Mort de Steve Maia Caniço : les zones d'ombre qui persistent dans le rapport de l'IGPN
Le déroulement de l'intervention reste confus et la question de la sécurisation des lieux suscite un débat entre la police et la mairie.
Des réponses et des zones d'ombre. Dans son rapport sur les incidents de la Fête de la musique à Nantes, le 21 juin dernier, l'IGPN dédouane les forces de l'ordre. Leur intervention est jugée "justifiée" et "pas disproportionnée" et l'enquête administrative de la police des polices ne permet pas d'établir un lien entre cette opération et la disparition de Steve Maia Caniço, retrouvé mort lundi dans la Loire. Ce sera désormais à l'enquête judiciaire de déterminer si ce lien existe.
Au-delà de cette question toujours sans réponse, la synthèse du rapport de l'IGPN publiée mardi 30 juillet, vivement critiqué, notamment pour sa "partialité", laisse planer la confusion ou contredit témoignages et analyses. Voici quatre points qui restent à éclaircir.
Y a-t-il eu une "charge" de la police ?
Ce que dit le rapport de l'IGPN. "Aucun élément ne permet d'établir que les forces de police ont procédé à un quelconque bond offensif ou à une manœuvre s’assimilant à une charge qui aurait eu pour conséquence de repousser les participants à la fête vers la Loire", peut-on lire dans la synthèse. A plusieurs reprises, le document, citant les témoignages de membres des forces de l'ordre, fait état de "riposte à des voies de fait" à des "jets de projectiles". Un "usage de la force" jugé "justifié" et "pas disproportionné". Le rapport liste l'utilisation de 33 grenades lacrymogènes, douze tirs de LBD et dix grenades de désencerclement.
Une charge, "c'est une avancée en rang avec des policiers très proches et des boucliers", explique un cadre de l'IGPN à l'AFP. A Nantes, c'était "une avancée avec une possibilité pour les gens de passer sur le côté puisqu'on a même des images de personnes filmant les policiers de dos", poursuit-il.
Ce que montrent les vidéos de témoins et ce qu'expliquent plusieurs policiers. Dans une enquête publiée le 12 juillet, Libération explique, vidéos de témoins à l'appui, qu'il s'agissait bien d'une "charge préparée, qui a pour but de disperser le rassemblement festif". Sur les images, on voit des policiers avancer, en ligne, en tenue de maintien de l'ordre, avec parmi eux un maître-chien.
Dès le mardi 25 juin, le syndicat SGP-FO, cité par Ouest France, employait par ailleurs le terme de "charge" au sujet de cette intervention. "Le quai de Loire est sans protection, l’endroit par définition où il ne faut pas charger", réagissait le syndicat, pointant la responsabilité du commissaire qui dirigeait les opérations. L'ordre d'intervenir de la sorte était "une faute grave de discernement, un ordre aberrant, mettant d’abord nos collègues en danger, et les usagers".
Selon les révélations de Mediapart, jeudi 1er août, un policier, qui analyse les conclusions du rapport de l'IGPN pour le site d'information, estime que l'usage, en si peu de temps (vingt minutes), de plusieurs dizaines de grenades lacrymogènes, de désencerclement et de LBD correspond à "un emploi massif et inhabituel". "Ils ont 'saturé' l'espace. Ce qui pose bien évidemment question", déclare-t-il. "Lorsque l'IGPN dit qu'il n'y a pas eu de charge, elle joue sur les mots, poursuit ce fonctionnaire de police auprès de Mediapart. Effectivement, une charge suit tout un protocole avec des sommations. Ce qui n'a pas été le cas. Il n'empêche qu'il y a eu une opération de police avec un emploi massif d'armes, de classes intermédiaires, certes, mais d'armes."
Quelle est la chronologie de l'intervention ?
Ce que dit le rapport de l'IGPN. Il est compliqué de retracer une chronologie précise des événements en lisant la synthèse du rapport de l'IGPN. Les fonctionnaires de police entendus ne précisent pas tous, et pas systématiquement, les horaires des faits évoqués. Selon les échanges radio entre les membres des forces de l'ordre, les "violences contre les policiers et leurs ripostes" se sont "échelonnées de 4h31 à 4h52" dans la nuit du 21 au 22 juin.
