Lyon-Turin : pourquoi le projet de voie ferroviaire transalpine ne voit pas le bout du tunnel
Comment gagner du temps en reliant Lyon à Turin en train ? La question agite la classe politique et les populations frontalières depuis 1991. Mis sur les rails en 2002, le projet de voie ferrée transalpine longue de 271 km, dont près de 60 creusés sous le massif du Mont-Cenis, suscite de grandes tensions entre "pro" et "anti". Une mobilisation prévue samedi 17 juin en vallée de la Maurienne par des opposants – une dizaine d'organisations parmi lesquelles Les Soulèvements de la Terre et les No-Tav italiens – a été interdite par la préfecture, qui craint des "débordements". Car si le projet est ancien, le débat sur sa pertinence s'est ravivé, alors que son calendrier de mise en service reste incertain. On vous explique ce qui coince.
Le casse-tête du tracé français
Ce projet titanesque permettant de faire circuler des trains de fret et de voyageurs entre la France et l'Italie est composé de trois parties : la plus longue portion (140 km) en France, un tronçon d'environ 45 km en Italie et un segment franco-italien de 84 km, dont l'essentiel sera creusé dans la roche. Or, le tracé français, entre Lyon et l'entrée du tunnel, n'est toujours pas connu et les partisans du projet pressent le gouvernement de prendre une décision.
Le ministère des Transports avait confirmé mi-janvier à l'AFP sa préférence pour le scénario dit "grand gabarit", le plus coûteux. Il prévoit de rejoindre le tunnel, non en empruntant les vallées, mais en creusant d'autres tunnels, sous les massifs montagneux de la Chartreuse et de Belledonne. A l'époque, cette option faisait "l'objet d'un premier tour de table financier auprès des cofinanceurs", c'est-à-dire les collectivités territoriales. Ce scénario devait s'inscrire dans une "programmation pluriannuelle des investissements" décidée "une fois le rapport du Conseil d'orientation des infrastructures (COI) rendu", précisait le ministère.
Ledit rapport, rendu quelques jours plus tard, désoriente les partisans français du Lyon-Turin. Le COI, lui-même divisé, plaide alors pour un report à 2045 de l'ouverture de la nouvelle ligne ferroviaire. Le plan : recentrer la priorité sur la modernisation de la ligne existante entre Dijon et Modane (Savoie), "pour lui permettre d'accueillir dans de bonnes conditions les trafics de fret sur l'itinéraire international Lyon-Turin lors de la mise en service du tunnel de base et de faire face à l'accroissement des transports ferroviaires du quotidien".
Un calendrier très incertain
Le rapport du COI a ravivé le débat. Animés par la crainte que le projet ne soit repoussé à jamais, 60 parlementaires ont lancé un appel transpartisan à Emmanuel Macron, en avril, lui enjoignant de "lancer au plus vite les études d'avant-projet détaillé (APD) de la section française". "L'achèvement nécessite un engagement urgent et résolu de l'Etat", a embrayé le maire de Saint-Priest, Gilles Gascon, signataire d'un nouvel appel publié le 6 juin, cette fois porté par les édiles de 42 (sur 59) communes du Grand Lyon.
Du côté des opposants, plusieurs associations, dont Les Soulèvements de la Terre et les No-Tav italiens, ont annoncé dès la fin du mois de mai leur intention de manifester, samedi 17 juin, dans la vallée de la Maurienne, pour dénoncer les conséquences du chantier et "pour la défense des montagnes et de l'eau".
Sans tracé établi, la question du calendrier ne risque pas de se préciser. Pour les partisans de la ligne, une livraison finale en 2045, avec sa portion française, comme l'envisage le rapport du COI, n'a pas de sens, alors que le tunnel creusé sous les Alpes et la partie italienne du parcours doivent être livrés en 2032. "Ouvrir un tunnel de base avec des accès italiens terminés, mais en repoussant aux calendes grecques ceux de la France, le tout en prétendant à tort que les accès actuels seraient largement suffisants, me paraît incompréhensible et donc inenvisageable", a déclaré le président de l'association de soutien au Lyon-Turin La Transalpine, Jacques Gounon, cité en mars dans Le Moniteur.
