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Présidentielle : pourquoi l'idée d'un âge limite pour le vote des seniors en convainc certains (et scandalise les autres)

Sur fond de surreprésentation des seniors et de jeunes qui se sentent "dépossédés" de l'élection, certains vont jusqu'à proposer la limitation ou la pondération du vote en fonction de l’âge. Une piste aussi radicale qu'iconoclaste, et qui n'est pas près d'être appliquée. 

Article rédigé par Clémentine Vergnaud
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Illustration sur la fracture générationnelle concernant le vote. (STEPHANIE BERLU / RADIO FRANCE)

C’est une petite musique qui courait déjà avant le premier tour de l’élection présidentielle, dimanche 10 avril, mais qui s’est renforcée à l’annonce des résultats. "Les jeunes qui ont voté en masse Mélenchon pour leur avenir se font voler leur élection par des vieux retraités qui ont vécu leur meilleure vie et n’ont plus rien à perdre et des vieux bourgeois qui ont tous les privilèges de Macron", s’exaspérait par exemple un jeune sur Twitter au soir du premier tour. Un autre s’agace aussi, graphiques à l’appui : "Ce sont donc des vieux déjà à la retraite qui vont nous imposer de travailler cinq ans de plus. Merci à eux." A tel point que certains vont jusqu'à se poser cette question : "Pourquoi diable laissons-nous les plus de 65 ans voter ?" 

Alors faut-il aller jusqu'à limiter le vote des personnes âgées, comme certains le préconisent sur les réseaux sociaux et ailleurs ? La question sonne comme une provocation. Mais il serait simpliste de voir cette contestation de la jeunesse envers les aînés comme la lubie de quelques jeunes énervés qui veulent mettre les "boomers" au placard. Elle est une lame de fond plus profonde dans une partie de cette classe d’âge, angoissée et en partie mobilisée sur des thématiques qui ne sont parfois pas le centre d’intérêt des autres classes d’âge, et des seniors en particulier. "Ils ont voté sans penser à nous", déploraient des étudiants qui bloquaient la Sorbonne à Paris, jeudi 14 avril, dans le podcast de franceinfo Le Quart d'Heure. "On a deux candidats qui méprisent l’urgence sociale, climatique et écologique. Je trouve ça terrible", exprimait pour sa part, lundi 11 avril Denis, 26 ans, au micro de Manon Mella dans "Génération 2022". Il disait ressentir "une fracture entre les plus jeunes et les plus vieux""Pour les plus âgés, développe le politologue Martial Foucault dans La Croix, les enjeux sont d’abord le pouvoir d’achat, l’insécurité ou encore la délinquance, avant d’être la lutte contre le réchauffement climatique, qui est davantage une priorité pour les jeunes".

Ce hiatus générationnel ne date pas de 2022. "La remise en cause de l’universalité du vote est récurrente", rappelle le constitutionnaliste Dominique Rousseau, professeur à l'École de droit de la Sorbonne. En effet, comme le rapporte le politologue Andrei Poama dans une interview à Philosophie magazine, la question s’est posée dès les années 1970 outre-Atlantique, aux États-Unis. "Après la réélection de Ronald Reagan au poste de gouverneur de Californie, l’universitaire Douglas Stewart affirmait dans un article (…) que, les personnes âgées étant davantage exemptées des conséquences de leur vote que les jeunes, il n’y avait pas de sens à leur donner le même pouvoir électoral." La France aussi a connu ce débat mais en d’autres termes, explique Dominique Rousseau. "En 1974, déjà, on disait que si les femmes n’avaient pas voté, Mitterrand aurait été élu ! Or, sept ans plus tard, ce sont principalement les femmes qui ont conduit à son élection..."

