ENQUÊTE FRANCETV INFO. Le récit de l'arrestation d'Adama Traoré, mort dans une gendarmerie du Val-d'Oise le 19 juillet
Interpellé dans des conditions encore floues, le jeune homme est mort peu de temps après son arrivée à la gendarmerie de Persan. Sa famille et ses proches dénoncent une bavure.
"Justice pour Adama, sans justice vous n'aurez pas la paix !" Devant la gare du Nord à Paris, samedi 30 juillet, des dizaines de manifestants arborent des tee-shirts noirs, avec ce slogan en blanc. Ils réclament la vérité sur la mort d'Adama Traoré, dont le cœur s'est arrêté mardi 19 juillet, le jour de ses 24 ans, peu après son interpellation par la gendarmerie à Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise).
Depuis ce jour, sa famille dénonce une "bavure" et demande des comptes aux autorités. L'événement a donné lieu à des rassemblements de soutien mais également à plusieurs nuits d'émeutes dans des cités du Val-d'Oise. Plus de dix jours plus tard, la colère accompagne toujours les proches d'Adama, qui s'interrogent sur la responsabilité des gendarmes. "Mon frère a été tué, mon frère a subi des violences", estime Assa Traoré, l'une de ses grandes sœurs.
Gendarmerie cherche individu de "type africain"
Le jour des faits, aux alentours de 17 heures, une équipe du Psig (le peloton de surveillance et d'intervention de la gendarmerie, l'équivalent de la brigade anti-criminalité pour la police) annonce sur la fréquence radio de la gendarmerie l'interpellation de Bagui Traoré. L'homme est recherché dans le cadre d'une enquête pour une affaire d’extorsion de fonds. Les gendarmes lui passent les menottes devant la bibliothèque de Beaumont-sur-Oise, une ville de 10 000 habitants à mi-chemin entre Paris et Beauvais.
"J'étais assis sur un poteau, Adama sur un vélo, raconte Bagui à francetv info. Au moment où ils sont arrivés, Adama est parti en pédalant et ils ont commencé à le courser à deux." Quelques minutes plus tard, un nouvel appel radio demande à toutes les unités de se rendre à Beaumont. Les gendarmes affirment qu'un individu de "type africain" est en fuite après s'être rendu coupable de violences à l'encontre des hommes du Psig. Le procureur de la République expliquera plus tard qu'Adama a tenté de s'interposer pour empêcher l'arrestation de son frère.
"C'est inexact", conteste Frédéric Zajac, l'un des conseils de la famille Traoré.
Bagui s'est laissé interpeller et Adama est parti en courant car il n'avait pas ses papiers sur lui.
Selon l'avocat, l'arrestation d'Adama ne se serait pas faite sur un fondement légal. "Il n'y a pas eu de notification de la raison de l'interpellation, ni notification des droits. On est face à une arrestation arbitraire", complète Karim Achoui, l'avocat de Hawa Traoré, la sœur jumelle d'Adama. Interrogé sur cette question ainsi que sur d'autres aspects du dossier, le parquet de Pontoise n'a pas souhaité répondre à nos questions. Pour essayer de tirer ce point au clair, Frédéric Zajac a demandé l'analyse des bandes des caméras de vidéosurveillance. Analyses qu'il n'a, à ce jour, pas encore reçues.
"Il ne voulait pas retourner en prison"
Adama aurait quand même exercé une résistance physique puisque, selon nos informations, il se serait enfui menotté. Un ami d'enfance livre son interprétation sur ce comportement : "Il venait de sortir de prison il y a peu de temps. Il ne voulait pas y retourner." Le jeune homme de la cité Boyenval est bien connu des gendarmes du coin et a déjà eu affaire à la justice. "De mémoire, c'était toujours pour de petits délits, des outrages ou de la rébellion", relativise Frédéric Zajac.
La famille soupçonne les forces de l'ordre de harcèlement sur Adama depuis plusieurs années."Ils le connaissaient, on est dans un petit village ici mais, malgré ça, ils l'emmenaient en garde à vue s'il n'avait pas ses papiers sur lui", explique Lassana, le grand frère d'Adama. Bagui Traoré va même plus loin. Il accuse : "Je suis persuadé qu'ils avaient mis un contrat sur sa tête". La piste du règlement de compte n'est pas écartée par Frédéric Zajac. L'avocat a demandé à la juge d'instruction l'étude de tous les dossiers de la gendarmerie impliquant Adama Traoré, dans le but de vérifier l'identité des gendarmes impliqués et pour voir si certains noms ne reviennent pas régulièrement.
"Il pouvait à peine parler"
Ce jour-là, Adama parvient donc à s'enfuir. Selon nos informations, le jeune homme a été poursuivi par deux gendarmes et a tenté de se réfugier dans un appartement à proximité. "J'étais chez moi, vers 17h20, j'ai entendu un grand 'boum' contre ma porte, j'ai ouvert et il s'est étalé dans mon appartement, raconte le locataire du logement à francetv info. Il n'avait pas l'air bien, il était faible. Il avait du mal à respirer et il pouvait à peine parler." Trois gendarmes d'une autre patrouille arrivent alors pour procéder à l'interpellation d'Adama. Témoin de la scène, le locataire dit ne pas avoir vu de coups portés par les gendarmes.
