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Marseille : comment les cités fabriquent des dealers

Article rédigé par Salomé Legrand - Envoyée spéciale à Marseille,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La cité Bellevue, rue Félix-Pyat à Marseille, en 2001. (MAXPPP)

A la veille de l'annonce des mesures du gouvernement pour Marseille, reportage dans un quartier défavorisé de la cité phocéenne. Les trafiquants de drogue sont les principaux employeurs d'une jeunesse en manque de perspectives.

"Alors comme ça, vous écrivez un article sur le désastre à Marseille ?" Accoudé à son zinc minimaliste, "Lolo", petit trentenaire aux cheveux ras, yeux noisette qui pétillent, insiste sans perdre le sourire : "Vous écrivez ça, vous avez tout dit." Dans son minuscule bar au pied des HLM de la cité Félix-Pyat, dans le centre de Marseille, des jeunes entrent et sortent, se saluent, roulent de gros pétards en scotchant sur i-Télé, qui tourne en boucle sur l'écran plat accroché au mur.

"Ils se tiennent éloignés des problèmes", explique Nordine Moussa, éducateur de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), en désignant trois gamins qui tournent en rond. Sous contrôle judiciaire pour la plupart, ils évitent de traîner trop près des points de vente de drogue, présents dans la plupart des quartiers défavorisés de la cité phocéenne.

"C'est comme une petite entreprise"

Profitant du manque de perspectives pour les jeunes, les réseaux recrutent à tour de bras. "Les patrons viennent repérer les plus rebelles, les plus teigneux, les plus tchatcheurs et les plus meneurs", explique Amina*, travailleuse sociale née dans les quartiers nord et qui les connaît par cœur. Une habitante raconte, ahurie, un petit manège qu'elle observe depuis son balcon : "Le soir, une camionnette vient déposer un gamin au pied de mon immeuble, puis elle fait 50 mètres et en dépose un deuxième au pied de la tour suivante. C'est le Pôle emploi des cités."

Le système, décrit par de nombreux habitants, est sournois. Tout commence par des petits cadeaux, la monnaie gardée du sandwich qu'un enfant va chercher pour le guetteur qui ne quitte pas son siège. Tabouret en plastique, chaise déglinguée ou carrément canapé en cuir défoncé, installés au coin des immeubles décrépis. "Le minot se fait facilement embobiner, c'est bien organisé, c'est une petite entreprise", commente Amina, un brin dépitée. "Ne vous en faites pas, pour ça, ils savent être bien à l'heure."

"On leur dit qu'on veut bosser et ils nous attribuent un poste"

En bas de l'échelle du deal, le "chouf", le guetteur, chargé de crier "Arah !" quand s'approche une voiture de police ou même un véhicule suspect. C'est Ahmed, 20 ans, fin jeune homme aux joues lisses et longs cils bruns, qui triture son portable assis sur une chaise aux pieds rouillés, à deux pas du local poubelles. "J'ai mon permis et mon bac avec mention, madame, et je suis là assis comme un con", explique-t-il, amer. Payé 100 euros par jour pour ne pas quitter des yeux l'unique accès au point de vente, il arbore une montre Armani toute neuve et un pull gris près du corps Stone Island, 120 euros pièce, mais qui semble faire fureur dans le quartier.

Officiellement inscrit en fac de droit, il a abandonné l'université et jure qu'il prendrait "n'importe quel petit boulot payé légalement". Ahmed ne sait même plus quand il a commencé à guetter, mais il dit que personne n'est venu le chercher : "Si on veut des sous, on sait à qui demander !" "On se lève, on va voir les bonnes personnes, on leur dit qu'on veut "jober" [travailler] et ils nous attribuent un poste, soit chouf, soit charbonneur [vendeur]", raconte en écho Ryan. Quand il peut, Ahmed passe de l'autre côté, "tenir la sacoche" de drogue, "c'est mieux, ça rapporte le double, au moins".

Cinq clients en dix minutes

Ce jour-là, dans la cage d'escalier, que l'on croirait abandonnée tant elle est insalubre, c'est Amadou qui vend. Il a pris ses quartiers sur le palier tout tagué du deuxième. Un fauteuil matelassé auquel manque l'accoudoir gauche, une petite chaise, le portable qui crachote une playlist de rap sous un Mars. Et la fameuse sacoche Adidas de cuir noir pendue à un coude de canalisation et qui dégueule une multitude de sachets de congélation, remplis de cannabis version résine ou version "herbe".

Cinq clients en dix minutes une matinée de pleine semaine, et encore, "c'est un petit point de vente", selon un éducateur. Amadou, un Noir joufflu, la capuche rabattue sur son front transpirant, les yeux chocolat aux pupilles dilatées par la drogue, est arrivé là "par piston". Il connaît le vendeur précédent, qui l'a recommandé auprès du caïd. Ses doigts boudinés bien serrés autour d'une épaisse liasse de billets de 50, 20 et 10 euros classés par ordre de valeur, il dit avoir exactement 1 010 euros dans la poche.

