"Il n'y a pas de solution magique" : des maires en pleine introspection, après les émeutes urbaines qui ont secoué leur commune
Il est minuit à Rome, en Italie. Zartoshte Bakhtiari vient de s'endormir, heureux de profiter d'une semaine de vacances après une année bien chargée. Ce maire divers droite de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) n'entend pas les deux appels du préfet qui tente de le joindre, jeudi 28 juin, vers 1h30 du matin. Après quelques instants de flottement, cet avocat de profession rappelle enfin le haut fonctionnaire, qui l'informe que de violentes émeutes touchent sa commune. "Je suis absolument choqué, hébété alors que je suis à 1 000 km de Paris", raconte-t-il. Lors de cette "soirée complètement surréaliste", Zartoshte Bakhtiari suit à distance les incendies des sept voitures de la police municipale, mais aussi d'une bonne partie du commissariat, de la médiathèque et du service logement de la commune. Le lendemain matin, l'édile de 33 ans rentre en catastrophe à Neuilly-sur-Marne en embarquant dans le premier avion.
Comme lui, des dizaines d'élus assistent, impuissants, à un déchaînement de violences dans leur commune, après la mort de Nahel, cet adolescent de 17 ans tué par un tir policier lors d'un refus d'obtempérer, le 27 juin. Une semaine après ce drame, Emmanuel Macron a reçu plus de 200 maires pour échanger sur ce qu'ils avaient vécu. Auprès de franceinfo, dix d'entre d'eux livrent leurs réflexions sur l'avenir et leur rôle d'élu.
"J'ai écrasé des braises dans la mairie"
Tous racontent d'abord leur surprise face à l'intensité des émeutes qui ont touché des quartiers populaires, mais aussi des villes paisibles. "Je suis tombé de mon lit, c'est le cas de le dire", se souvient Jean Laviolette, le maire de Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne), où la mairie et le poste de police ont été ciblés.
"On avait l'impression que c'était la guerre civile. C'est incompréhensible."
Jean Laviolette, maire de Brie-Comte-Robertà franceinfo
A Montargis, petite commune tranquille de 15 000 habitants dans le Loiret, Benoit Digeon n'est que "le spectateur du désastre". Le "désastre", c'est "une foule de 300 personnes qui a tout détruit" dans la nuit de jeudi à vendredi. Les voitures sont brûlées, les vitrines brisées, les magasins pillés. "On s'est sentis seuls. J'étais un peu dépité quand, à 3 heures du matin jeudi, j'ai écrasé des braises dans la mairie tandis qu'un de mes agents éteignait le feu dans le hall", témoigne encore Alexis Teillet, maire LR de Savigny-sur-Orge (Essonne).
Pour enrayer cette spirale de la violence, les élus s'organisent. Certains obtiennent le renfort de la police nationale ou instaurent des couvre-feux. La fatigue devient le dénominateur commun de ces édiles, sur le pont en permanence.
"Cela fait six nuits que je dors entre 1h30 et 2 heures, je suis épuisé."
Zartoshte Bakhtiari, maire de Neuilly-sur-Marneà franceinfo
Boris Ravignon, le maire de Charleville-Mézières (Ardennes), décide de son côté de faire "de la surveillance citoyenne avec une vingtaine d'élus". Armés d'extincteurs, ils se répartissent les quartiers. Un soir, en voulant éteindre une barricade enflammée, le maire est reconnu par "un groupe d'individus" qui insulte les élus et leur jette des bouteilles de verre. "On a essuyé des tirs d'airsoft [des petites billes en plastique], sans être touchés. C'était un peu violent, mais on n'a pas eu le temps d'avoir peur."
"Encore aujourd'hui, je dors mal"
Depuis la décrue des violences, les élus peuvent récupérer un peu, retrouver un rythme plus "normal", ou simplement rentrer chez eux. Le maire de Darnétal (Seine-Maritime), Christian Lecerf, avait ainsi quitté son domicile le vendredi soir pour ne pas mettre en danger sa famille. Une précaution loin d'être superflue : dans la nuit du 1er au 2 juillet, le pavillon du maire LR de L'Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne) a été attaqué avec une voiture-bélier enflammée. Son épouse a dû s'enfuir avec ses enfants sous le bras.
"Encore aujourd'hui, je dors mal, confie pourtant Christian Lecerf. Tous les matins, je me réveille en me demandant si quelque chose va arriver". A Châteauneuf-sur-Loire (Loiret), la maire Florence Galzin reste, elle aussi, sur le qui-vive. "J'ai peur qu'à la prochaine étincelle, il y ait un même embrasement, surtout avec les réseaux sociaux. La sérénité a disparu."
Si les nuits sont un peu moins courtes, les journées restent très chargées. "On n'a pas le temps de gamberger", dit Benoit Jimenez, le maire UDI de Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise). Il faut chiffrer les dégâts, contacter les assureurs, gérer le nettoyage des lieux dégradés et évacuer les carcasses de voitures brûlées. Le maire de Montargis joue pour sa part les chefs de chantier, alors qu'un immeuble totalement incendié doit être déblayé, et que deux autres menacent de s'écrouler et doivent être démolis.
"La priorité, c'est de nettoyer, de remettre la ville sur pied et d'effacer les stigmates de ces émeutes. On essaie de remonter la pente."