D'autant plus que la déclaration d'utilité publique attribuée à cette nouvelle portion sera périmée en 2028. Dès lors, le projet n'aura plus de base légale. "La déclaration d'utilité publique ne sera pas prolongée" et cela rendra constructibles des pans entiers de l'itinéraire reliant Lyon à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), l'entrée du tunnel, "soumis à une forte pression foncière", argumentent les parlementaires cosignataires de l'appel du mois d'avril. "Cela anéantirait les objectifs d'un report massif sur le rail des trafics de voyageurs et de marchandises dans les Alpes", alertent-ils.
Des conséquences environnementales qui divisent
En France, où le transport est le secteur le plus émetteur de gaz à effet de serre, le fret ferroviaire ne représentait que 10,7% du transport de marchandises en 2021, selon le ministère de la Transition écologique. La loi Climat et résilience prévoit de doubler le recours au rail. Alors que le plan vert européen et l'urgence climatique appellent aussi à favoriser le ferroviaire, la question de savoir comment favoriser l'essor du fret fait l'objet de débats enflammés.
Sur ce point, l'avis du COI a donné du poids à la piste de la modernisation de la ligne Dijon-Modane, prônée par une partie des opposants à Lyon-Turin. Dans un communiqué du 25 février, l'ONG Les Amis de la Terre, l'association Vivre ensemble en Maurienne ou encore La France insoumise estiment que "la ligne existante Ambérieu/Chambéry/Modane est en mesure d'assurer un report modal massif pour 16 millions de tonnes par an, ce qui équivaut au poids transporté par un million de poids lourds". Soit l'objectif affiché par la société franco-italienne Telt, gestionnaire du tunnel.
Fin 2022, quelque 150 élus Verts et LFI ont signé une tribune publiée par Reporterre préconisant la montée en puissance de cette ligne qu'ils jugent sous-exploitée. A l'inverse, les élus favorables à la nouvelle ligne considèrent que ce Dijon-Modane ne sera jamais à la hauteur des ambitions de développement du fret. Dans le même temps, des maires estiment que l'explosion du transport de marchandises empoisonnera la vie des habitants. Cité par le média savoyard La Vie nouvelle, le maire de Brison-Saint-Innocent, Jean-Claude Croze, assure que les élus locaux craignent "pour les nuisances qu'entraînera cette ligne, avec des passages à niveau constamment fermés et une ligne historique sur le lac dont on ne sait pas si elle peut absorber ce genre de trafic, du point de vue de la sécurité".
Au regard des tergiversations françaises, le COI a noté dans son rapport de janvier que l'évaluation environnementale du projet, établie en 2011, "doit être également reprise et mise à jour sur la base du scénario retenu". Comment évaluer les impacts environnementaux du projet sans en connaître le tracé ?
Une facture qui s'alourdit
De même, comment évaluer son coût sans une vision précise du calendrier ? L'estimation du coût global du projet était déjà passée de 12 milliards d'euros en 2002 à 26,1 milliards d'euros en 2012, selon la Cour des comptes (lien PDF). Le coût du seul tunnel a été réévalué de 5,2 à 9,6 milliards d'euros, soit une hausse de 85%, dans un rapport de la Cour des comptes européenne (lien PDF) publié en 2020. Pour les voies d'accès, les investissements côté français sont estimés "à environ 10 milliards d'euros (valeur 2020 hors inflation)", d'après l'entourage du ministre des Transports. En juillet 2022, le président de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afit France), Jean Castex, avait pour sa part avancé le chiffre de 15 milliards d'euros.
Alors que ces questions restent en suspens, des députés LFI et écologistes ont annoncé mercredi le lancement d'une "commission d'enquête populaire" pour, notamment, auditionner les acteurs impliqués. Objectif : la publication, d'ici six à huit mois, d'une évaluation du potentiel de la ligne déjà existante et de "la légalité du tracé" de la nouvelle, avec ses tunnels, ainsi que du respect des procédures et des réglementations par les services de l'Etat. En présentant cette initiative, la patronne des députés écologistes, Cyrielle Chatelain, a fustigé "un projet complètement démesuré, en termes de montants financiers et de coût environnemental".
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