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Après les émeutes, une "justice de l'urgence" et des condamnations "sévères"

Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Des émeutiers dans la fumée des gaz lacrymogènes à Paris, le 2 juillet 2023, cinq jours après la mort de Nahel, tué par un policier à Nanterre (Hauts-de-Seine). (LUDOVIC MARIN / AFP)
Depuis le début des violences urbaines consécutives à la mort de Nahel, plus de 3 600 personnes ont été placées en garde à vue, donnant lieu à de très nombreuses comparutions immédiates. Beaucoup de peines de prison ferme ont été prononcées, y compris pour des prévenus au casier judiciaire vierge.

Elle est entrée dans ce magasin Zara en plein pillage, en cet après-midi du vendredi 30 juin. Ce qui va lui valoir une peine de prison ferme. Après 48 heures de détention provisoire, une jeune fille tout juste majeure a été jugée, lundi 3 juillet, au tribunal judiciaire de Strasbourg (Bas-Rhin), dans le cadre des comparutions immédiates qui se succèdent après les émeutes qui ont suivi la mort de Nahel.

"Elle a vu tout le monde se ruer, alors qu'elle se baladait avec sa cousine en centre-ville", raconte l'avocat Thibaut Mathias, présent à l'audience. L'adolescente a d'abord attrapé quelques vêtements, puis les a jetés au sol, prenant conscience de son geste, avant d'être interpellée. "Elle a tout de suite reconnu sa responsabilité face au juge. Elle a dit : 'J'ai fait n'importe quoi' et exprimé énormément de regrets", relate l'avocat, qui rappelle que la jeune femme avait déjà été condamnée à trois mois de prison avec sursis pour des faits de vol lorsqu'elle était mineure.

La Chancellerie réclame une réponse "ferme"

Le juge a finalement prononcé six mois de prison ferme, avec mandat de dépôt, le temps que le juge des libertés et de la détention statue sur son cas et lui octroie un aménagement de peine avec bracelet électronique. A l'exception d'une seule personne, les huit prévenus jugés en comparution immédiate ce jour-là ont tous subi le même sort : une condamnation à de la prison ferme, assortie d'un maintien derrière les barreaux.

L'avocat déplore que l'on ait "sacrifié l'individu au profit de la collectivité" lors de ces audiences. Son ressenti est partagé par certains de ses confrères et consœurs. Tous font le même constat : dans l'ensemble, les condamnations pour participation aux violences urbaines sont lourdes. La conséquence, selon eux, d'une circulaire envoyée par le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, dans laquelle il a requis une réponse judiciaire "rapide, ferme et systématique". Depuis le début des émeutes un peu partout en France, 3 693 personnes ont été placées en garde à vue et 1 122 ont été déférées devant la justice, selon les chiffres communiqués jeudi soir par la Chancellerie à franceinfo. 

La circulaire envoyée par le garde des Sceaux s'adresse aux procureurs généraux et aux procureurs de la République, et est "assez usuelle dans ce type d'événement", rappelle Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l'Union syndicale des magistrats (USM). "Elle ne demande pas de prononcer des peines sévères, les procureurs appliquent strictement la loi et le Code de procédure pénale", insiste-t-elle.

Une "justice de l'urgence" au détriment de la "qualité"

Pour l'avocate Agathe Grenouillet, qui exerce à Bobigny (Seine-Saint-Denis), le nœud du problème réside dans la systématisation de la procédure en comparution immédiate "pour des dégradations de biens ou des vols". Ce mode de poursuite, utilisé pour des faits simples, quand une enquête poussée n'est pas nécessaire, est critiqué par une partie du monde judiciaire, qui lui reproche d'être trop expéditif et de favoriser les peines sévères et les incarcérations.

Albertine Muñoz, juge d'application des peines à Bobigny et membre du Syndicat de la magistrature (SM), estime que la comparution immédiate "ne permet pas de rendre une justice de qualité". C'est pour elle "une justice de l'urgence", où les procédures "ne sont pas toujours très rigoureuses". "De nombreuses nullités" ont d'ailleurs été soulevées au cours des audiences des derniers jours, ce que plusieurs des avocats interrogés par franceinfo ont confirmé. Il a parfois manqué des éléments essentiels à la constitution d'un dossier, comme les "procès-verbaux d'interpellation", explique la magistrate. L'avocat Fabien Arakelian assure qu'il a même eu "des scellés totalement absents" pour des vols de plusieurs milliers d'euros, ce qui lui a permis d'obtenir une relaxe pour l'un de ses clients. 

Des décisions "prises dans le respect de la procédure"

Autre reproche formulé par Agathe Grenouillet à l'encontre de cette procédure accélérée : la "réelle difficulté à individualiser la peine"ce que prévoit pourtant le Code pénal, qui stipule que le juge doit adapter la peine en fonction de la personnalité du prévenu. "C'est très compliqué d'avoir des éléments sur la personnalité de quelqu'un en 48 heures", concède la magistrate Albertine Munoz.

