Mort d'Adama Traoré : on vous explique ce que disent les différentes expertises qui se suivent et se contredisent depuis 2016
Ce jeune homme noir est mort en 2016, à 24 ans, dans une gendarmerie, après son interpellation. L'affaire donne lieu à un marathon médico-légal qui se poursuit quatre ans après le drame. Franceinfo revient sur les nombreuses expertises qui alimentent le dossier.
Environ 20 000 personnes se sont réunies, mardi 2 juin, devant le palais de justice de Paris, pour réclamer la vérité sur la mort d'Adama Traoré. Ce jeune homme de 24 ans est mort le 19 juillet 2016, à la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise (Val d'Oise), après une arrestation musclée au cours de laquelle il a "pris le poids" de trois gendarmes, selon les témoignages de ces derniers.
Depuis quatre ans, les expertises médico-légales se suivent et se contredisent. Franceinfo détaille ce que contiennent ces documents successifs, capitaux pour l'enquête et pour la famille d'Adama Traoré. La question est de savoir si le jeune homme est mort par asphyxie à cause d'une fragilité cardiaque, de la compression thoracique causée par le poids des gendarmes, ou de la combinaison de plusieurs facteurs.
Juillet 2016, première autopsie : le procureur de la République évoque un "malaise cardiaque"
Le procureur de la République de Pontoise dévoile quelques éléments du rapport de la première autopsie, le 21 juillet 2016, deux jours après la mort d'Adama Traoré. Yves Jannier explique que le jeune homme souffrait d'une "infection très grave (...) touchant plusieurs organes". Cette infection aurait été responsable d'un "malaise cardiaque". Le procureur ajoute que le jeune homme de 24 ans ne portait pas de "traces de violences significatives". Des "égratignures" ont été constatées "mais rien de significatif", insiste-t-il. Le magistrat déclare que la cause de la mort d'Adama Traoré "semble être médicale".
Juillet 2016, première contre-expertise : les spécialistes notent un "syndrome asphyxique"
A la demande de la famille d'Adama Traoré, une deuxième autopsie est réalisée par un collège d'experts de l'Institut médico-légal de Paris, quelques jours plus tard. L'examen conclut à une mort par "syndrome asphyxique" et écarte l'existence de "lésions d'allure infectieuse" mentionnées dans la première autopsie et mises en avant par le procureur Yves Jannier. Reste que cette contre-autopsie ne met pas en évidence de traces de violence. La famille demande un nouvel examen, rejeté par la justice, qui invoque la dignité humaine.
Le Monde révèle par ailleurs, le 15 septembre, alors que le magistrat est muté, que la piste du "malaise cardiaque" est "une hypothèse que les rapports d'autopsie en possession du procureur n'évoquaient pas". En outre, "le procureur de Pontoise avait systématique omis, dans sa communication à la presse, les incertitudes des médecins légistes sur les causes de l'asphyxie ayant entraîné la mort" d'Adama Traoré. L'enquête est dépaysée en janvier 2017 et les juges d'instruction parisiens chargés du dossier acceptent une nouvelle expertise.
Juin 2017, troisième expertise : les experts pointent un "état asphyxique aigu" et deux pathologies
Le document est daté du 22 juin 2017. Ce nouvel examen "est une contre-expertise anatomopathologique", c'est-à-dire une étude des anomalies des tissus biologiques et des cellules pathologiques prélevées, explique une source judiciaire à Libération. Il ne s'agit donc "pas d'un rapport médical définitif".
Le document conclut que l'hypothèse d'un problème cardiaque "ne peut être retenue avec certitude". "La mort de monsieur Adama Traoré est secondaire à un état asphyxique aigu, lié à la décompensation – à l'occasion d'un épisode d'effort et de stress – d'un état antérieur plurifactoriel associant notamment une cardiomégalie (une augmentation de la taille du cœur) et une granulomatose systémique de type sarcoïdose (une maladie inflammatoire la plupart du temps bénigne)", peut-on lire dans le document consulté Libération.
