"Gilets jaunes" : deux femmes ont-elles été verbalisées parce qu'elles avaient un tract et un autocollant de La France insoumise ?
Ces deux personnes ont écopé d'amendes de 135 euros pour "participation à une manifestation interdite". Mais les juristes contactés par franceinfo soulignent que les bases légales de ces verbalisations sont contestables.
Samedi 12 septembre, lors de la manifestation des "gilets jaunes" à Paris, 90 personnes ont été verbalisées, d'après le décompte de la préfecture de police de la capitale. Parmi celles-ci, deux femmes, dont les vidéos dénonçant ces verbalisations, ont été vues des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. La première protagoniste est une militante de La France insoumise, qui se trouvait aux abords de l'Assemblée nationale avec un autocollant de son parti sur ses vêtements. La seconde est une manifestante qui quittait les Champs-Elysées avec un tract dans la poche arrière de son pantalon. Toutes les deux se sont vues infliger une amende de 135 euros pour "participation à une manifestation interdite". Mais un autocollant et un tract peuvent-ils à eux seuls justifier cette contravention ? Le débat fait rage, animé notamment par des figures insoumises comme Clémentine Autain ou écologistes comme David Cormand.
"Je considère que vous êtes en train de manifester"
Retour sur les faits. Samedi à la mi-journée, la militante LFI, qui se prénomme Cassandra, veut rejoindre l'un des cortèges parisiens des "gilets jaunes", raconte-t-elle à franceinfo, confirmant la version donnée dans sa vidéo. Avec deux de ses amis, elle se dirige vers la station de métro Assemblée nationale. Lorsqu'elle arrive rue de l'Université, près du Palais Bourbon, un cordon de CRS bloque le passage.
Une amende de 135e pour avoir marché dans la rue près de l'assemblée nationale avec un autocollant de la France Insoumise Je me rendais à une manif déclarée et j'ai pris pour "participation à une manif interdite" car je marchais avec cet autocollant.#GiletsJaunes#12septembre pic.twitter.com/mYcYpKDC45
— Cassandra SERIER (@CSerier) September 12, 2020
"Ils nous ont simplement dit : 'On attend notre chef pour voir si on accepte que vous preniez cette rue'", raconte Cassandra. "Ils ont vu mon gilet jaune dans le sac et mon sticker, mais ils ne m'ont rien dit de spécial", assure-t-elle. Mais "au bout de 20 minutes, leur supérieur est arrivé et m'a dit : 'Mademoiselle, ça fera 135 euros d'amende.' J'ai halluciné", poursuit la militante.
Quand Cassandra lui demande la raison de cette verbalisation, le fonctionnaire lui répond : "Parce que vous participez à une manifestation, alors que c'est dans une zone interdite." Une accusation qu'elle conteste aussitôt, selon ses dires : "Je lui ai dit : 'Non, je ne suis pas en train de manifester, je suis en train de marcher pour aller au métro.'" Elle affirme que le policier lui a alors rétorqué : "Comme vous portez un autocollant, je considère que vous êtes en train de manifester." Un autocollant qui était sous son gilet, précise-t-elle.
"Vous ne pouvez pas me verbaliser pour ça"
L'autre femme verbalisée, que franceinfo n'est pas parvenu à contacter, l'a été en fin d'après-midi, près de l'arc de Triomphe. Elle se trouve alors prise dans une "nasse" rue Arsène Houssaye. Dans son dos, des gendarmes barrent l'accès à l'avenue des Champs-Elysées, qu'ils vident de ses manifestants. Dans la petite rue perpendiculaire, des policiers procèdent à la fouille systématique des personnes quittant les lieux. La femme verbalisée filme la scène, visible plus en longueur sur Facebook. Lorsque vient son tour, un fonctionnaire repère un tract plié dans la poche arrière de son pantalon et la verbalise. "Je me prends une amende, parce que j'ai un tract dans la poche arrière de mon jean", dénonce-t-elle.
Avoir un dépliant ds la poche est passible d'une amende de 135€! #racket hier à #Paris pic.twitter.com/WmxRzRzqio
— Le Général (@LE_GENERAL_OF) September 13, 2020
Dans la vidéo, on entend le policier expliquer à la femme qu'il la verbalise "pour participation à une manifestation interdite". "Vous avez le tract", argumente-t-il, ajoutant, sans finir sa phrase : "Il faut pas être porteur de signes comme quoi..." La femme ne fait pas mystère de sa participation à la manifestation. "On s'est vu ce matin", dit-elle au fonctionnaire, expliquant ensuite : "J'en sortais et là j'allais boire un café."
Elle mentionne un précédent contrôle, survenu le matin, et une banderole apportée avec ses amis. "Je vous avais prévenu, madame", insiste le policier. "Non, vous m'avez dit que je ne peux pas tracter", plaide la femme, arguant : "Le tract est dans ma poche. Je n'étais pas en train de tracter. Donc vous ne pouvez pas me verbaliser pour ça." "On vous a dit de ne pas venir dans le secteur. Il ne faut pas venir dans le secteur, c'est interdit", rectifie le policier.
