, qui avait fait une entrée tonitruante dans le cercle des photographes du Tour en immortalisant la chute de Romain Bardet, Chris Froome et d'autres favoris à l'entrée d'un rond-point liégeois lors de l'édition 2017, n'y croit pas. "Je me suis vraiment retrouvé par hasard au bon endroit au bon moment. Mais je n'ai pas lancé de mode, il y a toujours assez peu de photographes sur les ronds-points du Tour. Dans notre métier, on essaie d'abord de repérer les jolis cadres." Sous-entendu, la plupart des ronds-points ne présentent pas un intérêt démentiel. Ce que confirme Anthony Forestier, réalisateur du Tour sur France Télévisions : "On fait un repérage pour les plus beaux et dans ce cas, je place une caméra en top shot avec une vue d'hélicoptère. Mais on ne doit pas montrer 10% des ronds-points du parcours à l'antenne. Bien souvent, le télespectateur ne s'en rend même pas compte, quand on filme depuis la moto."
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