: Enquête Dirigeant mis en examen, caisses vides, salariés en colère : le groupe de santé Avec dans la tourmente
Lundi 9 janvier, rue du Château à Vincennes, au siège du groupe de santé Avec (ex Doctegestio). Il est un peu plus de huit heures, le comité exécutif est réuni autour du patron Bernard Bensaid. Il est question, entre autres, d’un prêt de 2,7 millions d’euros que le groupe doit percevoir de l’un de ses établissements : la clinique mutualiste de Grenoble (le GHM, pour les initiés).
Ce prêt, qui s’ajoute à bien d’autres, devait ensuite être validé lors du conseil d’administration de la clinique, par visioconférence. Mais les enquêteurs de la police judiciaire de Grenoble ont eu vent de l’affaire. Ils ont interpellé le dirigeant en plein comité exécutif. "Ils ont voulu lui enlever le carnet de chèques", commente une source, soulagée, à la clinique mutualiste de Grenoble. Après 48 heures de garde à vue et un transfert dans la capitale des Alpes, Bernard Bensaid est mis en examen pour “prise illégale d’intérêts” et “détournement de fonds publics”, comme l’ont raconté nos confrères de France Bleu Isère.
Une plainte déposée par deux syndicats
À l’origine de cette information judiciaire, il y a une plainte déposée par deux syndicats de la clinique , que la cellule investigation de Radio France révélait en juin 2022. Force ouvrière (FO) et la CGT dénonçaient des prêts à répétition que le groupe prélevait dans la trésorerie de la clinique (huit millions d’euros au total depuis mai 2022 dont seul 1,5 million a été remboursé). Ils s’inquiétaient aussi d’une convention de services qui imposait à la clinique de reverser chaque année 1% de son chiffre d'affaires, soit 1,7 million d'euros environ, au groupe Avec.
Devant les deux juges d’instruction cosaisis de l’affaire, Bernard Bensaid a assumé ces remontées d’argent, les justifiant par une nécessaire "mutualisation". "Il considère qu’il a un groupe et qu’il peut faire transiter de l’argent d’une structure vers une autre", explique une source proche de l’enquête. Sauf que la clinique mutualiste de Grenoble est un établissement de santé privé à intérêt collectif (Espic). À ce titre, elle a le même mode de financement qu’un hôpital public, c’est-à-dire qu’elle est financée en grande partie par des paiements de l’assurance-maladie en échange de prestations de soins.
"Cet argent n’a pas à remonter vers le groupe Avec, qui est une société commerciale", estime Thierry Carron, délégué syndical FO et secrétaire du comité social et économique (CSE) de la clinique. Ce sera aux juges de trancher, mais pour nous, c’est illégal." En attendant, le commissaire aux comptes a déclenché une procédure d’alerte, estimant que la continuité de l’activité de la clinique était menacée. Dans un rapport daté de fin décembre que nous avons pu consulter, il estime que la trésorerie de l’établissement grenoblois "a fortement baissé", et que cela menace les futurs investissements telle "l’acquisition d’un appareil de radiothérapie", dont la clinique a besoin pour ses patients. Le commissaire aux comptes explique également que le groupe Avec ne dispose "d’aucune autorisation de découvert". En clair, les banques ne lui font plus confiance.
3 400 salariés payés avec retard
Ce qui se passe à Grenoble a des répercussions ailleurs en France. Car le groupe, qui compte 12 000 salariés, est implanté dans une cinquantaine de départements. Bernard Bensaid contrôle 400 établissements au total, dans des domaines aussi divers que l’hôtellerie, le tourisme, la restauration, la santé et le médico-social. Il s’enorgueillit, dans son rapport d’activité, d’accompagner les Français de la maternité à l’Ehpad (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). On trouve donc des maternités Avec, des cliniques Avec, des services de maintien à domicile Avec, des maisons de retraite Avec...
Le secteur médico-social, le plus important du groupe, compte à lui seul 5 200 salariés. Parmi eux, les deux tiers, soit un peu plus de 3 400 personnes, ont eu la désagréable surprise, en consultant leur compte en banque au début du mois de janvier, de constater que seule la moitié de leur salaire de décembre leur avait été versée. Il s’agit essentiellement d’employés non-administratifs basés en Moselle. Odile*, aide à domicile à temps partiel, raconte : " Ma banque m’a contactée pour me dire que ma carte bancaire était bloquée parce que j’étais à découvert." En vérifiant son compte, elle remarque qu’elle n’a reçu qu’un peu plus de 400 euros de salaire. " Et ce n’était pas le libellé habituel. Il y avait écrit ‘virement international", poursuit-elle. Une semaine après ce premier virement, elle reçoit le solde, soit les 400 euros manquants. " Mais entre-temps, tous les prélèvements, dont mon loyer de 600 euros, n’ont pas pu passer."