"Une cardiomégalie modérée ne peut pas en soi conduire à la mort, mais peut être le symptôme d'une maladie cardiaque plus grave", explique un ancien chef du service de pneumologie et réanimation de la Pitié-Salpêtrière à Libération. Pour lui, l'analyse est peu concluante. "On a surtout des points d'interrogations à la lecture de cette contre-expertise", commente le médecin.
Septembre 2018 : l'expertise de synthèse disculpe les forces de l'ordre
Cette synthèse est remise aux juges d'instruction mi-septembre 2018. Le Monde (article payant), qui l'a consultée, rapporte que cette "expertise médico-légale de synthèse" conclut que "le pronostic vital" d'Adama Traoré était "engagé de façon irréversible" avant son interpellation. En clair, le document disculpe les gendarmes.
Le document précise qu'Adama Traoré n'avait toutefois pas un cœur défaillant. Pour le cardiologue, le pneumologue, le légiste et l'anatomopathologiste qui ont rédigé la synthèse, Adama Traoré a succombé après avoir couru une quinzaine de minutes, sous une forte chaleur, pour échapper aux forces de l'ordre. Les auteurs de cette synthèse rappellent qu'Adama Traoré était atteint d'un "trait drépanocytaire", qui avait été diagnostiqué, et d'une "sarcoïdose de stade 2", ce qui était "apparemment méconnu". Or, selon eux, cette maladie l'a exposé "à un risque d'hypoxémie d'effort", c'est-à-dire à une diminution anormale de la quantité d'oxygène contenue dans le sang.
Après la remise de cette synthèse, les soutiens d'Adama Traoré ont organisé une manifestation à Paris, le 13 octobre, pour la contester. "D'après l'Etat, mon frère est mort de drépanocytose (...) Ils ont sorti un rapport truffé d'incohérences", avait lancé Assa Traoré devant un millier de personnes. "Qui ordonne d'écrire ces mensonges sur nos frères qui meurent sous les coups de la police ?" demande-t-elle.
Cette étude de synthèse est alors considérée comme la probable dernière, après un parcours chaotique. Ordonnée en janvier, elle a été reportée au mois de mai puis au mois de juillet avant d'être finalisée en septembre. Les juges mettent fin aux investigations à la fin de l'année 2018, sans mettre en examen les trois gendarmes.
Mars 2019 : une expertise commandée par la famille étrille la synthèse
Alors qu'un non-lieu se profile, la famille d'Adama Traoré dévoile le 11 mars 2019 un rapport médical qu'elle a demandé à quatre professeurs des hôpitaux de Paris, dont un spécialiste de la drépanocytose et un de la sarcoïdose. Ils écartent fermement les conclusions de la synthèse et les qualifient de "spéculations théoriques".
Ces médecins affirment "que la condition médicale préalable d'Adama Traoré ne peut pas être la cause de la mort", rapporte Le Monde (article payant). Sur la sarcoïdose, ils rappellent qu'il n'y a jamais eu de mort lié au stade 2 de la maladie, celui dont était affecté le jeune homme. Quant au "trait drépanocytaire" relevé, ils relèvent qu'Adama Traoré était un "porteur sain". "Nous affirmons que le décès de monsieur Adama Traoré ne peut être imputé ni à la sarcoïdose de stade 2, ni au trait drépanocytaire, ni à la conjonction des deux", écrivent-ils.
Les quatre professeurs mettent également en cause le professionnalisme des auteurs de la synthèse. "La drépanocytose et la sarcoïdose sont deux pathologies rares, habituellement prises en charge par des médecins spécialisés, en général spécialistes de la médecine interne. Notons que les deux cliniciens ayant participé à l'expertise médico-légale de synthèse n'ont aucune compétence dans ces domaines", soulignent-ils. Pour les juges, cette nouvelle expertise n'est toutefois pas valable. Ils en ordonnent une nouvelle.
Mai 2020 : une expertise ordonnée par la justice écarte à nouveau le rôle des gendarmes
Le document détaillant cette nouvelle expertise date du 24 mars et a été dévoilé par franceinfo le 29 mai. L'étude conclut qu'"Adama Traoré n'est pas décédé d'asphyxie positionnelle mais d'un œdème cardiogénique". Autrement dit, les auteurs privilégient la thèse médicale et écartent la responsabilité des forces de l'ordre.
