Reportage Mort de Nahel : six mois après les émeutes, ces jeunes d'un quartier populaire de Poitiers ont le même sentiment d'abandon

Article rédigé par Victoria Koussa
Radio France
Publié
Temps de lecture : 5min
Le commissariat de quartier des Couronneries à Poitiers, le 25 juillet 2023, un mois après les émeutes urbaines qui ont secoué le quartier. (MATHIEU HERDUIN / MAXPPP)
Fin juin 2023, des émeutes urbaines survenaient dans plusieurs villes de France après la mort du jeune Nahel à Nanterre. Depuis, les mesures gouvernementales mises en place ou envisagées peinent à satisfaire dans les quartiers populaires, comme dans le quartier des Trois-Cités, à Poitiers.

Le 27 juin, des quartiers s'embrasaient pour dénoncer la mort du jeune Nahel, tué par un policier à Nanterre près de Paris. Une quarantaine de mesures ont depuis été dévoilées par le gouvernement, avec davantage de sanctions pour les jeunes délinquants et leurs parents, mais aussi plus de mixité sociale dans ces zones prioritaires. Sauf que sur le terrain, certains ont le sentiment que rien n'a bougé, que leur colère est restée lettre morte.

Dans le quartier prioritaire des Trois-Cités à Poitiers, Abou est adossé à la voiture d'un ami, garé devant le petit centre commercial où des vitrines brisées il y a six mois n'ont toujours pas été remplacées, et se dit "tout ça pour rien". "C'était pour se faire entendre, explique Abou. Mais ça n'a pas servi à grand-chose. On avait vu que ça a commencé à faire du bruit, que tout le monde en parlait. Même les médias en avaient parlé, alors que d'habitude, ça ne les regarde pas."

"On s'est dit que c'était le moment de faire changer les choses. Mais deux semaines après, ils avaient déjà tous plié et c'était déjà reparti sur les abayas, les trucs dans le genre... On a vu que ça ne servait à rien."

Abou, habitant des Trois-cités à Poitiers

à franceinfo

Bambo pense comme lui : "On dirait qu'ils ne nous ont pas entendus, parce qu'ils ont libéré le policier au bout de six mois alors qu'il a tué quelqu'un quand même." Ce sentiment d'injustice depuis la libération de ce policier qui a tiré sur Nahel, et qui reste sous contrôle judiciaire, Abou le partage : "On a tous la haine, parce que si ça peut arriver à tout le monde. J'ai peur de me faire tuer par les policiers." D'après eux, les émeutes n'ont provoqué aucun déclic dans la police : les contrôles sont encore présents dans leur quotidien, parfois plusieurs fois par jour, racontent-ils. Eux-mêmes parlent de "contrôle au faciès", or, c'est sur ça qu'ils attendaient le gouvernement. Il n'y a eu aucune annonce à ce sujet.

"On comble un vide"

Leur colère n'a pas de débouché politique. À la place, ce sont les associations de terrain qui la reçoivent et qui tentent de répondre aux attentes. "Le chemin des possibles" est une petite association des Trois-Cités à Poitiers qui est née juste avant les émeutes. "Il y a plus d'associations, et plus de politique au niveau du quartier, mais ça se dégrade, déplore Anais, une des fondatrices de l'association. C'est bien de faire de la politique, c'est bien de proposer des projets, mais s'ils ne sont pas adaptés aux personnes, vous pouvez mettre tout le pognon du monde, si ce n'est pas accessible aux jeunes, ça ne servira pas. Ça va dormir dans des espèces de dossiers. Là-haut, ils diront nous avons réalisé des choses, et en bas, ils diront n'avoir rien eu. Comment on fait le lien ? La porte est là, le jeune est là, le besoin est là, l'offre est là, mais s'il n'y a pas de communication, il ne se passe rien."

Et tant que les annonces ne sont pas traduites sur le terrain et tant qu'il n'y a pas de concret, comme les Forces d'actions républicaines que promet le gouvernement pour rapprocher les institutions des habitants, il y aura besoin de combler, explique Toura, le collègue d'Anaïs. "La politique, c'est quoi aujourd'hui ? Tous les jours, j'en fais quand je discute avec les jeunes. Quand un jeune vient me confier ses problèmes, quand il cherche du travail ou quand la maman vient me voir et me dit : 'Mon fils est emprisonné, quelles sont les démarches pour que j'aille le voir au parloir ?' C'est de la politique dans le sens noble du terme. Après, nous, on n'est pas politicien, on comble un vide. Mais pourquoi à chaque fois, ils viennent me voir parce qu'en fait ils ont honte d'aller voir les institutions. On a les mêmes codes et ils sont peut-être plus à l'aise. Ils se disent peut-être que Toura est comme mon fils, et ça restera entre lui et moi", explique le membre de l'association.

La limite de l'exercice est le manque de soutien. L'association "Le chemin des possibles" réclame ne serait-ce qu'un local, et multiplie les demandes de financement en vain.

Toura, membre de l'association Le chemin des possibles, devant le centre commercial des Trois-Cités à Poitiers, décembre 2023. (VICTORIA KOUSSA / RADIO FRANCE)

"Les quartiers populaires sont vus comme anecdotiques"

La fracture persiste donc, mais comment avancer ? Pour Marion Carrel, professeure de sociologie de l'université de Lille, "une partie de la solution réside dans une politique publique ambitieuse vis-à-vis des quartiers populaires". Mais la sociologue, qui a mené une étude sur les émeutes d'il y a six mois,
 rappelle que la population de ces quartiers populaires "est considérée historiquement comme peu intéressante parce qu'elle ne vote pas. Et il se trouve que depuis 2017, les quartiers populaires sont vus comme anecdotiques par l'exécutif. L'enterrement du plan Borloo et la baisse drastique des budgets pour la politique de la ville dès 2007, après c'est remonté un peu mais ça reste quand même faible".

"On est dans des mesures qui sont de dire les pauvres sont le problème, il faut les mixer. Les jeunes de ces quartiers sont les problèmes, il faut les éduquer."

Marion Carrel, professeure de sociologie de l'université de Lille

à franceinfo

Marion Carrel reconnaît qu'il est nécessaire de mettre en place des mesures liées à l'éducation et à la sécurité, "mais s'il n'y a que ça, bien sûr que ça renforce le fossé. Et on a toutes les clés pour reproduire ces phénomènes d'irruption violente de la colère et de la rage des jeunes notamment, qui n'en peuvent plus de ce décalage entre le fait qu'on les voit comme des sauvages qui sont maltraités et qui peuvent mourir au coin de la rue à la suite d'un contrôle policier qui tourne mal", note la spécialiste.

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