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"Je savais que ça aurait une portée politique et sociale" : au tribunal de Bobigny, trois jeunes hommes face à la justice après les violences urbaines

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
L'entrée du palais de justice de Bobigny, le 26 mars 2015. (GUILLAUME GEORGES / MAXPPP)
Les comparutions immédiates se poursuivent après les nombreuses interpellations survenues à la suite des émeutes déclenchées par la mort de Nahel le 27 juin. Au tribunal correctionnel de Bobigny, trois jeunes majeurs ont notamment été jugés mardi pour des dégradations sur la mairie.

"Qui vous jugez ? Un ennemi de la nation ou un garçon de 19 ans plein de rêves ?" La bouche collée au micro, appuyé contre la vitre du box, Frédéric* pose la question au président de la 13e chambre correctionnelle de Bobigny (Seine-Saint-Denis), alors qu'il est invité à prononcer ses derniers mots avant que le tribunal ne se retire pour délibérer. Le jeune homme est jugé en comparution immédiate, mardi 4 juillet, pour dégradations et détérioration avec des moyens dangereux sur la mairie de Bobigny. Des faits commis dans la nuit du 28 au 29 juin, au cours de violences urbaines consécutives à la mort de Nahel, cet adolescent tué par la police le 27 juin à Nanterre.

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Frédéric est également jugé pour détention d'une arme de catégorie B, "un colt 1911, qu'on ne trouve que dans les jeux vidéo", jeté par la fenêtre au moment de son interpellation. "Devant vous, j'ai regretté, et je regrette encore", s'excuse le jeune homme. Il implore la clémence du président du tribunal : "Je ne peux pas me rattraper en prison, monsieur."

En vain. Après quatre heures d'audience, l'étudiant, qui vit chez son père couvreur et sa mère en situation de handicap et qui souhaite se réorienter en psychologie après une année en licence de droit avortée, est condamné à 24 mois d'emprisonnement, dont six avec sursis, interdiction de détenir une arme pendant dix ans et une amende de 1 500 euros. Un mandat de dépôt est prononcé. Il retourne donc directement en prison. Une peine accueillie par un "oh" de consternation dans une salle d'audience où de nombreux proches sont venus apporter leur soutien.

La peine prononcée contre Frédéric est quasiment conforme aux réquisitions du procureur, qui avait pointé "son intégration dans la bande" qui a détruit une partie de l'hôtel de ville de Bobigny, dans laquelle se trouvait un agent de sécurité. C'est également au cours de cette nuit-là que le bus de l'association Cœur des femmes, garé sur la place en face, a été incendié.

"J'ai voulu montrer aux autres de quoi j'étais capable"

Comment Frédéric s'est-il retrouvé au centre de ces violences ? Réveillé "sur les coups de 2h30 du matin", le jeune homme relate être sorti une demi-heure plus tard pour filmer les feux de poubelles et les destructions en cours sur la dalle de la cité Paul-Eluard, où il habite. Puis, de fil en aiguille, il s'est retrouvé mêlé au groupe qui a forcé l'entrée de la mairie, toute proche. Frédéric, un jeune homme noir qui a "une corpulence reconnaissable", selon le procureur, est identifié sur les images de vidéosurveillance.

"Ce qui nous intéresse, c'est de comprendre comment de photoreporter, vous devenez auteur de dégradations", observe le président du tribunal. "Je me sentais acculé par la situation, j'avais peur des représailles, j'ai voulu montrer aux autres de quoi j'étais capable pour 'acheter' ma liberté dans le quartier", se justifie-t-il. "Je savais que ça aurait une portée politique et sociale, c'est pour ça que je décide de filmer, ajoute-t-il peu après. Puis j'ai compris que c'était pour faire, entre guillemets, mieux qu'en 2005."

D'après les éléments rapportés à l'audience, entre 3 heures et 3h30, les tirs de mortiers d'artifice et les cocktails Molotov ont fusé d'un côté et de l'autre. Les policiers ont répliqué avec cinq tirs de LBD. Dans la précipitation, Frédéric a fait tomber son téléphone. Il a pris la fuite et reçu un tir de flash-ball dans une jambe. C'est ce smartphone noir, retrouvé au milieu des débris des vitres du salon d'honneur, qui a permis de remonter jusqu'à lui et aux deux autres prévenus. Grâce à l'exploitation du téléphone de Frédéric, les policiers de la Sûreté territoriale de Seine-Saint-Denis ont pu obtenir, en plus, les adresses IP de ces trois hommes. Ainsi que celle d'un mineur, qui fait l'objet d'une procédure à part, compte tenu de son âge.

