Est-il techniquement possible (et légal) de brider ou suspendre les réseaux sociaux en cas d'émeutes ?
Des réseaux sociaux rendus totalement ou partiellement inopérants pendant des nuits d'émeutes. Cette mesure radicale est envisagée par l'exécutif après les violences urbaines qui ont secoué la France à la suite de la mort du jeune Nahel, tué par un policier le 27 juin dernier à Nanterre (Hauts-de-Seine). "Quand les choses s'emballent pour un moment, [on peut] se dire : on se met peut-être en situation de les réguler ou de les couper", a imaginé Emmanuel Macron à l'Elysée, mardi 4 juillet, devant quelque 300 maires de communes touchées par les affrontements, les incendies ou les pillages.
Les propos du chef de l'Etat, rapportés par la presse et confirmés par l'Elysée, ont suscité un tollé au sein des oppositions, qui, à droite comme à gauche, y ont vu une politique digne de régimes autoritaires et répressifs, comme la Corée du Nord, l'Iran ou la Chine. Face à la levée de boucliers politique, le porte-parole du gouvernement a temporisé à l'issue du Conseil des ministres, mercredi. Olivier Véran a assuré que le président de la République n'invitait qu'à réfléchir à "des suspensions de fonctionnalités", "par exemple des fonctions de géolocalisation (…) qui permettent à des jeunes de se retrouver à tel endroit", et "sur certaines plateformes" seulement.
Une coupure possible techniquement
Si le scénario d'une coupure totale de certains réseaux sociaux semble pour l'heure écarté, un tel blocage reste techniquement possible. Concrètement, les fournisseurs d'accès à internet (FAI) peuvent couper l'accès à une plateforme en intervenant sur leur serveur DNS (système de nom de domaine). Cette machine remplit le rôle d'un annuaire chargé de traduire une adresse (telle que twitter.com, par exemple) en une adresse IP accessible par un navigateur. Les FAI ont le pouvoir de renvoyer une requête vers une adresse IP erronée, voire de la supprimer complètement. "Il est déjà arrivé que des juges donnent l'injonction aux fournisseurs de couper l'accès à un site, notamment pour apologie de la violence", illustre auprès de franceinfo Alexandre Lazarègue, avocat spécialisé dans le droit applicable à internet.
Certains pays n'ont pas hésité à utiliser cette méthode pour bloquer l'accès à plusieurs plateformes. Depuis 2009, il est par exemple impossible pour les Chinois d'accéder à Twitter ou Facebook. Plus récemment, en mars 2022, le tribunal de Moscou a interdit Facebook et Instagram en Russie. L'interdiction d'accès peut toutefois être contournée avec l'utilisation d'un VPN (un réseau privé virtuel), qui permet de se géolocaliser dans un autre pays et de leurrer le système de blocage.
Une suspension qui semble "juridiquement impossible"
La légalité d'une telle mesure est en revanche sujette à caution. "Les réseaux sociaux, en soi, ne sont pas illicites. C'est l'utilisation qu'en font certains utilisateurs qui peut être illicite", explique Alexandre Lazarègue. Auprès de l'AFP, Amélie Tripet, avocate du cabinet August Debouzy, souligne aussi une forme de déséquilibre. "Suspendre les réseaux sociaux semble juridiquement impossible dans notre démocratie, car même pour prévenir un risque avéré, une interdiction peut s'appliquer à un contenu, mais pas au moyen de communication", juge cette spécialiste du droit des médias.
Des dispositions existent déjà pour suspendre des comptes ou supprimer des posts qui enfreignent la loi. Mais le gouvernement a regretté que, durant les émeutes, ces contenus n'aient pas toujours été supprimés ou l'aient été tardivement. Vendredi dernier, une réunion a été organisée, à l'initiative du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin et de son confrère chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, pour rappeler aux plateformes leurs obligations.
"[Suspendre un réseau social] contreviendrait à des libertés fondamentales, comme la liberté de communication et la liberté d'expression."
Alexandre Lazarègue, avocat spécialisé dans le droit numériqueà franceinfo
"Une mesure telle que l'arrêt d'un service de communication est par nature disproportionnée", abonde Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit des médias, interrogé mercredi sur France Inter. "Il faudrait démontrer que ce type de média est le vecteur d'un dommage absolument irréparable, qu'aucune autre mesure que l'arrêt ne pourrait éviter." Au regard du principe de proportionnalité, un juge pourrait donc retenir la mesure la moins attentatoire aux libertés individuelles. Et Alexandre Lazarègue de rappeler : "Une démocratie est une organisation sociale dans laquelle les individus ont des libertés fondamentales, garanties y compris dans les moments de tension".
La loi française va-t-elle évoluer après ces nuits d'émeutes ? Le ministre chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, a d'ores et déjà proposé mardi soir au Sénat la mise en place d'un groupe de travail sur les mesures à prendre en cas de violences urbaines.
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