Un poids important dans le corps électoral 

Avant d’examiner la question du vote en lui-même, il est nécessaire de jeter un œil à quelques données chiffrées. Les jeunes sont-ils vraiment "condamnés", comme ils le pensent, à "subir" le vote des retraités ? La réalité est bien plus complexe. Dans les faits, les plus de 65 ans pèsent effectivement de plus en plus dans la masse électorale, vieillissement de la population oblige. Ainsi, là où ils représentaient 14,9% de la population française en 1995, cette proportion est montée à 18,8% en 2016 et devrait atteindre 22,5% en 2027, selon les chiffres de l’Insee. Sur les listes électorales, les plus de 65 ans représentent actuellement plus du quart des inscrits (27,47%), là où les 18-24 ans représentent 11,08%, beaucoup de jeunes n’étant pas inscrits sur les listes électorales. Et si l'on élargit la tranche d'âge aux 18-34 ans, on atteint 25,6% des inscrits.

La réalité du vote révèle par ailleurs un écart important d’expression en fonction de l'âge : 42% des 18-24 ans se sont abstenus – un chiffre qui monte même à 46% chez les 25-34 ans – là où les 60-69 ans n’ont été que 12% à bouder les urnes. Mais Jérémie Moualek relativise. "Les plus de 80 ans s’abstiennent plus que les jeunes. Poser une limite au vote des personnes âgées viendrait entériner légalement ce qui est déjà une réalité sociologique." Et il pointe le fait que dans les Ehpad, ils ne sont même que 4% à voter, selon une étude de 2009.

"Avancée démocratique" ou "violation des droits de l'homme" ?

Devrait-on alors revoir notre suffrage universel pour le rendre plus équilibré entre les générations ? "Si on pose comme principe politique de base une violation des droits de l’homme, forcément ça crispe", rétorque immédiatement le politologue Bruno Cautrès. "Il y a un blocage car cela touche à l’unicité du citoyen", pointe de son côté le sociologue Julien Damon, partisan de l’ouverture du droit de vote à 16 ans, qui estime cependant que "ce type de proposition pourrait être davantage débattu dans l’espace public pour régénérer le vote". Frédéric Monlouis-Félicité, ancien dirigeant de l'Institut de l'entreprise et ardent défenseur d’un vote différencié en fonction des classes d’âge, juge lui que "les esprits ne sont pas mûrs. Chaque avancée démocratique commence par générer ce type de réaction."

Et si, finalement, le tabou venait, comme un cercle vicieux, justement du fait que le sujet n’est jamais abordé ? "L’acte de vote est un impensé politique. On ne parle pas de la manière dont on vote, postule Jérémie Moualek, spécialisé en sociologie du vote. Il n’y a pas de débat autour de ça et, quand on pose la question, elle surprend donc." Pourtant, elle a été abordée – et tranchée – ailleurs dans le monde. Un seul État a franchi le pas : le Vatican. Mais pour un scrutin très particulier : le Saint-Siège limite en effet le droit de vote des cardinaux à 80 ans pour élire un nouveau pape. D’autres pays comme le Luxembourg, le Pérou ou l’Équateur ont choisi de rendre le vote obligatoire jusqu’à un certain âge, puis facultatif.

Une surreprésentation des personnes âgées

Les statistiques, traduites dans les urnes, démontrent malgré tout une surreprésentation des personnes âgées, dont le poids et la participation sont plus importants, par rapport aux jeunes. "On vit de plus en plus dans une gérontocratie parce que les aînés votent et pas les jeunes", affirme Julien Damon. "Le terme de gérontocratie est exagéré mais il est sûr qu’il y a un gap générationnel dans nos institutions", reconnaît le politologue Bruno Cautrès. Ce déséquilibre dans la pyramide des âges et la participation conduit, selon plusieurs intellectuels, à déséquilibrer l’offre politique. Frédéric Monlouis-Félicité, qui prépare un essai sur le sujet pour l'automne, va même jusqu’à parler d’une "surdétermination" de ces politiques en fonction des plus vieux.

"Les politiques publiques épousent les revendications des classes d’âge qui votent le plus."