Une histoire identique est arrivée à Emma*, une autre aide à domicile que nous avons rencontrée en Moselle. " La direction nous a écrit dans un mail qu’elle n’avait plus d’argent dans ses caisses à cause du Covid", relate cette mère de famille, dubitative. Je pense qu’ils nous cachent des choses, je n’ai plus confiance en mon PDG." Ces retards dans le paiement des salaires ont engendré de "grosses difficultés", abonde Chantal Goudeau, délégué CFDT du secteur médico-social. “Il s’agit essentiellement de salariées à temps partiel. Imaginez, vous touchez normalement un salaire de 800 euros et là, vous ne percevez que 400 euros. En plus, les aides à domicile du groupe Avec avancent leurs frais d’essence."
Alors pourquoi une telle situation ? Sous la pression des représentants du personnel, la direction s’en est finalement expliqué lors du CSE du 10 janvier 2023, au lendemain de l’arrestation de Bernard Bensaid. Selon nos informations, la directrice des relations sociales du groupe a reconnu devant les élus du CSE, passablement énervés, que "le prêt envisagé à Grenoble n’a pas pu se formaliser, et qu’aujourd’hui le groupe n’a pas la trésorerie nécessaire pour faire face aux échéances des salaires". Sans l’argent prélevé à la clinique de Grenoble, les salaires de milliers d’employés sont donc versés en retard.
Un cuisinier dans un Ehpad mosellan du groupe Avec nous raconte : "Ces derniers mois, on ne sait jamais quand on va être payé. Mon supérieur direct passe son temps à courir après l’argent." Et ce n’est pas le seul. Rien qu’en Moselle, des dizaines de fournisseurs des établissements du groupe Avec n’en finissent pas de réclamer le paiement de leurs factures. "Nous n’avons reçu aucun règlement de votre part depuis mai 2022. Merci de faire le nécessaire au plus vite", s’agace un distributeur de boissons basé à Aurillac, dans un mail daté de fin octobre, dont la cellule investigation de Radio France a pris connaissance. Une grande entreprise de propreté, qui fournit des vêtements de travail aux salariés des Ehpad et des cliniques du groupe, s’étonne, elle, de ne pas avoir été payée "depuis août".
Un risque "d’effondrement" à moyen terme
Le groupe semble en effet être à court de trésorerie. Selon nos informations, il ne disposait en fin d’année dernière que de cinq millions d’euros sur ses comptes en banque. Or, il doit verser chaque mois 32 millions d’euros pour régler les salaires de ses 12 000 employés. Il est aussi très endetté auprès des banques, de l’État (remboursement du prêt garanti par État) et de l’Urssaf, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros. Interrogée sur ces problèmes de trésorerie, la direction du groupe explique qu’il " peut exister naturellement des retards avec certains fournisseurs mais que contrairement aux anciens gestionnaires des établissements que nous gérons, le groupe Avec a toujours payé ses fournisseurs et aucun d’entre eux n’a été 'planté'. Quant à l’Urssaf, poursuit la direction, nous sommes en dialogue permanent avec elle avec le souci premier de respecter la totalité de nos obligations." Le groupe affirme par ailleurs disposer en ce début février d’une trésorerie " supérieure à 15 millions d’euros".
"Le risque, ce n’est pas un effondrement immédiat du groupe, mais à moyen terme ce risque est fort", alerte un ancien haut cadre d'Avec parti récemment. " Une entreprise, pour vivre sereinement, a besoin d’une trésorerie. Là, il n’y en a plus. Petit à petit, on s’enfonce. À un moment, cela va craquer." Ce qui pourrait être dommageable en termes d’emplois et de services rendus à la population dans un secteur de la santé déjà en forte tension. Mais sur ce point, l’ancien responsable relativise : " Les métiers du secteur médical et du médico-social, on en a absolument besoin. Les pouvoirs publics seront vigilants. On trouvera toujours des repreneurs si Avec s’effondre."
