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"Quand je mets mon gilet pare-balles, je me demande si c'est moi qui l'enlèverai le soir"

Fabienne, chef de brigade dans l'est parisien, a vécu les attentats de janvier et ceux du 13 novembre. Elle témoigne de son quotidien et de celui de ses collègues policiers depuis les tragiques évènements.

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une policière se recueille devant le café La Bonne Bière, le 14 novembre, à Paris, au lendemain des attentats.  (ADRIEN MORLENT / AFP)

Tout juste rentrée de vacances, elle n'a pas encore souhaité la bonne année à son équipe. Fabienne, chef de brigade dans un arrondissement de l'est parisien, ne sait pas trop quels vœux leur formuler. "On ne sait pas si 2016 sera mieux que 2015 alors…", murmure cette quinqua élégante aux longs cheveux blonds, qui a troqué la tenue de service pour une petite robe noire ce lundi 4 janvier.

Fabienne ne porte pas le deuil. Mais depuis les attentats du 13 novembre, la policière est "très triste". "Pour tous ces jeunes", qui sont morts sous les balles des terroristes ce soir-là. Ses vingt ans de maison n'y font rien. "On n'a jamais vu ça. Des morts, oui. Mais pas aussi nombreux, pas en terrasse, assis, une bière à la main", glisse-t-elle à la table d'un café de la gare de Lyon, les yeux encore incrédules derrière ses lunettes.

Des collègues tués et la sensation d'être "exposée"

Même les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, il y a tout juste un an, ne l'avaient pas préparée à "ça". La brigade de Fabienne était en repos le jour où les journalistes de l'hebdomadaire satirique ont été assassinés par les frères Kouachi. Elle a repris du service le lendemain, avec ce message radio : "Agent municipal à terre" à Montrouge (Hauts-de-Seine). Clarissa Jean-Philippe vient d'être tuée par Amedy Coulibaly. La veille, un collègue, Ahmed Merabet, a lui aussi été exécuté en pleine rue par les Kouachi.

Consigne est donnée aux effectifs de ne plus sortir sans leurs gilets pare-balles lourds, réservés aux gardes statiques, dans les véhicules. Lorsque Fabienne est appelée par un coéquipier pour l'Hyper Cacher, elle l'enfile aussitôt. Elle est chargée de dévier la circulation du cours de Vincennes et d'établir un périmètre de sécurité. "Je me rappelle que je me suis sentie assez exposée, comme ça, en pleine rue."

Fabienne a commencé sa carrière avec l'équipée meurtrière de Florence Rey et Audry Maupin, qui ont tué cinq personnes, dont trois policiers, en plein Paris, en 1994. Un an plus tard, la France est secouée par des attentats islamistes, dont celui du RER B, à la station Saint-Michel. "On avait intégré la menace terroriste. Mais vingt ans plus tard, tu ne vis plus dans le risque permanent", observe celle qui est devenue major.

Les consignes "un peu contradictoires" du ministère

Les membres de sa brigade, âgés de 20 à 30 ans, ont, eux, vécu leurs premiers attentats en janvier 2015. Leur quotidien a-t-il changé pour autant ? "Des gars font de nouveau le planton devant les commissariats et le gilet pare-balles lourd s'est généralisé", résume la patronne. Malgré le niveau d'alerte très élevé, les attentats du 13 novembre les ont tout autant pris par surprise. Pas d'exercices de sécurité, ni de formation antiterrorisme entre-temps. "On travaille au jour le jour", souligne Fabienne. Pour les policiers de la voie publique, l'hypervigilance est quotidienne et la mort fait partie du jeu.

La circulaire adressée à tous les services de police, le 21 décembre, sur la conduite à tenir en cas d'attentats la fait sourire. "C'est ce qu'on apprend à l'école de police ! Et puis c'est un peu contradictoire et risqué : on nous dit d'intervenir pour 'confiner le tireur' et en même temps de bien respecter la légitime défense." Pas de quoi éclairer la lanterne de ses brigadiers, selon elle.

Son équipe n'a pu compter que sur son professionnalisme "ordinaire" pour faire face à une situation "extraordinaire" le soir du 13 novembre. Fabienne, dépêchée sur la terrasse de La Belle Equipe, estime avoir "bien travaillé" : elle raconte calmement avoir sécurisé la zone, mis en place un périmètre "bien étanche", regroupé les témoins, collaboré avec les pompiers pour la prise en charge des victimes… Un savoir-faire presque automatique qui tranche avec l'émotion qui la saisit à la vue des corps. "J'ai regardé un visage. C'était celui d'un beau jeune homme, adossé à la vitre", se souvient-elle. Cette habitante du quartier s'interdit de regarder les autres visages, de peur de reconnaître un proche.

"On a tous l'impression d'avoir vu un film"

Depuis, les images reviennent sans cesse. Tout comme la détresse des survivants et des familles de victimes. "Un groupe d'amis se charriait pour savoir qui allait payer l'addition. Ceux qui sont allés à l'intérieur du bar ont retrouvé leurs copains morts par terre", lâche Fabienne sans détours. Elle a posté un appel à témoins sur Facebook pour les retrouver. Fait exceptionnel, la policière s'est rendue aux obsèques d'une jeune fille morte au Bataclan. Sa mère l'avait suppliée de l'aider à retrouver son enfant. Ses collègues sont tout aussi meurtris. "L'un d'entre eux a tenu une victime dans ses bras. Elle s'est accrochée à son gilet pare-balles avant de mourir", poursuit Fabienne, mimant le geste.

Le lendemain, chaque brigadier est revenu sur les lieux de son intervention, pour se recueillir. Fabienne saisit son smartphone et montre une photo d'une "de ses filles", comme elle les appelle, à genoux devant La Bonne Bière. L'image (voir ci-dessus) a été postée sur Twitter par le syndicat de police Unsa.

L'équipe a bénéficié d'un soutien psychologique collectif, à la demande de leur major. "Pour certains, cela leur suffisait de me parler mais moi, je commençais à exploser", explique-t-elle. Pour l'instant, "personne ne fait de cauchemar". "On a tous l'impression d'avoir vu un film. C'est peut-être ce qui nous sauve. Mais j'espère que ça ne va pas nous revenir dans la tronche."

La crainte de nouvelles attaques

Quelques jours après les attentats, Fabienne se met à ranger son placard au commissariat. "Je me suis dit que s'il m'arrivait quelque chose, je ne voulais pas que mes collègues voient mon bordel !", plaisante-t-elle à moitié. Elle n'a pas la peur au ventre. Mais l'idée de la mort se fait plus présente. "Quand je mets mon gilet pare-balles, je me demande si c'est moi qui l'enlèverai le soir." Fabienne songe elle aussi à aller voir la psychologue en entretien individuel. "Je dors mal, je ne suis bien nulle part", admet-elle. Sur le terrain, les réflexes sont les mêmes. Avec la crainte que cela ne recommence. "A un moment, ils ont annoncé des coups de feu, je me suis dit 'oh non pas encore'", souffle-t-elle.

Si cela devait se reproduire, Fabienne a retenu un élément : le retour sur les lieux de l'attentat de l'un des terroristes, Abdelhamid Abaaoud. "C'est important à savoir pour la sécurisation des lieux", note-t-elle. Pour le reste, elle s'en remet aux collègues du renseignement et au législateur.

En 2016, Fabienne et sa brigade vont continuer à arpenter les rues de l'est parisien. A une différence près : "Nous sommes plus que des collègues maintenant."

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