Jérémie Moualek, sociologue

à franceinfo

Dans une note publiée en 2016 et se penchant sur l’élection présidentielle de 2017, Luc Rouban, chercheur au Cevipof, jugeait déjà les seniors comme "une force électorale considérable qui va jouer un rôle central" dans l’élection. En effet, les candidats, dans un raisonnement logique, formulent des propositions qui vont parler au plus d’électeurs possibles pour récolter le plus de voix. "L’offre politique des candidats se cale sur cette demande qui modèle en profondeur les capacités d’évolution du système politique." Pour Jérémie Moualek, la conséquence de cela est "un désalignement entre l’offre politique et les envies de la jeunesse".

Notre démocratie serait donc dominée par les personnes âgées qui, plus nombreuses et plus enclines à participer, focaliseraient toute l’attention politique sur leurs demandes et leurs attentes au détriment des jeunes, renforçant ainsi – dans un cercle vicieux – l’absence de propositions ambitieuses pour la jeunesse et, par voie de conséquence, leur abstention. "Les thèmes de préoccupation des jeunes, comme l’écologie, la précarité ou le chômage des jeunes, ont été très peu évoqués dans cette campagne", abonde Céline Braconnier, directrice de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, interrogée par franceinfo au soir du premier tour pour expliquer l’abstention de cette classe d’âge.

"C’est un raccourci rapide de dire que l’offre politique est surtout tournée vers les plus âgés, relativise Bruno Cautrès. Tous les candidats ont parlé à la jeunesse." Par ailleurs, soulèvent Andrei Poama et Dominique Rousseau, il faut prendre garde au biais qui voudrait que les personnes âgées ne soient intéressées que par les thématiques qui les touchent directement. "Les plus âgés votent aussi en pensant aux intérêts des jeunes", affirme Andrei Poama. "Les plus vieux pensent à leurs enfants et petits-enfants, renchérit Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel. On en a vu descendre dans la rue pour défendre le climat ou les retraites."

Plusieurs intellectuels se sont penchés sur la question de la limitation du vote des personnes âgées. Si quelques-uns, comme Douglas Stewart, estiment qu’il faut le retirer à un certain âge (celui de la retraite, par exemple, pour Stewart), la majorité d’entre eux plaident plutôt pour mettre en place une pondération : plus vous avancez en âge, moins votre vote a de poids. Pour le politologue suisse Silvano Möckli, cité par Andrei Poama, cela permettrait d’"éviter que certains groupes d’âge en dominent d’autres".

"On doit aider l’égalité réelle à se manifester car aujourd’hui elle est théorique. Or, l’égalité théorique du vote ne suffit pas à faire une démocratie"

Frédéric Monlouis-Félicité, défenseur du vote pondéré en fonction de l'âge

à franceinfo

Ainsi, chacun pourrait peser en fonction du temps durant lequel il connaîtra les conséquences de son vote. "Les décisions que vous prenez à 18 ans pèsent plus longtemps qu’à 80 ans. Si on prend les questions climatiques, à long terme les personnes âgées ne seront pas autant confrontées que les jeunes", explique Julien Damon, qui n’est pas favorable à un retrait du droit de vote passé un certain âge mais s’intéresse à l’ouverture du vote à 16 ans. Dans cette lignée, le philosophe britannique William MacAskill, cité par Andrei Poama, estime que la pondération pourrait corriger les "conséquences négatives" des "préférences temporelles à court terme" des personnes âgées. C'est aussi ce concept d’héritage et de justice intergénérationnelle que défend le philosophe belge Philippe Van Parijs. "Il s’agit pour chaque génération de s’assurer que la situation socio-économique de la suivante n’est pas pire que la sienne."

