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Témoignages "Je redoute ce moment, mais je vais prendre le temps" : des enseignants expliquent comment ils vont parler de l'attentat d'Arras à leurs élèves

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Une minute de silence et un hommage sont rendus au collège Jean Jaurès à Cenon (Gironde) après l'assassinat de Samuel Paty, le 2 novembre 2021. (LAURENT THEILLET / SUD-OUEST / MAXPPP)
Une minute de silence sera observée dans les établissements scolaires lundi pour rendre hommage au professeur assassiné. Trois ans après la mort de Samuel Paty, des professeurs interrogés par franceinfo oscillent entre l'envie de discuter avec leurs élèves et l'amertume face à l'histoire qui se répète.

"Lundi sera une journée de solidarité pour nos professeurs". Tel est le souhait qui a été formulé samedi par le ministre de l'Education, Gabriel Attal, au lendemain de l'assassinat de Dominique Bernard, professeur de lettres poignardé à mort dans un lycée d'Arras (Pas-de-Calais) par un jeune homme surveillé par les services de renseignement. Après cet attentat terroriste, la reprise des cours, lundi 16 octobre, doit avoir lieu à 10 heures dans les collèges et lycées, puis une minute de silence doit être organisée à 14 heures dans tous les établissements scolaires.

>> Attentat dans un lycée d'Arras : suivez les dernières informations dans notre direct

Cette journée d'hommage à l'école est d'autant plus symbolique qu'elle doit se tenir trois ans jour pour jour après l'assassinat de Samuel Paty. Cet enseignant d'histoire-géographie avait été tué le 16 octobre 2020 par un jeune terroriste pour avoir montré des caricatures de Mahomet en classe, dans le cadre d'un cours sur la liberté d'expression. Face aux événements qui se répètent, quatre enseignants du primaire et du secondaire expliquent à franceinfo comment ils comptent aborder cette nouvelle attaque terroriste avec leurs élèves.

Amandine, professeure de français dans l'Oise : "Je vais discuter de leur ressenti"

Lundi matin, ma première classe sera une classe de seconde STMG (série sciences et technologies du management et de la gestion). Je vais en parler avec eux, mais aussi avec toutes les classes que j'aurai dans la semaine. C'est ma démarche personnelle. J'ai 43 ans, j'étais à New York lors du 11-Septembre. J'ai dû aborder avec mes élèves les attentats contre Charlie Hebdo, le 13-Novembre, l'assassinat de Samuel Paty... Mon établissement est proche de l'endroit où les frères Kouachi étaient traqués. A l'époque, il y avait des hélicoptères qui tournaient au-dessus de l'établissement, donc il a bien fallu en parler.

"Comme les événements sont tout récents, je n'utiliserai pas de support, je ne dégainerai pas de texte de Voltaire ou autre. Je suis dans l'immédiat."

Amandine, professeure de français

à franceinfo

Je vais vérifier leurs informations, discuter de leur ressenti, réfléchir à la liberté, à ce qui peut mener quelqu'un à faire un attentat. Ce qui est très douloureux pour moi, c'est de constater qu'ils peuvent nous considérer comme des ennemis. Je suis dans un lycée où les élèves viennent de milieux sociaux différents, ont des religions différentes. Pour ne pas regrouper 1 200 élèves dans la cour, on reste chacun dans nos classes pour les hommages, donc isolés face aux éventuelles hostilités. Même si je redoute ce moment, je vais prendre le temps d'expliquer.

Je ne ressens pas de violences de la part des élèves, mais je sais qu'ils vont me reparler des caricatures de Mahomet, de l'abaya... Je vais devoir réexpliquer le principe de la laïcité et je sais que certains ne seront pas d'accord. J'essaye de leur expliquer qu'ils sont dans un pays où la religion n'est pas supérieure à la loi, et que la loi est aussi là pour les protéger. Mais c'est prendre le risque d'un débat qui parte en vrille. Tous les professeurs ne sont pas armés pour tenir ces échanges. Depuis l'assassinat de Samuel Paty, l'institution n'a rien fait. Les profs ont juste eu une formation sur la laïcité, mais rien pour les élèves ni les parents. Il y a un sentiment très profond de devoir se débrouiller seuls.

Alexandra, professeure de français dans un lycée en Seine-et-Marne : "Il faut combattre l'ignorance et l'obscurantisme"

Je dois commencer la journée de lundi avec mes quatrièmes par une minute de silence en hommage à Samuel Paty. Après l'attaque d'Arras, j'ajouterai donc un hommage à Dominique Bernard. Notre proviseur nous a proposé de porter un brassard noir toute la semaine, mais je ne sais pas trop quoi en penser. Sur le site d'Eduscol [le site d'accompagnement des professionnels de l'éducation], on nous donne des textes, des propositions d'activités, mais je préfère juste discuter avec mes élèves. Je pars de leurs questions, de leurs émotions pour échanger. Après l'attentat contre Samuel Paty, je leur avais parlé de la laïcité, de l'école publique... Je tiendrai le même discours. Mon credo en tant qu'enseignante, c'est qu'il faut combattre l'ignorance et l'obscurantisme.