"Je me suis dit que je pouvais me servir"

Présents à ses côtés, Dylan*, 19 ans, est lui jugé pour complicité d'incitation à la dégradation de la mairie de Bobigny, tandis qu'Abdelkrim*, 18 ans, est jugé pour vol par effraction. Ce dernier a récupéré neuf survêtements dans un magasin de sport éventré après le lancement d'un véhicule-bélier sur le centre commercial de Drancy, dans la nuit du 29 au 30 juin. "Puisque je n'ai pas de revenus, je me suis dit que ça me ferait des vêtements gratuits, pour mes proches aussi", explique-t-il au président du tribunal, qui s'étonne de le voir à nouveau comparaître, alors qu'il avait déjà été condamné pour un vol près de quatre mois plus tôt. "Je n'ai pas pensé pouvoir me faire interpeller. J'ai pensé à profiter de l'instant, vu que j'étais sur le chemin de la maison. Je me suis dit que je pouvais me servir."

Comme Abdelkrim, Dylan et Frédéric reconnaissent les faits pour lesquels ils comparaissent. Surtout, les trois jeunes hommes ont un autre point commun, qui justifie leur renvoi simultané devant le tribunal : ils ont échangé des messages dans le même groupe de discussion sur Snapchat, derrière des pseudonymes tels que "pasdechance" ou "gouverneur75". "Au début de la création du groupe, on débattait de la mort de Nahel. Ensuite, on commentait ce qu'on voyait", décrit Abdelkrim.

"Dans les messages que vous adressez, il y a une forme d'incitation à l'émeute", rétorque le président du tribunal. "Longue et belle vie à Nahel", "go ça nique sa mairie", "on met des poubelles pour que les schmitt [les policiers] ils passent pas, faut tous les brûler un par un"... Pour illustrer son propos, le magistrat en lit quelques-uns avec un ton monocorde. Des sourires s'esquissent sur des visages de la salle d'audience bondée.

"C'était pour me donner une image"

Il est aussi question, poursuit le président, de brûler le tribunal de Bobigny, celui-là même où les trois jeunes hommes sont jugés. Sur Snapchat, un participant répond : "T'es fou ou quoi, tu veux tuer les mecs qui sont au dépôt ?" "Est-ce que c'est vous qui écrivez ?", demande le magistrat à Dylan. Ce dernier acquiesce. "J'ai pas réfléchi à ce que j'écrivais. J'ai dit ça ironiquement. J'allais pas partir brûler le tribunal... C'était pour me donner une image, il n'y avait rien de sérieux", répond le jeune homme aux cheveux châtain clair et à la barbe naissante.

Le président du tribunal insiste et cherche à saisir les motivations politiques derrière les paroles et les actes de Dylan. "J'aimerais comprendre dans quelle société vous aimeriez vivre. Une société avec des tabacs qui brûlent ? Une société où on peut se battre toutes les nuits ?", demande-t-il. "J'aimerais vivre dans une société parfaite où il n'y a pas de violence", répond le jeune homme. "Tout le monde aimerait vivre dans une société parfaite", rétorque le magistrat.

Abdelkrim tient à se désolidariser des "émeutiers", dont il assure qu'il ne fait "pas partie". "Ce sont des actes de pure folie, il faudrait que ça se calme, car ce qui brûle ce sont les voitures de nos parents, les magasins de nos parents", déclare-t-il dans le micro. Agité de tics nerveux, il s'emporte quand le président du tribunal l'interroge sur des faits pour lesquels il n'est pas jugé.

"Je demande juste une alternative à la prison"

Son avocate, commise d'office, raconte dans sa plaidoirie la "bascule" de son client "au moment où il est déscolarisé". Après avoir arrêté ses études en classe de première, il a été condamné deux fois pour vol, dont un avec violence. Le jeune adulte, placé depuis quelques mois chez sa grand-mère, n'a pas réussi à se réinscrire dans un autre établissement, mais aspire à suivre une formation de brancardier. Il "sort la tête de l'eau", plaide son avocate, qui incite la justice à "être une main tendue". "Aujourd'hui, je demande juste une alternative à la prison, pour être réintégré dans cette République que j'aime", se défend-il lui-même, dans ses derniers mots. Mais lui non plus n'échappe pas à l'incarcération : il est condamné à 12 mois d'emprisonnement ferme avec mandat de dépôt. Une peine conforme aux réquisitions.

Dylan, lui, est condamné à 18 mois d'emprisonnement, dont six mois avec sursis et 12 mois d'assignation à domicile, avec le port d'un bracelet électronique. Suivi par un éducateur, il vit chez ses parents et espère devenir ingénieur informatique. "Le tribunal tient compte du fait que votre casier judiciaire ne porte trace d'aucune condamnation. Vous avez un projet stable et une inscription dans une formation", explique le président. Un large sourire illumine son visage. Il va pouvoir ressortir libre et, dès jeudi, se présenter à l'épreuve de rattrapage du baccalauréat.

* Les prénoms ont été modifiés

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