"Comme un gamin qui jouerait au Monopoly"
Alors comment en est-on arrivé là ? " Bernard Bensaid vit dans son monde avec ses propres règles. Il a une avidité à racheter, à reprendre des activités alors qu'il n'en a pas les moyens", estime l’ancien haut cadre, qui connaît bien le patron d’Avec et qui l’a vu faire la tournée des tribunaux de commerce pour racheter des entreprises en difficulté. "Il est comme un gamin qui jouerait au Monopoly en disant : 'Je veux cette rue, je la veux, il me la faut absolument ! '"
Thierry Carron, le délégué FO de la clinique mutualiste de Grenoble, fait la même analyse, mais en des termes plus policés. " Depuis la création du groupe [en 1999], Bernard Bensaid fait de la croissance externe en rachetant des structures dans la santé, dans l’immobilier, dans le tourisme... Il s’est beaucoup diversifié. Mais le problème, c’est que ces structures ne sont pas mises à l’équilibre. L’idée de Bernard Bensaid c’est 'too big to fail', trop gros pour faire faillite. Mais aujourd’hui, il est rattrapé par la situation économique de son groupe."
Il est, de plus, lâché par le gouvernement, si tant est qu’il ait été, un jour, soutenu. En octobre dernier, interpellé à l’Assemblée nationale par le député des Vosges Christophe Naegelen, en conflit avec Bernard Bensaid sur son territoire, Elisabeth Borne avait répliqué sèchement : "Nous avons affaire à un investisseur qui ne respecte pas ses engagements (…) Nous ne laisserons pas les acteurs financiers opportunistes chercher des appuis publics sans jamais tenir leurs engagements. Il n’y a, et il n’y aura, aucune complaisance (…) aucune naïveté des pouvoirs publics vis-à-vis de ce groupe, quels que soient les soutiens imaginaires qu’il invoque." Fait-elle référence à cette anecdote ? Lors de la nomination d’Elisabeth Borne à Matignon en mai 2022, Bernard Bensaid n’avait pas manqué de féliciter dans un communiqué la Première ministre, qui fut étudiante dans la même promotion que lui à Polytechnique (celle de 1981) et qui était même " sa voisine de chambrée".
Aujourd’hui, loin de faire profil bas, Bernard Bensaid "rejette la faute sur les Grenoblois", déplore une source syndicale dans l’Est de la France. "Il nous monte les uns contre les autres en disant que c’est à cause de la clinique mutualiste de Grenoble qu’il ne peut pas payer les salaires des aides à domicile de Moselle." Selon l’ancien haut cadre cité précédemment, "Bernard Bensaid a l’habitude de dire qu’il sauve des emplois, ce qui est vrai. Mais il pense que du coup, il ne faut pas l’embêter s’il fait des petits écarts." Or, ajoute-t-il, "parfois, il déborde un peu".
Une caution d’un million d’euros
En attendant, au siège du groupe, on fait bloc. Dans un mail interne envoyé le 16 janvier dernier, après la mise en examen de Bernard Bensaid, la directrice de communication précise aux salariés que " l e président du groupe Avec est présumé innocent des charges qui pèsent sur lui et libre de ses mouvements. Il n’y a donc pas de conséquences majeures sur la gestion du groupe". Elle ajoute que "Bernard Bensaid n’est suspecté d’aucun enrichissement personnel". Une source proche du dossier précise cependant que "l’argent prélevé à Grenoble permettait de faire tourner son groupe, et donc de lui assurer des revenus à lui et sa famille". Sa femme et deux de ses enfants occupent en effet des postes à responsabilité chez Avec.
Bernard Bensaid a toujours déclaré à ses salariés qu’il ne se versait pas de salaire et qu’il tirait ses revenus de son patrimoine foncier. Selon nos informations, il a déclaré aux enquêteurs 900 000 euros de revenus annuels, dont 700 000 euros de revenus fonciers. Les policiers de la PJ de Grenoble ont également identifié deux placements au Luxembourg lui appartenant de 4,3 millions d’euros chacun, soit 8,6 millions au total." Ce sont des contrats d’assurance-vie déclarés par son expert-comptable au fisc français, précise la direction du groupe. Il n’y a aucune confusion possible entre ce patrimoine personnel et le groupe Avec."
Cela devrait en tout cas lui permettre de régler le cautionnement d’un million d’euros auquel les juges d’instruction l’ont astreint dans le cadre de son contrôle judiciaire. Il doit s’en acquitter d’ici le 15 avril prochain.
*Le prénom a été modifié.
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