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Attaques terroristes : que reste-t-il de "l'esprit du 11 janvier" ?

Un mois après les attentats contre "Charlie Hebdo", à Montrouge et à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, l'esprit d'unité nationale, présent partout en France lors des rassemblements, semble déjà loin.

Article rédigé par Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Un homme brandit un ancien numéro de "Charlie Hebdo", le 11 janvier 2015 à Paris, lors de la "marche républicaine" contre le terrorisme. (EMERIC FOHLEN / NURPHOTO / AFP)

Un mois déjà. Le 7 janvier, les frères Kouachi pénétraient dans les locaux de Charlie Hebdo armés de kalachnikovs. Le lendemain, Amedy Coulibaly tuait une policière à Montrouge (Hauts-de-Seine) avant d'organiser le vendredi une prise d'otages à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris. Bilan de ces attentats : 17 morts et un traumatisme pour la société française.

Une société qui a décidé de réagir en se rassemblant, le dimanche 11 janvier, un peu partout en France. Près de quatre millions de personnes, une cinquantaine de chefs d'Etat... le cortège a pris sa place dans l'histoire de France. "J'ai l'impression, pour la première fois, d'être un peuple"témoignait alors un manifestant. Un mois après, que reste-t-il du frisson d'unité nationale qui a traversé la France ce jour-là ?

Une unité nationale abîmée

Au milieu de la foule, il ne faut pas occulter les différences ni oublier les Français qui ne sont pas descendus dans la rue. "Il y a de fortes divergences sur la façon d’être 'Charlie' ou de ne pas l’être. Dés le départ, il y avait peut-être une unité de façade", estime le sociologue Olivier Noël, maître de conférences à l'université Paul-Valéry de Montpellier (Hérault). Le slogan 'Je suis Charlie' convoque un enjeu identitaire, qui porte en lui les germes d’un dissensus." L'élan du 11 janvier n'a pas permis à une société française déjà divisée de devenir un bloc solide du jour au lendemain.

Au niveau politique, l'unité s'est déjà brisée au profit des intérêts partisans. Dès le 21 janvier, Nicolas Sarkozy tentait de reprendre la main sur France 2 en égrenant ses propositions sans épargner le pouvoir en place. La législative partielle dans le Doubs a montré que le Front national, loin d'être affaibli par la séquence politique d'unité nationale, continuait de progresser. Et depuis quelques jours, les petites polémiques politiciennes reprennent de la vigueur. A la suite de la conférence de presse de François Hollande, le numéro 3 de l'UMP Laurent Wauquiez a, par exemple, accusé le président d'instrumentaliser "le sujet de l'unité nationale pour éviter de parler du reste".

Des fractures ouvertes dans la société

Loin de réparer les cassures de la société française, les événements du mois de janvier semblent avoir réveillé quelques douleurs. Depuis le 7 janvier, les actes antimusulmans sont en forte augmentation, selon l'Observatoire national contre l'islamophobie. De même, la communauté juive exprime son inquiétude, après l'attaque dont elle a été la cible à l'Hyper Cache. Les politiques invoquent généralement la laïcité comme solution à ce malaise des communautés. "Il faut faire attention à la laïcité qui clive la société avec des enjeux identitaires plutôt que de travailler au vivre ensemble", prévient Olivier Noël. Le sociologue redoute que les attentats ne réactivent la logique d’une laïcité fermée ne permettant pas le dialogue : "Ce n'est pas pour rien que le Front national se découvre des vertus de laïcité étrangères à sa tradition politique", souligne-t-il.

Mise en avant par Manuel Valls avec le mot "apartheid", une autre fracture s'opère dans certains quartiers. Olivier Noël, auteur du rapport Faire société commune dans une société diverse, remis en 2013 au Premier ministre et rapidement enterré, rappelle que les constats sont établis depuis plusieurs années. Il espère que, cette fois, l'Etat va réellement repenser la politique de la ville : "ll faut que les institutions reconnaissent le problème des discriminations aujourd'hui banalisées et qu'elles renouent le lien avec les personnes de ces quartiers relégués et stigmatisés."