Les trois médecins commis par l'autorité judiciaire reconnaissent ne pas avoir trouvé de "pathologie évidente expliquant cet œdème", précise toutefois L'Obs. Ils considèrent que la "dyspnée qui a conduit Adama Traoré dans un état d'asphyxie fatal est antérieure" à l'intervention des trois gendarmes. Pour ces experts, la mort du jeune mort est "probablement" causée par l'association "d'une sarcoïdose pulmonaire, d'une cardiopathie hypertrophique et d'un trait drépanocytaire", "dans un contexte de stress intense et d'effort physique, sous concentration élevée de tétrahydrocannabinol (le principe actif du cannabis)".
"La conclusion est très claire : le plaquage ventral qui est dénoncé depuis le début par la famille comme étant l'origine du décès vient pour la troisième fois d'être infirmé par les experts médicaux", réagit Rodolphe Bosselut, avocat de deux des gendarmes placés sous statut de témoin assisté. "Aucune responsabilité des gendarmes ne peut être engagée dans ce dossier", ajoute-t-il. Et de conclure : "Je pense que l'instruction peut être clôturée."
Interrogée par L'Obs, Assa Traoré pointe l'absence de mention des conditions d'interpellation de son frère. "Mon frère a été pris en chasse par trois policiers, un jour de canicule, il a fini mort sur le bitume d'une gendarmerie, et ça ne figure nulle part", déclare-t-elle.
Pas une ligne n'évoque le fait qu'Adama s'est retrouvé plaqué au sol, avec trois agents des forces de l'ordre sur son corps ?!
Assa Traoréà "L'Obs"
"Nous estimons que cette expertise n'a aucune valeur", tranche auprès de franceinfo Yassine Bouzrou, avocat de la famille d'Adama Traoré. "Je m'interroge sur le travail réalisé par ces pseudos-experts. (...) Ils font honte à la médecine. Cette énième expertise réalisée par des médecins incompétents en la matière n'apporte absolument rien", déclare le conseil.
Juin 2020 : le plaquage ventral en cause, selon une nouvelle expertise demandée par la famille
Dans ce document daté du 2 juin, un expert, professeur spécialiste des maladies systémiques, dont la sarcoïdose, tire des conclusions diamétralement opposées à celles de la précédente étude.
L'auteur de cette expertise, "un professeur de médecine interne d'un prestigieux hôpital parisien" selon l'avocat de la famille Traoré, détaille l'enchaînement qui a conduit à la mort d'Adama Traoré. Pour lui, le "décès fait suite à un syndrome asphyxique. Le syndrome asphyxique fait suite à un œdème cardiogénique. L'œdème cardiogénique fait suite à une asphyxie positionnelle induite par le plaquage ventral. Le plaquage ventral a entraîné 'la mise en position corporelle entravant l'échange normal de gaz et avec l'impossibilité de se libérer de cette position'. Aucune autre cause de décès n'est identifiée", détaille-t-il. Et d'insister : "L'œdème cardiogénique n'est que la conséquence de l'asphyxie et non la cause."
Selon ce professeur, les trois médecins à l'origine de l'étude dévoilée fin mai n'ont fait "que des suppositions" sans démontrer "que ces pathologies [avaient] contribué à causer le décès d'Adama Traoré". Pour l'avocat de la famille, "cette [nouvelle] expertise indépendante a la même valeur probante que les expertises ordonnées par la justice". Il précise que "ce rapport a été versé au dossier d'instruction, il est donc contradictoire, conformément à la loi".
Rodolphe Bosselut, l'avocat de deux des trois gendarmes, répond que "ce travail n'a aucune valeur judiciaire, il est réalisé hors de tout cadre légal". Le document ayant été versé au dossier, ce sera toutefois aux juges d'apprécier ces différentes expertises. Pour Rodolphe Bosselut, cette dernière expertise "semble avoir été réalisée en 48 heures, c'est proprement surréaliste d'accorder la moindre crédibilité à cette étude". Quant à la terminologie de "plaquage ventral", il la rejette. "Je réfute totalement l'expression de plaquage ventral, il n'y en pas eu."
La famille d'Adama Traoré, elle, espère toujours que les gendarmes seront mis en examen afin d'être jugés.
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