Benoît Digeon, maire de Montargisà franceinfo
Même empressement à Châteauneuf-sur-Loire, où la maire a souhaité nettoyer le plus tôt possible le tag "Justice Nahel" inscrit sur la mairie dans la nuit de jeudi à vendredi. "Je ne voulais pas que cela devienne un spectacle, ou que des jeunes viennent se prendre en photo devant". Pour Benoit Jimenez, "l'urgence est de retrouver la normalité". Cela passe souvent par une forme de système D : à Laval (Mayenne), le maire divers gauche Florian Bercault a temporairement relogé l'école dans la maison de quartier.
"Il va falloir rationnellement penser l'après"
Ils devinent aussi que la reconstruction ne sera pas uniquement matérielle. "La réponse ne peut pas être uniquement d'injecter de l'argent dans les quartiers. Mais à ce stade, je ne vois pas de solution", livre, impuissant, le maire de Darnétal. A droite, les premières pistes sont d'abord sécuritaires et identitaires. "Ce qui m'inquiète le plus, c'est l'émergence d'une contre-nation avec des Français qui ne se considèrent plus comme Français, assure Jean-Didier Berger, maire LR de Clamart (Hauts-de-Seine). C'est aux partis républicains de prendre en main cette question et de rétablir la fermeté." Le maire de Neuilly-sur-Marne évoque lui "un problème de compréhension de l'identité nationale" qu'il "faut inculquer dès le plus jeune âge", en allongeant le temps d'éducation civique à l'école. Ces nuits de violences ont aussi convaincu bon nombre d'édiles de renforcer la vidéosurveillance ou d'augmenter les moyens destinés à la police municipale.
A gauche, l'accent est mis "sur l'humain", résume le maire de Laval. Florian Bercault a ainsi ouvert une cellule d'écoute psychologique pour les habitants. Il veut aussi organiser des rencontres entre jeunes et policiers afin de favoriser des "temps d'échange" et plaide pour le retour de la police de proximité. "Il va falloir rationnellement penser l'après, mais il n'y a pas de solution magique", insiste-t-il. De retour à Charleville-Mézières après la réunion à l'Elysée, Boris Ravignon, étiqueté LR, a tenu à se rendre dans un quartier "en difficulté" de sa commune pour "dire aux habitants que l'on ne va pas les abandonner".
"On avait prévu des investissements dans ces quartiers difficiles, il faut qu'ils aient lieu. On ne va pas punir un quartier de 10 000 habitants pour 15 jeunes qui se laissent aller à la violence. Ce serait injuste."
Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézièresà franceinfo
La responsabilité parentale, au cœur du discours de l'exécutif, interpelle également les maires. "On met tout sur le dos des maires et de l'Etat, mais les parents sont responsables, même si je comprends que ce n'est pas facile pour certains", assène le maire de Darnétal. "Il faut accentuer encore plus l'aide à la parentalité", rebondit le maire de Garges-lès-Gonesse. De droite comme de gauche, tous demandent plus de soutien de l'Etat. "Nous les maires avons un rôle à jouer : on doit essayer d'enrayer cette violence sous-jacente, y compris dans les communes rurales", affirme la maire de Châteauneuf-sur-Loire. "Mais il faut que l'on nous donne des moyens."
"Je me sens comme un soldat de la République"
Encore sous le choc, les maires ne veulent pas non plus précipiter leur réponse politique à la crise. "Je ne veux pas réagir à chaud, je pense qu'il vaut mieux laisser passer l'été et que l'on verra à la rentrée si nous devons changer des choses dans notre manière de travailler", avance la maire de Châteauneuf-sur-Loire. La phrase "je n'ai pas été élu pour ça", revient comme un refrain chez ces maires. "Ce n'est pas une mandature comme les autres. Je suis abattu, et atterré. Je me demande ce que l'on a loupé pour en arriver là. Ce n'est pas facile à vivre, lâche Christian Lecerf. On va essayer de se reposer."
"Certains maires disent qu'ils ne vont pas se représenter. Pour moi, il est trop tôt pour se poser de telles questions."
Christian Lecerf, maire de Darnétalà franceinfo
Malgré la violence inédite dont ils ont été témoins, ou parfois les cibles, aucun des maires interrogés par franceinfo n'envisage de quitter son mandat. "Je suis très déterminé, je me sens comme un soldat de la République", assure le maire de Neuilly-sur-Marne. "Je ne suis pas du genre à baisser les bras", sourit son collègue de Montargis. Les rassemblements organisés lundi 3 juillet à midi, à l'appel de l'Association des maires de France, ont aussi été appréciés. "J'étais très impressionné par tous les gens qui venaient me voir pour me faire part de leur soutien", salue le maire de Brie-Comte-Robert.
Les maires espèrent beaucoup de la future "loi d'urgence", promise par Emmanuel Macron pour accélérer les reconstructions, tout en redoutant un regain des violences. "Que se passera-t-il quand les renforts de forces de l'ordre ne seront plus là ?", s'interroge Christian Lecerf. "Si la justice décide de relâcher le policier [auteur du tir contre Nahel], que peut-il se passer ?", s'inquiète de son côté Alexis Teillet, alors que l'avocat du policier placé en détention provisoire après la mort de l'adolescent a fait une demande de remise en liberté le 29 juin, qui a finalement été rejetée jeudi. Par prudence, le maire de Garges-lès-Gonesse a préféré annuler plusieurs événements, comme le feu d'artifice du 14-Juillet ou un tournoi de football. Il a toutefois maintenu les célébrations locales. "L'urgence, c'est de renouer le dialogue", dit-il.
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