L'école est également au cœur des inquiétudes après les incidents survenus lors des commémorations d'hommage aux victimes des attentats. Au-delà des réponses apportées par la ministre de l'Education Najat Vallaud-Belkacem, se pose la question de la pédagogie dans certaines classes, estime Olivier Noël : "Si on fait injonction aux enfants d’être 'Charlie', de respecter la minute de silence sans expliquer le pourquoi ni comment, on se retrouve dans une impasse." Les événements ont aussi révélé la place qu'occupent les théories du complot chez les élèves comme sur dans l'ensemble de la société française. "On observe un processus de 'désaffiliation' économique, sociale mais aussi civique, avec une partie de la société qui se sent exclus des décisions et qui tombe dans le 'tous pourris', un terreau favorable pour les théories du complot", tranche Olivier Noël.

Un débat sur la liberté d'expression enterré

En ciblant les caricaturistes de Charlie hebdo, les frères Kouachi ont porté atteinte à la liberté d'expression, pilier de la République française. Dans les manifestations du 11 janvier, des millions de personnes se sont levés pour défendre cette liberté. Mais une fois passées les commémorations, les critiques sont revenues à l'occasion de la sortie du "numéro des survivants" de Charlie Hebdo dont la couverture présente un dessin du prophète Mahomet. "Je la trouve dangereuse", a, par exemple, lâché le dessinateur Philippe Gelück, s'attirant les foudres des Inrockuptibles. Quelques jours après, les "Charlie" étaient un peu moins nombreux dans la rue. 

"Mais la liberté d’expression, c’est aussi de dire qu’on avait le droit de ne pas être d’accord avec le contenu éditorial de Charlie Hebdo, note Olivier Noël. La liberté d'expression n'est pas négociable, mais il faut être attentif aux effets qu'elle produit quand on en use." Comme le notait Edgar Morin dans une tribune publiée par Le Monde, il y a une "contradiction non surmontable" : "Faut-il laisser la liberté d'offenser la foi des croyants en l’islam en dégradant l’image de son prophète ou bien la liberté d’expression prime-t-elle sur toute autre considération ?"

Le débat sur la liberté d'expression ne peut pas évacuer le changement d'échelle de la planète. "Il y a vingt ans, Charlie Hebdo aurait pu dessiner ce qu’il voulait sans conséquences internationales. Aujourd'hui, avec internet, ce qui est produit à Paris se retrouve le lendemain un peu partout dans le monde", note Olivier Noël en référence aux manifestations qui ont éclaté dans plusieurs pays musulmans après la parution d'une nouvelle caricature du prophète à la une de Charlie Hebdo.

Des initiatives citoyennes qui s'essoufflent

Dans l'élan de la marche du 11 janvier, quelques initiatives citoyennes ont traversé la société française. De Bordeaux (Gironde) à Paris, des lycéens ont usé leurs chaussures sur le bitume dans une "marche de l'unité" longue de 600 km. Le journaliste réalisateur Romain Potocki a lancé le mouvement #JeMarcheAvecToi pour inviter les internautes à partager photos et vidéos afin d'affirmer l’existence d’une France solidaire, généreuse et fraternelle. La ville de Strasbourg (Bas-Rhin) a décidé d'organiser une "conférence citoyenne" pour trouver des solutions au "vivre ensemble".

Sans remettre en cause la valeur de ces dynamiques citoyennes, elles semblent marginales, isolées et peu relayées. "Nous avons une tradition politique jacobine où l'on attend les réponses de l'Etat, d'un pouvoir central fort, estime Olivier Noël, qui constate le manque de tradition démocratique de la France. On s’appuie sur la démocratie représentative, mais la démocratie participative n’est pas dans notre tradition politique."

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