Attentat à Arras : que sait-on de la mouvance islamiste caucasienne en France ?
Trois jours après l'assassinat, vendredi 13 octobre, du professeur de lettres Dominique Bernard au collège-lycée Gambetta-Carnot d'Arras (Pas-de-Calais), le ministère de l'Intérieur a demandé aux préfets de renforcer la surveillance des jeunes hommes âgés de 16 à 25 ans originaires du Caucase, chez qui une "forme de radicalisation très forte" a été détectée.
Le principal suspect de l'assassinat, Mohammed Mogouchkov, âgé de 20 ans, pour qui le parquet a requis la mise en examen et la détention provisoire, mardi 17 octobre, est né dans cette région, et plus précisément en Ingouchie, une toute petite république russe de 500 000 habitants, à majorité musulmane. Fiché S, il était arrivé en France à 12 ans et suivi depuis peu par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), en raison de sa radicalisation. En 2020, un jeune Tchétchène, issu donc de la même région, Abdoullakh Anzorov, s'en était pris à un autre professeur : Samuel Paty, qu'il avait décapité devant le collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
Une partie de cette diaspora, qui a fui deux guerres d'indépendance extrêmement violentes dans les années 1990, est en proie à une forte radicalisation qui inquiète les autorités françaises.
L'islamisation progressive de la lutte indépendantiste du Caucase du Nord
Pour comprendre la situation actuelle des Caucasiens, il faut remonter au début des années 1990, lorsque l'empire soviétique s'effondre et que les territoires du Caucase du Nord, à majorité musulmane, veulent en profiter pour conquérir leur autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Cette même année, la Tchétchénie déclare son indépendance, ce qui entraînera deux guerres sanglantes avec la Russie.
La première, de 1994 à 1996, que l'armée russe a perdue, a été décidée par Boris Eltsine. Ses "méthodes extrêmement brutales" ont abouti à "un bain de sang effroyable", relatait l'historien Jean Radvanyi sur France Culture en 2020. Une deuxième guerre a été menée par Moscou, de 1999 à 2000, lors de laquelle la répression fut à nouveau d'une grande violence à l'encontre des séparatistes. Ce conflit sanglant aboutira à l'arrivée au pouvoir du dirigeant prorusse Akhmad Kadyrov, puis celle de son fils, l'actuel président Ramzan Kadyrov.
La rébellion contre Moscou s'est progressivement islamisée. L'insurrection, d'abord centrée en Tchétchénie, s'est transformée au cours des années 2000 en un mouvement islamiste armé, actif dans tout le Caucase du Nord, aboutissant à la proclamation de l'Emirat islamique du Caucase, en 2007, "qui s'étend de la mer Caspienne à la mer Noire", selon un article d'Emil Souleimanov, professeur de sciences politiques. Cette organisation a revendiqué les principaux attentats terroristes de la fin des années 2000 en Russie, notamment ceux du métro de Moscou, en 2010, qui avait fait 39 morts, et celui de l'aéroport Moscou-Domodedovo en 2011, qui avait tué 35 personnes.
Des jihadistes "auréolés d'une très grande légitimité"
"Pour nombre de jeunes Tchétchènes, Daghestanais et Ingouches en quête de leurs racines ethniques et spirituelles dans un contexte d'instabilité politique et sociale, la religion est apparue comme la seule idée valable et digne d'être défendue" et comme "le moyen de contestation des structures sociales traditionnelles", analyse Emil Souleimanov.
En juin 2015, la rébellion armée islamiste dans le Caucase russe a prêté allégeance à l'Etat islamique et nombre de Caucasiens, notamment de Tchétchènes, sont allés combattre en Syrie et en Irak, "où ils ont acquis une formation militaire professionnelle", relève Jean Radvanyi. "Entre ceux qui ont combattu l'armée russe entre 1994 et les années 2000, et ceux qui ont acquis une expérience militaire en dehors du territoire russe et soviétique, [la lutte indépendantiste] s'est dotée de vétérans aguerris", détaille l'historien.
Ces jihadistes, survivants de multiples luttes armées, ont ensuite été perçus comme des vétérans, "auréolés d'une très grande légitimité", souligne Hugo Micheron, maître de conférences et chercheur à Sciences Po, sur France Culture. Sur ses réseaux sociaux, Abdoullakh Anzorov, le tueur de Samuel Paty, semblait ainsi obsédé par les combattants russophones (Tchétchènes, Tadjiks, Ouzbeks…) morts en "martyrs" au Caucase, en Syrie ou en Afghanistan, et dont il faisait la promotion, photos et vidéos sanglantes à l'appui. Hugo Micheron dit avoir été "frappé", lors de ses entretiens en prison avec des jihadistes qui revenaient de Syrie, "par la récurrence dans leurs propos de figures tchétchènes autour d'eux, et notamment dans leurs formations militaires".
Un peu plus de 300 Nord-Caucasiens inscrits au FSPRT
En France, la diaspora nord-caucasienne est constituée de "20 000 à 40 000 individus, majoritairement originaires de Tchétchénie", selon une note de la DGSI consultée par Le Monde. Pour la plupart, ce sont les enfants des dizaines de milliers de personnes qui ont fui les guerres d'indépendance dans la région, en particulier la seconde, très brutale.
"Ils n'ont pas connu ces conflits mais sont marqués par les récits familiaux", pointe l'expert sur les questions de terrorisme Jean-Charles Brisard, et sont très poreux à "la propagande massive sur Internet, en particulier russophone, en provenance de l'Etat islamique". On observe, entre eux et leurs parents, "un clivage générationnel" dans leur pratique religieuse, note la politologue spécialiste de la Russie post-soviétique, Aude Merlin, sur France Culture.
