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Immigration : que dit vraiment le rapport de France Stratégie pointé par l'extrême droite ?

Les cartes de cette étude sur la ségrégation résidentielle ont été utilisées par l'extrême droite pour critiquer la politique migratoire dans l'Hexagone. Sauf que ses auteurs assurent qu'il est difficile d'en tirer de telles conclusions. 

Article rédigé par franceinfo - Julien Nguyen Dang
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des promeneurs s'installent sur les bords du Rhône lors du déconfinement à Lyon, le 19 mai 2021. (ANTOINE MERLET / HANS LUCAS)

Une étude publique a-t-elle servi l'extrême droite ? Le média ultraconservateur Causeur a publié, le 24 août, une longue "analyse" d'un rapport de France Stratégie consacré à la "ségrégation résidentielle". Cartes à l'appui, cet article s'attachait à restituer, quartier par quartier, les parts d'immigrés et de descendants d'immigrés d'origine extra-européenne. Des données rendues publiques par l'institut de prospective rattaché aux services du Premier ministre dans une étude parue il y a plus d'un an, jusque-là passée sous les radars, et qui prouveraient un "basculement démographique historique" du pays, à en croire l'Observatoire de l'immigration et de la démographie (OID), un mystérieux organisme à l'origine de l'article de Causeur.

Plusieurs personnalités politiques d'extrême droite se sont alors engouffrées dans la brèche, y voyant la démonstration d'une immigration galopante en France. "Notre avenir est dans ces cartes et il est encore temps de le choisir ! (...) #RéveillezVous", a lancé Marine Le Pen sur Twitter, tandis que le vice-président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a écrit : "Il nous reste peu de temps pour choisir le visage qu'aura demain la France." Des soutiens d'Eric Zemmour ont également livré leur analyse autour des résultats de l'étude de France Stratégie. Mais toutes ces affirmations sont-elles vraiment pertinentes au regard des conclusions du rapport ? Franceinfo s'est plongé dans ces travaux.

Quel était l'objet d'étude du rapport de France Stratégie ?

Le rapport de France Stratégie, paru en juillet 2020, ne s'intéresse pas à un "basculement démographique" supposé, mais à la ségrégation résidentielle, comme le précise le document intitulé "Quelle évolution de la ségrégation résidentielle en France ?". Un phénomène présenté comme "l'inégale répartition dans l'espace urbain de différentes catégories de population"explique la note d'analyse (PDF), qui "peut résulter de choix individuels, motivés par la recherche d'un entre soi, ou de phénomènes de relégation, liés notamment au prix des logements".

"Dans le débat public, on entend que la ségrégation explose en France, que les inégalités entre quartiers riches et pauvres sont de plus en plus importantes", explique à franceinfo Clément Dherbécourt, qui a travaillé pendant plus d'un an sur l'étude. "On a voulu vérifier cela avec des données objectives (...) pour regarder si les quartiers sont plus hétérogènes dans le temps en tenant compte de l'évolution de la structure de la société."

France Stratégie s'est donc focalisé sur un indice de ségrégation pour mesurer la part d'une catégorie de population qui devrait changer de quartier de résidence pour que son poids soit le même d'un quartier à l'autre.

Les quatre co-auteurs ont eu recours à un maximum de variables pour obtenir un résultat précis : différences d'âge, catégories socioprofessionnelles, type de logement, niveau de vie et, enfin, la dimension migratoire. "L'intérêt de cette étude, c'est de couvrir toutes les dimensions", défend l'économiste, qui ajoute : "On ne s'est pas focalisés sur un aspect des choses, on est partis sans a priori."

Doù viennent les données utilisées dans cette étude ?

Ces données sont issues des données du recensement de la population rassemblées au sein de la base Saphir de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Elles ne sont donc pas nouvelles et ne contreviennent pas, par exemple, à l'encadrement des statistiques ethniques par la loi, rappelle Clément Dherbécourt. L'auteur souligne d'ailleurs que les chiffres de l'immigration par unité urbaine sont librement accessibles à tous sur le site de l'Insee.

"Les administrations ont vocation à publier leurs données en open source (...) mais on ne s'est pas contentés de mettre des fichiers Excel", explique l'économiste. Convaincue que d'énormes tableurs comme ceux du recensement ne sont pas facilement exploitables par les internautes, son équipe a donc conçu une visualisation cartographique "pour que les gens puissent se rendre compte de l'évolution et des dynamiques de son quartier" autour de la ségrégation résidentielle.

"C'était nouveau et ça avait un sens dans ce projet. Une carte est beaucoup plus parlante qu'un fichier Excel."

Clément Dherbécourt

à franceinfo

Ce rapport permet-il d'observer la part des populations immigrées par zone urbaine ?

L'étude de France Stratégie donne bien accès à toutes ces données sur la composition démographique des 55 unités urbaines (de plus de 100 000 habitants) étudiées. Leur visualisation sur un site dédié permet ainsi d'identifier la part des habitants d'origine immigrée par quartier, selon l'âge, le nombre de parents immigrés, leur origine européenne ou extra-européenne. Ainsi, au sein du 15e arrondissement de Paris, où se trouve le siège de France Télévisions, les immigrés d'origine extra-européenne constituaient par exemple 18% des 25-54 ans en 2017, rapporte l'étude de France Stratégie.