En outre, des caméras du centre de supervision urbaine de Nantes permettent de "constater à 4h37 une première salve de lacrymogènes lancés ou tirés depuis la chaussée perpendiculaire à la Loire, avec un épais nuage de fumée blanche". Puis à 4h41 et 4h50, "des nouveaux jets de gaz lacrymogène". Un commissaire divisionnaire par intérim, qui n'est pas directement sur le terrain, rapporte tout de même avoir vu "à 4h36, un nuage de lacrymogène se diriger vers la Loire". Il ordonne alors de cesser les tirs de lacrymogène. Mais le rapport note que de nouveaux tirs sont effectués à 4h41 et 4h50.
Cité par l'AFP, un cadre de l'IGPN tente par ailleurs de résumer le déroulement de l'intervention de police. A 4 heures du matin, une vingtaine de policiers se rendent sur le quai Wilson, sur les bords de Loire à Nantes, pour faire respecter l'heure limite de diffusion de la musique. Neuf organisateurs s'exécutent. Le dixième refuse. "Entre 4h00 et 4h15, ils parlementent", explique le cadre. "A 4h15, les deux derniers DJ appellent à se rassembler et à s'opposer à l'arrêt de la musique", précise-t-il.
Ils éteignent le son une première fois et les policiers se retirent. Mais "la musique reprend beaucoup plus forte et des jets de projectiles commencent à voler sur des policiers pas équipés, qui n'avaient pas de casque". A 4h30, après s'être équipés, les policiers reprennent leur position et à 4h37 répliquent aux jets de cailloux et bouteilles.
Ce que racontent les témoins et ce que montrent les vidéos. Les témoignages confirment les discussions, l'arrêt de la musique et sa reprise, mais le son aurait été baissé et serait passé dans un autre registre : la chanson Porcherie du groupe Bérurier noir remplaçant la techno. Les images ne montrent pas si des projectiles sont lancés sur les forces de l'ordre, mais selon les vidéos et l'enquête de Libération, il est 4h32 lorsque les policiers, équipés de casques et boucliers avancent en ligne au contact des personnes rassemblées. "Un nuage de gaz lacrymogène est clairement visible sur les images", à cette heure-là. Soit quelques minutes avant l'horaire évoqué par l'IGPN.
Deux minutes plus tard, à 4h34 et ce régulièrement jusqu'à la fin des images, à 4h52, d'autres tirs de lacrymogène sont relevés. "Durant plus de vingt-et-une minutes, les policiers ont donc utilisé continuellement des grenades lacrymogènes", explique Libération.
La police est-elle responsable des chutes dans la Loire ?
Ce que dit le rapport de l'IGPN. La synthèse du rapport de l'IGPN mentionne bien des personnes tombées à l'eau en même temps que se déroulait l'intervention, mais "aucune des personnes n'a déclaré être tombée à l'eau du fait de l'action de la police".
Le télégramme de fin de mission, remis par la DDSSP à l'issue de l'intervention policière sur le quai Wilson, fait uniquement état de quatre personnes tombées à l'eau entre 3 heures et 5 heures du matin. Le rapport tient cependant compte des déclarations des pompiers et de l'association Sécurité nautique Atlantique, affrétée par la mairie de Nantes pour patrouiller dans la zone ce soir-là. "Durant cette nuit, entre huit et quatorze personnes sont tombées dans la Loire sans que l'on puisse être certain du décompte effectué par les sauveteurs", explique l'IGPN. La première personne a chuté à 3h34, soit une heure avant les affrontements.
Entre 4h36 et 4h39, plusieurs appels signalent des personnes tombées dans la Loire. Le chef scaphandrier de la Sécurité nautique Atlantique est ensuite informé "qu'une personne aurait coulé et deux autres auraient été à la dérive. [...] A 7h54, la police informait que la personne disparue avait été retrouvée dans la ville de Nantes".
Selon le rapport toujours, "aucune des personnes repêchées" ce soir-là n'a par ailleurs déclaré être tombée à l'eau du fait de l'action de la police. "La seule certitude étant que trois personnes étaient tombées préalablement à l'intervention des forces de l'ordre", ajoute l'IGPN.
Ce que racontent les témoins et ce que montrent les vidéos. Dès le début des vidéos, à 4h32, des personnes présentes crient aux policiers "y a de l'eau derrière !" et deux minutes plus tard "y a des mecs à l'eau !". Les policiers arrêtent alors d'avancer, mais les tirs de gaz lacrymogène se poursuivent, sans que l'on sache qui donne les ordres.