Parmi ces immigrés sur le sol français, on estime qu'ils sont "un peu plus de 300" à figurer dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), selon Jean-Charles Brisard, dont "une soixantaine" faisant l'objet "d'un suivi très actif des services de renseignement". Un chiffre – une "petite soixantaine de fichés S de nationalité russe" – confimé par Gérald Darmanin samedi 14 octobre, lors d'une conférence de presse. "Une quarantaine sont soit en prison, soit privés de leur liberté", a précisé le ministre de l'Intérieur. C'est un "nombre conséquent" au regard du faible poids démographique de cette diaspora "surreprésentée dans les filières de départ vers la Syrie et l'Irak et dans les réseaux islamistes radicaux", souligne Jean-Charles Brisard. Et d'ajouter que "depuis 2012, 70 individus originaires du nord-Caucase ont quitté la France pour rejoindre la zone irako-syrienne".
Des liens avec d'autres nationalités
Dans une note datant de juin 2020, et portant sur "la mutation du crime organisé tchétchène", le Service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) observe par ailleurs une forte porosité de la criminalité tchétchène avec d'autres nationalités radicalisées. Une tendance plutôt récente. Quand ils sont arrivés en France, dans les années 1990, "les groupes criminels tchétchènes fonctionnaient en huis clos", explique la note consultée par France Télévisions.
Mais les réseaux se sont ensuite affranchis "de la rigidité de leur structure" et "ont su créer des liens avec d'autres organisations, renforçant de surcroît leur assise criminelle en France". "Dès lors, plusieurs lieux stratégiques constituent des points de rencontre pour les membres de cette criminalité : la cité, les associations sportives, la prison et les zones de combats du Moyen-Orient et du Caucase", détaille le Sirasco. Rappelons par exemple que le tueur de Samuel Paty était en lien avec de nombreux autres militants, comme le prédicateur franco-marocain Abdelhakim Sefrioui, qui avait orchestré la campagne de haine visant le professeur d'histoire-géographie.
Kamzat Azimov, premier Français d'origine tchétchène à commettre un attentat sur le sol français
Depuis 2018, plusieurs affaires terroristes, dont trois attentats et six projets d'attentat, ont impliqué des Caucasiens, principalement des Tchétchènes, selon Jean-Charles Brisard. En décembre 2015, Issa Khassiev, un Tourangeau de 27 ans originaire de Tchétchénie, était mis en examen dans le cadre de l'état d'urgence, dans la foulée des attentats du 13 novembre 2015, après la découverte chez lui par des policiers d'une vidéo d'allégeance à l'Etat islamique dans laquelle il menaçait de s'en prendre aux forces de l'ordre.
Le 12 mai 2018, Khamzat Azimov, 20 ans, fut le premier Français d'origine tchétchène à commettre un attentat en France. Il a été abattu par la police après une attaque au couteau, qui avait fait un mort et quatre blessés dans le quartier de l'Opéra, à Paris. La même année, deux projets d'attentats visant la communauté homosexuelle, et commandités par des Tchétchènes, ont été déjoués.
En 2019, Movsar Mogouchkov, 21 ans, le frère du terroriste d'Arras Mohamed Mogouchkov, est mis en examen pour un projet d'attentat contre les policiers aux abords de l'Elysée, et écroué avec trois autres hommes. Il a écopé de cinq ans de prison en avril.
Le 16 octobre 2020, Abdouallakh Anzorov, un Tchétchène de 18 ans qui avait le statut de réfugié, assassinait Samuel Paty, près du collège de Conflans-Sainte-Honorine. Parmi les accusés du procès qui devrait se tenir fin 2024, figure l'un des amis tchétchènes du tueur : Azim Epsirkhanov, qui l'avait accompagné acheter le couteau utilisé le lendemain pour décapiter le professeur. Selon son récit, son père aurait fui la Tchétchénie car il avait été enlevé et torturé par le régime de Kadyrov.
"La plupart des Tchétchènes sont parfaitement intégrés"
Après l'assassinat de Samuel Paty, la France a multiplié les expulsions vers la Russie de profils jugés à risques, s'attirant même une condamnation de la Cour européenne des droits de l'homme en 2022. Le rythme de ces procédures s'était ralenti depuis le début de la guerre en Ukraine, en février 2022. Mais après le drame d'Arras, le gouvernement a demandé de réexaminer le dossier des personnes inscrites au FSPRT.
Jean Radvanyi rappelait tout de même sur France Culture que si une partie des immigrés issus du Caucase du Nord "recherchent une certaine rigueur religieuse, cela ne veut pas dire qu'ils sont adhérents à une quelconque activité terroriste". "La plupart des Tchétchènes sont parfaitement intégrés et condamnent de toutes leurs forces l'abomination du vendredi 13 octobre", souligne de son côté Aude Merlin, contactée par franceinfo. Elle rappelait sur la RTBF en 2015 qu'aujourd'hui encore, le pouvoir dictatorial de Ramzan Kadyrov en Tchétchénie continue de pousser une partie des populations hors de leur pays, "soit parce qu'elles sont menacées, soit parce qu'elles ont été torturées, soit parce qu'elles sont en opposition au pouvoir dictatorial en place".
Pour la chercheuse, plutôt que de se pencher sur l'origine ethnique des terroristes, "il faudrait plutôt interroger les processus de radicalisation en France, notamment sur le web, des individus, qu'ils soient du Nord-Caucase ou d'ailleurs".
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