"On doit encourager nos élèves à être curieux, défendre la liberté d'apprendre pour pouvoir penser par eux-mêmes."

Alexandra, professeure de français

à franceinfo

Mais je suis un peu découragée. Vendredi après-midi, quand j'ai dit à mes élèves qu'on aurait ce temps d'hommage, j'ai eu deux questions : "Si je ne respecte pas la minute de silence, qu'est-ce qu'il va m'arriver ?" et "Pourquoi on parle de lui et pas des autres victimes ?" Je ressens une grande défiance vis-à-vis des enseignants, j'ai l'impression qu'on cristallise les points de haine de la société et que l'institution ne nous soutient pas. En ce moment, on est des "héros" pour l'éducation nationale... Mais non, ces collègues sont morts parce qu'ils allaient faire leur boulot.

J'ai mis une photo de Samuel Paty dans ma classe. Je ne veux pas oublier, pas oublier qu'il est mort parce qu'il était prof. Je vais rajouter celle de Dominique Bernard et ça me fait de la peine. Mon mari m'a dit en plaisantant : "Ta salle va devenir un monument aux morts". Ça me rend folle. Combien de photos je vais finir par afficher ?

Fred, professeur d'histoire-géographie dans les Yvelines : "Les élèves ont le droit de dire des bêtises"

Je vais proposer la lecture d'un texte que je vais écrire, pour rappeler l'importance de l'école, que plein d'enfants n'y vont pas et qu'apprendre est une chance. J'aimerais dire que personne ne doit mourir pour son métier. Quand on tue un prof, on tue un symbole, peu importe la personne derrière. Je serai avec mes terminales, je vais voir ce qu'ils vont me dire. Comme ils n'auront pas eu leurs cours avant 10 heures, ils auront peut-être envie de parler.

"Les années passées, j'ai pu proposer des échanges autour du principe d'hommage national, à qui on rend hommage et pour quelles raisons. Pourquoi on ne peut pas rendre hommage à tout le monde tout le temps..."

Fred, professeur d'histoire-géographie

à franceinfo

Dans tous les cas, je pars du principe que les élèves ont le droit à l'erreur, de dire des bêtises. Surtout que la parole d'un élève n'est jamais 100% naturelle en classe. C'est avant tout un échange d'un prof devant des élèves, la plupart sont extrêmement précautionneux, ils ont parfois peur d'entrer dans le vif du sujet et de dire ce qu'ils pensent réellement. Depuis trois ans, on reçoit des consignes qui nous encouragent à signaler si un élève ou son propos nous paraissent suspects. Je préfère prendre le temps d'expliquer les choses de façon dépassionnée. En général, quand on est dans cette posture, les élèves comprennent. 

J'ai été traumatisé en 2015 après les attentats, car je me suis embourbé dans de très longues séances sur le droit à la caricature, la laïcité, le blasphème... Je me suis rendu compte que, quelque part, j'entrais dans un débat avec mes élèves que les terroristes voulaient imposer. Je me suis promis de ne plus jamais le faire de façon solennelle, mais plutôt tout au long de l'année par petites touches. Pour moi, les moments d'hommage sont des moments de deuil où l'on n'intellectualise pas, où l'on essaie au maximum d'échanger, même si l'on est souvent à fleur de peau.

Rémi, maître en CP à Marseille : "L'important est de rassurer ceux qui sont inquiets"

J'ai déjà été confronté à ce type de débat avec Samuel Paty, et ça va être compliqué. Les élèves sont petits en CP, et n'arrivent pas en classe avec les mêmes informations. Certaines familles parlent de l'actualité avec leurs enfants, d'autres non. Pour moi, l'important est de rassurer ceux qui sont inquiets, sans pour autant inquiéter ceux qui ne le sont pas. A 6 ans, les enfants ne comprennent pas qu'une personne puisse faire du mal à quelqu'un d'autre. Quand ils apprennent une information comme celle d'Arras, ils vont s'inquiéter pour eux, leurs amis, leurs frères...

"J'emploie des mots un peu rassurants et simples. Je vais poser des questions comme : 'Les enfants, vous savez ce qu'il s'est passé vendredi dernier dans une ville tout au nord de la France ?'"

Rémi, maître en CP

à franceinfo

Souvent, je m'aide de la plateforme Lumni, qui met en ligne des vidéos de deux minutes pour expliquer des mots de l'actualité par des dessins très simples. Je vais l'utiliser lundi. Je vais aussi m'aider de ce que je leur dis lors des exercices anti-intrusion. Je leur parle de se mettre en sécurité par rapport à une "personne mal intentionnée" ou "un peu fofolle".

On va faire la minute de silence dans la classe et je vais leur expliquer pourquoi on se recueille. Je sais que cela peut engendrer des discussions, des rigolades, des enfants qui ne se sentent pas concernés... Mais ils sont petits, c'est abstrait pour eux. Dans tous les cas, cela ne va pas s'arrêter lundi. Les enfants vont rentrer chez eux, en reparler à la maison et vont revenir mardi avec de nouvelles connaissances. Il faudra remettre les choses au clair.

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