Le concept de "un futur, un vote"

Andrei Poama, qui a lancé une plateforme de recherches sur le sujet, y voit donc la possibilité de considérer le vote d’une manière différente. "Avec ce système, on passerait de ‘une personne, un vote’ à ‘un futur, un vote’." Cela reviendrait à un changement total dans la conception du citoyen. "Ce n’est plus le concept de personne (…) qui compte mais l’espérance de vie et l’intérêt égal de chacun." Pour Frédéric Monlouis-Félicité, ardent défenseur du vote pondéré, ce changement de paradigme créerait "un choc de citoyenneté pour remettre en marche l’ascenseur social" et ainsi briser le cercle vicieux de l’abstention des jeunes. En accordant plus de poids à leur vote, les candidats seraient donc contraints de leur faire de vraies propositions politiques. "Il faut leur proposer un programme, pas juste adopter leurs codes comme certains candidats l’ont fait", confirme Julien Damon.

"Que les partisans de cette théorie le démontrent empiriquement", défie Bruno Cautrès, pointant du doigt le manque d’études à ce sujet. Pour le politologue, la mécanique de participation n’est pas aussi simple. "Il faut plutôt des politiques de long terme", abonde Jérémie Moualek, qui pointe par ailleurs du doigt le risque de déséquilibre que pourrait créer une pondération du vote en fonction de l’âge. "L’abstention est plutôt à penser en termes d’exclusion. Si on limite le vote des personnes âgées, on risque donc de les exclure et de créer un déséquilibre dans l’autre sens."

Des limites techniques... mais surtout éthiques

Au-delà des limites constatées, la pondération du vote des plus âgés rencontre de vrais obstacles techniques et éthiques. "Cela repose sur une justification hautement instable aux contextes politiques et sociaux, là où une bonne politique publique devrait rester justifiée et robuste à travers une large variété de contextes", juge ainsi Andrei Poama. Il note par ailleurs qu’il existe "trop de différence d’enjeux [pour les personnes âgées] en fonction de l’élection". Enfin, la pondération serait difficile à appliquer en France car il faudrait pouvoir identifier les bulletins pour savoir quel poids leur accorder. "Dans certains bureaux de vote où, imaginons, il n’y aurait qu’un électeur inscrit dans une classe d’âge, cela permettrait d’identifier son vote et contreviendrait donc à l’anonymat", détaille Julien Damon.

Mais l’obstacle principal à ce type de proposition reste celui des droits civils. "Si ça se passait comme ça, nous retournerions dans une société archaïque", se désole la philosophe Blandine Kriegel.

"L’exercice intellectuel est intéressant mais ça viole le principe selon lequel ‘un homme = un vote"

Bruno Cautrès, politologue

à franceinfo

"Il a déjà été laborieux d’obtenir que le suffrage universel concerne les femmes… On entrerait dans un engrenage qui nous ramènerait au suffrage censitaire", juge Bruno Cautrès. "On ouvre la boîte de Pandore !", s’exclame Dominique Rousseau. "Pourquoi ne pas réserver le vote à ceux qui ont bac+5 ? Ce n’est pas très sérieux sur le plan démocratique", juge-t-il, rappelant au passage qu’en 1973 une proposition du type avait été formulée par un certain… Michel Debré, mais pas sur le critère de l'âge : à l’époque, le premier chef de gouvernement de la Ve République proposait d’accorder plus de voix aux pères de famille.

Quelles que soient les modalités retenues, la concrétisation d’un tel projet semble très compromise. "Vous rentrez dans un politique de discrimination qui remet en cause le principe d’égalité entre les citoyens et le suffrage universel sur le plan constitutionnel. Un projet de loi en ce sens serait donc retoqué par le Conseil constitutionnel." Il faudrait donc, pour adopter une telle réforme, l’adoption d’une réforme constitutionnelle par les parlementaires réunis en Congrès ou le passage par un référendum après l’adoption du projet de loi dans les mêmes termes par l’Assemblée nationale et le Sénat. Ce qui nécessite un vrai consensus sur la question, très loin d’être acquis pour l’instant.

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