Ce constat n'est toutefois pas partagé par Alexandra Vaillant. La secrétaire générale de l'USM rappelle que ce principe est constitutionnel et que "pour décider et motiver une peine, tout magistrat se réfère à la loi, en se basant sur le dossier du prévenu, et sur la gravité des faits". La magistrate souligne que dans certains dossiers d'atteintes aux biens, on ne parle pas que de "petites dégradations", mais aussi de "faits graves", comme "des tribunaux incendiés, des bâtiments publics saccagés", d'où les décisions de déferrement, qui sont "prises dans le respect de la procédure".

"Le tribunal a su prendre du recul"

Cette sévérité ne s'applique pas seulement à ceux qui sont à l'origine des émeutes ou des dégradations, mais aussi aux "queues de peloton", comme les appelle Thibaut Mathias. "On se rend compte que dans les dossiers en comparution immédiate, on a surtout les dernières roues du carrosse, ceux qui sont arrivés a posteriori pour profiter de la situation et se servir", relève l'avocate Tiphaine Michel, présente au tribunal judiciaire de Lyon mardi.  

Le jeune de 19 ans qu'elle représente a été jugé pour avoir participé au pillage d'un entrepôt Chronopost à Vénissieux (Rhône). Il fait toutefois partie des rares à ne pas avoir été placé sous mandat de dépôt à l'issue de sa condamnation à huit mois de prison, aménagée là aussi sous forme d'un placement sous bracelet électronique. "Le tribunal a su prendre du recul, en prenant en compte son âge, le fait qu'il reconnaisse les faits et le rôle anecdotique qu'il a eu", commente l'avocate, plutôt satisfaite de ce jugement. 

Dix mois de prison pour une canette

Comme lui, la plupart des prévenus jugés ces derniers jours dans tout le pays sont très souvent des jeunes majeurs – les mineurs sont jugés selon une autre procédure – qui n'ont pas forcément de casier judiciaire, soulignent les avocats interrogés par franceinfo. A Marseille, une part importante des jeunes présentés face à la juge "étaient plutôt de bonne famille, bien insérés socialement et professionnellement", selon l'avocate Camille Bal, qui estime qu'"ils ont cédé à la tentation et à un sentiment de toute-puissance, alimenté par un effet de contagion viral sur les réseaux sociaux"

L'avocate dit comprendre la volonté de la justice "d'envoyer un message fort à tous ceux qui pourraient être tentés de se mêler à des actes répréhensibles", alors que près de 400 magasins ont été dévastés et pillés dans la cité phocéenne. Elle considère tout de même que la plupart des peines prononcées ont été d'une "extrême sévérité, y compris pour des primo-délinquants qui n'avaient pas de casier judiciaire". Lundi, au premier jour des comparutions à Marseille, la procureure a souvent requis de la prison ferme, notamment à l'encontre d'un homme de 28 ans, arrêté par la police avec... une canette de Red Bull.

"Il est arrivé après le déluge. Le magasin avait été entièrement dévalisé. Il a vu la canette, l'a prise et a été interpellé en sortant", détaille son avocate, Camille Bal, précisant qu'il avait "une mention dans son casier l'année dernière pour des faits similaires", puisqu'il avait été jugé pour vol avec effraction et avait écopé d'une peine d'un an d'emprisonnement avec sursis. Son état de récidive n'a pas été retenu contre lui, assure l'avocate. Malgré cela, il a tout de même été condamné à dix mois de prison ferme pour le vol de cette canette. L'homme est pourtant "extrêmement bien intégré sur le plan social et professionnel, il travaille depuis toujours", malgré "un traitement médicamenteux extrêmement lourd pour des troubles psychologiques", décrit Camille Bal, qui va demander un aménagement de peine qui n'a pour l'instant pas été accordé. 

"La pression médiatique était écrasante"

A Nanterre, où les violences urbaines ont débuté, Fabien Arakelian a plaidé dans cinq dossiers, vendredi 30 juin et dimanche 1er juillet. Parmi eux, deux hommes étaient jugés pour des tirs de mortiers d'artifice et un autre pour avoir jeté des sacs de ciment sur des policiers. "Ils ont évidemment été condamnés, mais leurs peines ne sont pas scandaleuses", estime-t-il. Il salue le fait que les réquisitions "surréalistes" du procureur "n'aient pas été suivies" et se dit soulagé que la présidente ne se soit pas "laissé dicter sa conduite par le contexte", alors que "la pression médiatique était écrasante". 

Son confrère Rudy Albina, qui a, lui aussi, plaidé à Nanterre dans trois dossiers, se dit plutôt "mitigé" concernant la sévérité du tribunal. Pour l'un de ses clients, accusé de détention et transport de mortiers, il estime que la peine est plutôt correcte (100 jours-amende de 10 euros, soit 1 000 euros au total). "Il échappe à la prison", se félicite son avocat. Mais au cours d'une autre audience, un prévenu de 21 ans a été condamné à de la prison ferme pour avoir jeté des cailloux sur les policiers, "malgré un casier vierge". "Dans n'importe quelle autre circonstance, il aurait pris du sursis", assure l'avocat, qui a fait "évidemment appel" même s'il n'est "pas optimiste".

Pour la magistrate Alexandra Vaillant, "il faut essayer de sortir de ce débat binaire que nous avons régulièrement, sur les violences urbaines ou en droit pénal de manière générale". "Nous sommes toujours le laxiste ou le répressif de quelqu'un", conclut-elle. 

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