"Ce n'est pas une preuve suffisante"
Ces deux amendes sont-elle contestables ? "On n'a pas tous les éléments de contexte, mais on a quand même certains points qu'on peut analyser", observe Pierrick Gardien, avocat en droit public au barreau de Lyon. Une source policière confirme à franceinfo qu'elles ont reçu cette amende pour "participation à une manifestation interdite" "parce qu'elles se trouvaient dans un secteur interdit". Cela signifie qu'elles ont été identifiées par les policiers comme manifestantes dans une zone où toute manifestation était prohibée. Or, plaide l'avocat, cette identification dépend d'"un élément subjectif" : "le pouvoir d'appréciation des fonctionnaires de police".
Lorsqu'ils verbalisent, les fonctionnaires de police doivent expliquer dans le procès-verbal en quoi le comportement de la personne verbalisée permet de la considérer comme une manifestante. Et ça, ce sont des éléments qui peuvent être contestés.
Pierrick Gardienà franceinfo
Puisqu'elle quittait les Champs-Elysées, la femme au tract se trouvait indéniablement dans le périmètre interdit à la manifestation, comme le confirme la carte établie par la préfecture de police de Paris. Le policier qui la verbalise mentionne cet élément dans la vidéo. Mais il pointe surtout en guise de preuve le tract retrouvé en sa possession.
#Circulation | Samedi 12 septembre, 4 manifestations se dérouleront à Paris. Des restrictions de circulation seront mises en place dans plusieurs secteurs de la Capitale.
— Préfecture de Police (@prefpolice) September 11, 2020
Consultez et téléchargez la carte https://t.co/4lXjPQSnvx pic.twitter.com/lHbcBQyx1u
"La simple possession d'un tract ne prouve pas la participation à une manifestation interdite et donc l'infraction. Ça prouve juste que vous avez un tract ou qu'on vous l'a remis", objecte Olivier Cahn, directeur adjoint du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales du CNRS. "Si on vous dit 'Vous avez été verbalisé parce que vous étiez en possession d'un tract' et si vous allez devant un tribunal avec ça, j'ai assez bon espoir que le tribunal considère que ce n'est pas une preuve suffisante et que la contravention soit levée", juge-t-il.
"Mais si les policiers peuvent dire : 'On a observé cette personne qui participait à une manifestation illégale, puis qui a essayé de fuir au moment où on faisait mouvement, et s'est retrouvée 'nassée', effectivement il y a participation à une manifestation non autorisée et contravention", prévient Olivier Cahn.
Dans le cas de celle qui a le tract dans sa poche, on pourrait considérer que la verbalisation est excessive, s'il n'y a que ça qui est retenu.
Pierrick Gardienà franceinfo
Dans le cas de la militante insoumise, "l'autocollant collé sur le vêtement et le gilet jaune dans le sac témoignent d'une volonté de se rattacher à un mouvement de manifestation", pointe l'avocat Pierrick Gardien. Cela pourrait donc justifier l'amende. Cassandra se trouvait en outre elle aussi à l'intérieur du périmètre interdit à la manifestation. Mais la militante assure qu'elle n'y manifestait pas. Surtout, comme elle l'explique à franceinfo, Cassandra ne voulait pas se rendre sur les Champs-Elysées. Elle comptait rejoindre en métro la "place Saint-Pierre", au pied du Sacré-Cœur, "là où la manifestation était autorisée".
"Vous risquez l'amende majorée en contestant"
Cette place de Montmartre était en effet le point d'arrivée d'un des deux cortèges des "gilets jaunes" déclarés et autorisés par la préfecture : celui parti dans la matinée de la place Wagram, dans le 17e arrondissement, comme l'attestent les arrêtés préfectoraux. La militante a donc été verbalisée pour "participation à une manifestation interdite" alors qu'elle avait l'intention, selon elle, de se rendre à une manifestation autorisée.
Aux yeux de certains juristes, dont Serge Slama, professeur de droit public à l'université Grenoble-Alpes, ce type de verbalisation est tout simplement "contestable au regard de la base légale". Le Code pénal punit en effet d'une contravention de quatrième classe "le fait de participer à une manifestation (...) interdite". Or "là, ces personnes ne participent pas à une manifestation, elles sont aux abords d'une manifestation, objecte l'universitaire. Tant que vous n'avez pas participé à la manifestation, la verbalisation n'est pas possible." Ce qui est au moins le cas de la militante insoumise.
Dans une démocratie, rien n'interdit de se balader dans la rue avec un autocollant 'La France insoumise' ou 'J'aime Macron', tant que vous ne troublez pas l'ordre public.
Serge Slamaà franceinfo
Ces amendes peuvent donc être contestées devant le tribunal de police. Pour ce faire, les personnes verbalisées doivent saisir l'officier du ministère public et payer la contravention. "C'est hyper dissuasif, note Serge Slama. La plupart des gens ne le font pas. D'autant que vous risquez l'amende majorée en cas de contestation." A l'instar d'autres juristes, Serge Slama critique cette pratique de la verbalisation voire de l'interpellation préventive, qui s'appuie sur "un délit créé sous Nicolas Sarkozy contre les casseurs" et a pris "une ampleur inédite depuis le mouvement des 'gilets jaunes'".
Le but du jeu, c'est d'empêcher que les gens se rendent à la manifestation.
Serge Slamaà franceinfo
Cassandra, qui dit avoir refusé de signer électroniquement son procès-verbal, parce qu'elle ne reconnaissait pas les faits qui lui étaient reprochés, attend de recevoir son amende par courrier pour la contester. Contactée par franceinfo, la préfecture de police de Paris rappelle que "toute personne verbalisée peut contester le procès-verbal devant les instances compétentes".
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