Contrairement à l'IGPN, les témoins, dont certains sont tombés à l'eau, font bien le lien entre l'intervention et les chutes dans la Loire. "Je voyais à peine à un mètre car je m'étouffais à cause de la fumée", raconte Alexandre, 24 ans, à Trax. Perdu dans le nuage de gaz, il finit par tomber dans le fleuve et se luxe l'épaule. A Presse Océan, Jérémy, tombé non loin d'Alexandre, raconte la même chose : "J'avais le visage et les yeux qui me brûlaient à cause du gaz lacrymogène. Dans la fumée, on ne voyait pas à un mètre. À un moment, j'ai mis le pied dans le vide et je suis tombé dans l'eau".
Dans un communiqué publié mercredi 31 juillet, la CGT-police juge par ailleurs "difficilement concevable d'imaginer que la réaction des fêtards qui ont chuté dans la Loire ne soit pas liée à l'action de la police".
Qui est responsable de la sécurisation du quai ?
Ce que dit le rapport de l'IGPN. Dans la synthèse de son rapport, l'IGPN pointe sans détour la responsabilité de la municipalité dans la sécurisation du quai Wilson, sur l'île de Nantes. "La ville n'avait mandaté que deux agents d'une société privée de sécurité afin d'empêcher la foule attirée par les sound systems de tomber dans le fleuve proche". Et au paragraphe suivant : "Elle a fait positionner des barriérages le long d'une partie seulement du quai Wilson, alors que les sound systems ont été installés jusqu'au bout du quai."
Ce que répond la mairie. Le maire adjoint de Nantes en charge de la sécurité, Gilles Nicolas, rétorque point par point, auprès de Libération et de 20 Minutes. Selon lui, le quai Wilson, où étaient installés les sound systems, est une "propriété du port autonome" et donc de l'Etat. "Sa sécurisation relève des pouvoirs de police du préfet", ajoute-t-il. Quant aux agents de sécurité, leur mission était d'assurer "la liaison avec le poste de secours situé, lui, sur un terrain communal", au hangar à bananes.
Un témoin a-t-il été écarté de l'enquête ?
Ce que dit le rapport de l'IGPN. Un chapitre de la synthèse liste les personnes auditionnées. Agents de sécurité, agents de la protection civile, fonctionnaires de police… "Un témoin" est mentionné, mais pas son témoignage n'est pas cité. Le document note qu'il a effectué un "signalement sur la plateforme de l'IGPN pour se plaindre des jets de lacrymogènes de la part des forces de l'ordre durant dix minutes, ayant entraîné des chutes et autres malaises". Mais l'intéressé n'a donné "aucune suite" au mail envoyé par l'IGPN.
Ce que dit ce témoin. Il s'est reconnu, car le rapport précise que ce "témoin" était sur les lieux avec sa compagne et sa sœur, ce qu'il a lui-même déclaré. A Presse Océan et au Monde, Romain G., photographe, affirme avoir effectué son signalement à l'IGPN le 27 juin, récépissé à l'appui. Sur les recommandations de la police des polices, il raconte s'être rendu, le même jour, au commissariat central de Nantes, pour déposer plainte pour "mise en danger de la vie d'autrui". Il raconte que son dépôt de plainte s'est avéré compliqué. Au bout de "deux heures d'attente" et alors que l'IGPN est dans les locaux, c'est un brigadier qui enregistre sa plainte. Elle sera ensuite transmise au procureur de la République, qui indique l'avoir jointe avec celles des 89 participants à la soirée techno.
Le service d'information et de communication de la police nationale assure qu'il était impossible à l'IGPN d'intégrer "la plainte judiciaire à la procédure administrative" et que Romain G. sera donc entendu ultérieurement. La police assure ensuite l'avoir relancé "par mail, le 28 juin, à 8h56 et 30 secondes", afin qu'il apporte une éventuelle contribution à l'enquête administrative, ce que réfute l'intéressé, qui certifie n'avoir "jamais reçu ce mail". "Ce serait stupide de ma part d'entamer une démarche et d'y renoncer. La preuve : c'est que je suis allé porter plainte", assure Romain G.
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