En cas de descente de police, il sait quelle porte est délibérément laissée ouverte par sa propriétaire payée 70 euros par jour pour servir de refuge. Dix-huit ans, viré de son CAP menuiserie pour absentéisme, Amadou reverse le produit de la vente au "patron", qui le collecte toutes les semaines et verse les salaires, dont le sien : 1 000 euros hebdomadaires. Ni heureux, ni malheureux, "normal". Ses parents sont au courant mais "ne peuvent rien dire", balaye le jeune homme. Il les aide, décode Nordine Moussa, l'éducateur de la PJJ.

 "Les dealers font du social aussi"

C'est que les chefs de réseau savent s'implanter dans les quartiers. Enveloppes d'argent glissées dans les boîtes aux lettres pour les fêtes, organisation de concerts de rap et de tournois de foot, mais pas seulement. "Les dealers font du social aussi, avertit Amina. C'est arrivé qu'ils alignent les 4 000 euros qui manquent quand le camion de déménageurs débarque avec les huissiers pour expulser une famille." "Aux familles, il leur manque le soutien de l'Etat", assène cette quadra, ancienne habituée des salles de boxe, qui se démène au travail et surtout en dehors pour "sauver ceux qu'elle peut".  

Toutes les familles ne cautionnent pas le trafic. Nombre de mères, dans leur grande majorité célibataires, racontent avoir tout tenté. C'est Malika, qui a tout donné pour ses deux enfants. "Ils ont grandi dans les marques, je les emmenais tous les après-midis au parc – et pas celui du coin de la rue –, une fois par mois chez Quick ou McDo", raconte la quinqua au brushing brun, les traits tirés sous un maquillage très discret. "J'ai tout laissé de côté pour eux, ma vie de femme, tout", explique-t-elle. Cette femme de ménage est en arrêt maladie depuis la mort d'Erwann, son fils de 19 ans poignardé de multiples fois par une connaissance d'enfance, un voisin trafiquant de drogue, lui-même assassiné quelques mois plus tard. "Je ne lui ai jamais rien laissé passer", insiste-t-elle. 

"Suceuse de flics"

Son fils avait interdiction de traîner au pied de l'immeuble jusqu'à ses 13-14 ans, et était obligé d'aller chercher dans le dictionnaire les mots "de jeunes des cités" pour en connaître les synonymes à utiliser une fois dépassée la barre d'immeubles. Malika a même réclamé "à la première bêtise" [un recel de pièces détachées de scooter] un suivi auprès du juge des enfants, qui n'a duré que quelques mois.

C'est aussi cette mère qui voit des insultes, dont "Suceuse de flics", taguées sur sa porte après avoir passé ses soirées au pied de l'immeuble jusqu'à ce que son fils remonte à la maison. Ou celle qui confie préférer ne pas payer son loyer pour offrir les bonnes marques à ses enfants, essayant ainsi de faire rempart. "On se sent tous concernés, il n'y a plus de profil type comme il y en a eu il y a vingt ans, où l'on pouvait à peu près savoir qui allait tomber dans le trafic ou non. Aujourd'hui, tous les profils sont différents", s'alarme Yamina Benchenni, à la tête du Collectif du 1er juin, qui lutte contre la délinquance.

"Tout part de l'éducation, de l'école, quand un professeur n'est pas remplacé pendant plusieurs mois, ça part un peu en biberine [en sucette]", dénonce Amina, pour qui les gamins sont "déstabilisés dès le départ". Et d'égrener les inégalités, petites et grandes : "Quand dans les quartiers favorisés, les enfants disposent d'un car pour leurs sorties scolaires, les nôtres, ils prennent le métro." Ou encore : "On n'a aucune veille psychologique après les règlements de comptes, alors qu'une grande tente a été mise en place [pour accueillir les riverains] après l'agression mortelle de la dentiste" en mars dernier.

"Ils préfèrent un Bruno du Prado à un Mohamed de Félix-Pyat"

C'est l'orientation qui pèche ensuite. "Les enfants des 13e, 14e, 15e et 16e arrondissements de Marseille [les quartiers nord] représentent 50% des collégiens de la ville, mais seulement 25% des lycéens", pointe Salim Grabsi, du Collectif des quartiers populaires. Avec le chômage à la clé pour 60% à 80% des jeunes de ces cités.

"Ils préfèrent un Bruno du Prado à un Mohamed de Félix-Pyat", ajoute Ahmed, dégoûté. Des cas de copains d'enfance diplômés et qui ne trouvent pas de travail, tous les jeunes en ont. L'exemple ultime est celui de Karim, major de sa promotion d'ingénieurs, qui s'aperçoit qu'il est le seul de sa classe à n'avoir pas trouvé d'emploi six mois après le diplôme. Comme il le raconte à Politis, il lui a suffi de changer d'adresse sur son CV pour recevoir des réponses.

* A leur demande, les prénoms de nos interlocuteurs ont été modifiés. 

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