C'est à ce moment-là que les gendarmes auraient fait usage de la force devant la résistance du fuyard, adepte de musculation, qui refusait de se laisser interpeller. D'après nos informations, ils auraient notamment fait pression avec leurs corps pour maîtriser l'individu. "Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation", expliquent eux-mêmes les gendarmes sur le procès-verbal de l'enquête, cité par L'Obs.
Ils parviennent à lui passer une nouvelle paire de menottes et s'aperçoivent alors qu'il est déjà entravé au poignet droit. Une fois menotté, Adama se serait plaint d'une gêne respiratoire. "L'individu se plaint d'avoir du mal à respirer. Moi, je sentais qu'il respirait normalement, je voyais ces mouvements thoraxiques", déclare un gendarme selon le procés verbal de son audition. Adama finit par se relever et les hommes du Psig décident de le placer dans leur véhicule pour se rendre, sirène et gyrophare allumés, à la gendarmerie de Persan. Elle se situe à moins de cinq minutes en voiture (voir sur la carte ci-dessous).
Mort d'asphyxie
Toujours selon nos informations, Adama perd connaissance peu de temps avant l'arrivée à la gendarmerie. "Je croyais qu'il s'assoupissait, mais cela me paraissait étrange", indique lors de son audition le gendarme assis à côté de l'interpellé. La patrouille entre dans la cour, et sort le jeune homme du véhicule. Un gendarme remarque des traces sur le siège qui laissent penser qu'Adama a uriné pendant le trajet. A ce moment, Adama a encore un pouls, mais il ne répond plus ni à la voix, ni au toucher. Les gendarmes appellent alors les secours et mettent le jeune homme en position latérale de sécurité. Les pompiers et le Samu arrivent sur les lieux, mais ne parviennent pas à ranimer Adama.
Je l'ai vu par terre, mort, entouré par cinq ou six hommes et un gendarme avait du sang sur son polo.
Depuis, la famille Traoré réclame justice et vérité. Les proches sont persuadés que les autorités cachent des éléments. Selon Frédéric Zajac, tout ne se serait pas fait dans la transparence après la mort du jeune homme. "Un des frères d'Adama a appelé la gendarmerie pour savoir s'il pouvait amener un sandwich à Adama. On lui a répondu 'oui', alors qu'Adama était visiblement mort depuis une heure", affirme-t-il. "Il y a des incohérences dans la chronologie des faits, dans leurs explications. On dirait qu'ils ont cherché à camoufler leurs erreurs", ajoute Lassana Traoré.
Ma conviction, c'est qu'ils ont fait une connerie et qu'ils n'ont pas su la gérer.
"Aucune trace d'infection"
L'autopsie comme la contre-expertise n'ont révélé aucune "trace de violences significatives", mais les examens n'ont pas permis de déterminer la raison du décès. Une infection touchant plusieurs organes avait été évoquée dans un premier temps, mais elle n'a pas été relevée lors de la seconde autopsie, réalisée à la demande de la famille.
En revanche, dans les deux cas, les rapports concluent à une mort par asphyxie. La première autopsie parle "d'asphyxie aspécifique" (dont la cause est indéterminée) et la seconde de "syndrome d'asphyxie". "Adama est bien mort d'asphyxie, mais avec la seconde autopsie, on ne voit aucune trace d'infection et aucun problème cardiaque", résume Lassana, qui rappelle une nouvelle fois que son frère était sportif et en bonne santé.
"Pourquoi n'ont-ils pas immédiatement appelé les secours ?"
"La piste de l'asphyxie se précise. Les gendarmes ont dû se rendre compte qu'il suffoquait. Pourquoi l'avoir amené à la gendarmerie et pas au centre hospitalier ? Pourquoi n'ont-ils pas immédiatement appelé les secours ?", s'interroge alors l'avocat Karim Achoui. Pour tenter de comprendre, une troisième autopsie a été réclamée par la famille, jeudi 28 juillet, mais refusée le lendemain par la justice, par "respect de la dignité humaine".
Pour en savoir plus sur les causes de la mort du jeune homme, il faudra donc attendre les résultats des analyses complémentaires (bactériologie, toxicologie, anatomopathologie) demandées par la justice. Ils sont attendus pour la fin du mois d'août.
Une enquête a par ailleurs été confiée à l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) pour déterminer si la responsabilité des gendarmes est engagée. Contactée par francetv info, l'IGGN n'a pas répondu à nos questions. Ses conclusions pourraient intervenir à l'automne. De quoi permettre aux proches d'Adama de trouver des réponses. En fonction des résultats, la famille pourrait déposer une plainte pour "coups et blessures par personne dépositaire de l'autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner".
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