"Après, le fait qu'un quartier compte telle ou telle proportion de cadres, d'ouvriers ou d'immigrés, ce n'était pas forcément le cœur de ce qu'on voulait faire apparaître, concède Clément Dherbécourt. Ce sont les écarts à la moyenne qui nous intéressaient, c'est-à-dire la ségrégation résidentielle." La concentration d'une population dans un quartier répond, elle, à une logique différente, observe la note d'analyse (PDF).

Derrière ces chiffres sur l'origine migratoire, qui distinguent l'origine européenne de l'origine extra-européenne, de même que le nombre de parents immigrés, les auteurs espéraient ainsi obtenir une lecture plus fine de la répartition urbaine de la population. "Mais on n'est pas allés plus loin [dans l'analyse par pays d'origine]", se défend l'économiste face aux interprétations politiques.

Quelles sont les principales conclusions de l'étude ?

"Depuis vingt-cinq ans, on n'observe pas de changement significatif dans les écarts de composition sociale entre quartiers, à l'exception de la région parisienne" où la ségrégation résidentielle a augmenté de manière générale, explique l'économiste de France Stratégie.

Cependant, la ségrégation résidentielle touchant spécifiquement les personnes d'origines extra-européennes a, elle, diminué quelle que soit la taille des agglomérations – là aussi en dehors de l'unité urbaine de Paris, de loin la plus grande. "Il y a 25 ans, les immigrés extra-européens étaient moins nombreux et étaient très concentrés dans certains quartiers. Mais depuis, les nouveaux arrivants se sont installés dans des quartiers où il y avait moins d'immigrés originaires de l'extérieur de l'Europe", relève Clément Dherbécourt, qui pointe un phénomène "d'homogénéisation de leur présence entre quartiers", qui tord le cou à une idée préconçue "dans le débat public" selon laquelle les nouveaux immigrés s'installent et se concentrent davantage dans quelques quartiers.

Ainsi, à Nantes, l'indice de ségrégation des immigrés extra-européens de 25 à 54 ans a diminué de 50,3% à 36,5% entre 1990 et 2015. Autrement dit, il faudrait que 36,5% de cette population change de quartier de résidence pour que leur poids soit le même d'un quartier à l'autre, contre près de la moitié d'entre eux en 1990. Une tendance que l'on retrouve dans la quasi-totalité des unités urbaines étudiées (PDF).

Une catégorie de la population a même vu son indice diminuer plus fortement encore : celles des personnes qui vivent dans des logements sociaux. Une conséquence de l'article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), promulguée en 2000, qui impose à certaines communes (en fonction du nombre d'habitants) un nombre minimum de logements sociaux, rappelle Clément Dherbécourt.

Pourquoi ses auteurs ne partagent-ils pas les conclusions de l'extrême droite ?

L'économiste admet avoir été étonné par un tel emballement alors que, pendant près d'un an, l'étude n'avait pas suscité de telles réactions, trouvant davantage d'écho "auprès d'élus locaux et d'administrations""On sait depuis longtemps qu'il y a une hausse structurelle de long terme de la part des immigrés extra-européens dans la population française en raison de vagues d'immigration successives, parce que l'Insee le mesure de manière très précise", analyse Clément Dherbécourt. 

"Expliquer les évolutions par la démographie, la taille des familles ou les flux migratoires actuels est problématique, car on sait que la hausse tendancielle du nombre d’immigrés extra-européens et de leurs enfants est une conséquence des vagues migratoires sur le long terme."

Clément Dherbécourt

à franceinfo

L'augmentation de la part d'enfants d'origine immigrée était "prévisible", explique le socio-démographe Patrick Simon au quotidien La Croix. "En 1974, on arrête l'immigration de main-d'œuvre et à partir des années 1980, on a une immigration familiale, qui devient plus significative depuis la fin des années 1990. Ce qui aboutit logiquement à une hausse des enfants d'origine immigrée extra-européenne", explique le chercheur de l'Institut national des études démographiques (Ined), qui impute au métissage la moitié de cette augmentation : "Quand votre enfant se marie avec un immigré ou un enfant d’immigré, vous ne devenez pas immigré mais votre famille a désormais un lien avec l’immigration."

Autre problème identifié par l'économiste Clément Dherbécourt : l'instrumentalisation de la carte de la Seine-Saint-Denis dans les interprétations de l'extrême droite où, effectivement, certains quartiers comportent une part importante de populations d'origine immigrée. "Ce département n'est pas représentatif de la France en général mais d'une spécificité de l'Ile-de-France, la porte d'entrée de l'immigration extra-européenne en France. Prendre la situation de la Seine-Saint-Denis pour en tirer des généralités à la France entière, c'est problématique", regrette Clément Dherbécourt.

Mais le co-auteur du rapport de France Stratégie souligne un point : cette étude a pour but de transmettre "des informations", et non de donner des clés sur les politiques publiques à mettre en œuvre : "Ce sont les décideurs publics qui, en fonction de leur couleur politique et de leurs objectifs, décident de la loi à mettre en œuvre." Et d'ajouter : "On ne peut pas maîtriser les interprétations qui sont faites de nos données et il n'est absolument pas question de contrôler leur usage. Libre à chacun de les réutiliser comme il l'entend. Et, encore une fois, toutes ces données existent déjà."

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