Air France : pourquoi la gauche se divise face à la violence sociale
Les images des dirigeants d'Air France, la chemise arrachée, fuyant l'agressivité de certains salariés, ont provoqué un intense débat à gauche.
Symbole du conflit à Air France, les images de deux dirigeants de la compagnie aérienne, fuyant, la chemise en lambeaux, les agressions de certains salariés en colère, le 6 octobre, ont fait le tour du monde. Immédiatement, plusieurs membres du gouvernement se sont indignés. En déplacement le jour même au siège d'Air France, à Roissy, Manuel Valls, scandalisé, a qualifié ces agissements de "comportements de voyous", et a réaffirmé ses propos une semaine plus tard sur BFMTV.
Une position qui est loin de faire l'unanimité à gauche. Francetv info se penche sur les raisons de cette division.
"L'Etat doit faire respecter la loi"
Comment comprendre qu'un Premier ministre socialiste condamne des travailleurs menacés de perdre leur emploi ? "A partir du moment où Manuel Valls représente l'Etat de droit, il n'a pas d'autre choix que de condamner cette violence physique", explique le politologue Guy Groux à francetv info.
La médiatisation internationale de cet événement peut aussi expliquer la position tranchée du gouvernement au début de l'affaire. "Il s'agissait de défendre l'image internationale de la France, précise Guy Groux. Le gouvernement devait montrer qu'il tenait toujours les rênes, et qu'il ne pouvait pas tolérer cette violence physique."
Sur Twitter, plusieurs membres du gouvernement vont dans le sens du Premier ministre. Emmanuel Macron, ministre de l'Economie, assure son "soutien total aux personnes agressées" et évoque des "violences irresponsables". Il qualifie même les salariés mis en cause de "personnes stupides", lors d'une interview accordée à la chaîne américaine CNN.
#AirFrance Soutien total aux personnes agressées. Ceux qui ont mené ces violences sont irresponsables, rien ne remplace le dialogue social.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) 5 Octobre 2015
Une position logique, pour Guy Groux : "Celui qui représente l'Etat doit protéger ses citoyens, et donc réprimer ceux qui ne respectent pas la loi. On peut être en désaccord politiquement, mais au niveau du droit, ce n'est pas discutable."
Violence des salariés contre violence sociale
Qu'importe la loi, cette position est critiquée par la gauche de la gauche, qui dénonce, elle, la violence sociale du plan d'Air France prévoyant la suppression de 2 900 postes. "Je dis merci aux salariés d'Air France qui ont permis qu'on reparle du social dans notre pays. (...) Il y a une violence qu'on ne voit pas, qui est dix fois pire (...), c'est la violence de gens qui sont condamnés à la mort sociale parce qu'ils n'ont plus leur emploi", martèle Jean-Luc Mélenchon, candidat à la présidentielle en 2012 pour le Front de gauche, sur BFMTV, avant de les inviter à "recommencer" , se disant même prêt à aller en prison avec les auteurs de l'agression.
Autre voix dissonante, le porte-parole du NPA, Olivier Besancenot, estime dans un communiqué que "ça serait plutôt aux salariés de porter plainte contre les dirigeants", en référence à la plainte déposée par la direction d'Air France contre les manifestants.
Sans-culottes contre sans-chemises, la suite… pic.twitter.com/22II8Aug9C
— Olivier Besancenot (@olbesancenot) 5 Octobre 2015
L'ancien délégué syndical de la CGT de Continental à Clairoix (Oise), Xavier Mathieu, qui avait participé au saccage de la sous-préfecture de Compiègne, défend lui aussi les salariés d'Air France mis en cause, sur le plateau du "Grand Journal", mardi 13 octobre. "Vous ne voyez que la morsure du labrador [l'ouvrier] et vous ne voyez pas les conséquences, dénonce-t-il en parlant de chômage, de divorces et de suicides d'anciens salariés de l'usine. J'ai vécu ce qu'ils ont vécu. Le carnage qu'engendrent des licenciements, c'est quoi à côté des chemises arrachées ?"
Un moyen de se démarquer de la ligne du PS
L'impact médiatique de cette "chemise arrachée" a aussi obligé la classe politique à se positionner. Jean-Luc Mélenchon a été l'un des premiers à réagir : "C'est un moyen, pour cet outsider de la gauche, de se démarquer de la politique de François Hollande", explique à francetv info Agnès Cugno, philosophe politique. Cette légitimation de la violence par une partie de la gauche de la gauche marque aussi "une forme de surenchère désespérée face à son inefficacité électorale", analyse de son côté Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques, sur Slate.
Selon de nombreux observateurs, cet événement marque les limites de la politique sociale-démocrate du PS, divisé entre son soutien aux entreprises et à l'économie de marché et sa position historique en faveur des travailleurs et du progrès social : "C'est un compromis permanent entre le capital et le travail, observe Mireille Bruyère, économiste et membre de l'association altermondialiste Attac. A partir du milieu du XXe siècle, et jusque dans les années 1980, les dirigeants de gauche ont négocié avec le patronat tant que les entreprises garantissaient des droits sociaux aux salariés : salaires minimum, congés payés... La ligne que soutient Hollande." Or, ce compromis ne fonctionne que lorsqu'il y a de la croissance. "Aujourd'hui, avec la crise, on se retrouve donc dans un schéma un peu similaire, avec la peur de perdre ses acquis, et plus largement son emploi."
Un débat aussi vieux que la gauche
Toutefois, pour Alain Bergounioux, historien de la gauche, ces comportements violents sont le fait d'une minorité et bénéficient d'un écho médiatique démesuré : "Cela donne l'impression d'un état de la société, mais ce n'est pas le cas. Aujourd'hui, les entreprises signent des accords avec les syndicats, il existe un Code du travail, des lois... Même si le climat est délétère, il n'a rien à voir avec les conflits sociaux du début du XXe siècle."
La contestation du capitalisme par la violence a en effet toujours été au cœur des divergences de la gauche. "Au début du XXe siècle, [celle-ci] est divisée entre les socialistes qui soutiennent les actions violentes des ouvriers, et les radicaux partisans de l'ordre et de la réforme", rappelle Slate.
Or, Georges Clemenceau, alors président du Conseil et leader des radicaux, entend défendre "l'ordre légal pour les réformes contre la révolution", ajoute le site. Après la première guerre mondiale, cette opposition s'atténue. Le mouvement ouvrier perd de l'influence et se range derrière le jeune Parti communiste français (PCF). Les grèves de 1936 n'ont pas d'aspect insurrectionnel, et aboutissent aux accords de Matignon. Plus tard, lors des événements de Mai-1968, la violence se trouve plus du côté étudiant qu'ouvrier. Et l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 marque un abandon de la rupture avec le capitalisme.
Aujourd'hui, lorsque Jean-Luc Mélenchon justifie la violence, il entre en contradiction avec Jean Jaurès, qui, lors d'un débat face à Georges Clemenceau, en 1906, avait expliqué que les violences "compromettaient les victoires et faussaient le sens du combat". Des propos qui n'ont pas pris une ride.
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