RECIT. "Il va y avoir du grabuge" : le 5 juin 2013, Clément Méric, militant antifasciste, est tué dans une rue de Paris
C’est l’heure d’affluence, ce 5 juin 2013, non loin de la gare Saint-Lazare, à Paris. Peu avant 19 heures, un attroupement inhabituel se forme derrière les magasins des grands boulevards, en face de l’enseigne Citadium. Un homme gît sur les pavés de la rue piétonne. "Avec un monsieur et d’autres personnes, on l’a entouré parce qu’on l’a vu en sang. On n’a pas compris ce qui s’était passé, on a juste vu quelqu’un sauter et crier. C’était vraiment très rapide", raconte, bouleversée, Ouda, une passante, aux journalistes.
La scène a duré à peine sept secondes. Clément Méric, un jeune militant antifasciste de 18 ans, est mort après avoir été frappé au visage par un groupe de skinheads. Après cinq ans d'enquête, trois d’entre eux sont jugés devant la cour d’assises de Paris, du 4 au 14 septembre. Les deux principaux suspects, Esteban Morillo et Samuel Dufour, comparaissent pour “violence commise en réunion ayant entraîné la mort sans intention de la donner” et "violence avec usage ou menace d’une arme ayant entraîné la mort sans intention de la donner". Le troisième accusé, Alexandre Eyraud, est jugé pour "violence" suivie d’incapacité n’excédant pas huit jours.
Une rencontre fortuite à une vente privée
Cet après-midi de juin devait être consacré au shopping. La marque anglaise Fred Perry, prisée des skinheads d'extrême droite comme d'extrême gauche, organise une vente privée au deuxième étage d’un immeuble du 60 rue de Caumartin, dans le 9e arrondissement. Trois étudiants "antifa", Matthias Bouchenot, 24 ans, Aurélien Boudon, 23 ans, et Steve Domas, 24 ans, s’y rendent aux alentours de 17h30.
Entre les portants de polos et chemises floqués d’une couronne de lauriers, les amis croisent trois skins : Samuel Dufour, apprenti-boulanger de 20 ans, Alexandre Eyraud, 24 ans, sans profession, et sa compagne Lydia da Fonseca. Leurs tenues sont sans équivoque : crâne rasé, bomber frappé d'un écusson tricolore et t-shirt "skinhead". Le corps de Samuel Dufour est aussi tatoué "d’une croix celtique, d’un cochon ailé, d’une toile d'araignée au coude et de la devise nazie 'Sang et honneur'", rappelle Le Monde. Les vendeurs confient également les avoir vus faire le salut hitlérien avec le bras d’un mannequin.
Ce n'est pas un hasard si Samuel Dufour et Alexandre Eyraud sont amis. Avec Esteban Morillo, ils sont proches du mouvement d'extrême droite Troisième Voie, dirigé par Serge Ayoub, dit "Batskin", figure des skinheads néonazis en région parisienne dans les années 1980. Preuve de cette proximité, Esteban Morillo porte sur le torse un tatouage représentant un trident, symbole de Troisième Voie, mais aussi le slogan pétainiste "Travail Famille Patrie". Il fera d'ailleurs recouvrir ses tatouages à quelques semaines du procès.
Au cours de l’enquête, une clé USB sera également saisie sur Samuel Dufour : les policiers y découvriront des images en référence à l'idéologie nazie, comme des "croix gammées, des aigles nazis, une carte de France recouverte du logo du Front national, des inscriptions 'White Power' et quatre photos d'Adolf Hitler, dont l'une accompagnée du drapeau français et d'un slogan : 'Nous voulons un Hitler français'", énumère Le Monde.
"Alors les nazis, on fait ses courses ?"
Matthias Bouchenot, Aurélien Boudon et Steve Domas vaquent dans la pièce à la recherche de la bonne affaire. Mais la dégaine typique des crânes rasés les fait réagir. "Alors les nazis, on fait ses courses ?" Selon les déclarations des trois skinheads, les provocations ne s'arrêtent pas là. "On vous attend à dix en bas. N'achetez pas trop d'affaires, il va falloir courir", lancent les militants antifascistes. "Laissez-nous, on fait nos courses", rétorquent les néonazis.
"Ils avaient des t-shirts avec des inscriptions ouvertement racistes, '100% pur race', racontera plus tard un ami de Clément Méric à France 3. Nous leur avons bien fait savoir notre désapprobation parce qu’on reste des militants antifascistes, on ne peut pas croiser des gens qui portent des inscriptions racistes et faire comme si de rien n’était. Si nous reconnaissons des invectives verbales, la responsabilité de la bagarre revient clairement au groupe d’extrême droite."
La confrontation en reste au stade des paroles. Les trois étudiants paient leurs achats et quittent l'appartement vers 18 heures. Ils s’arrêtent non loin, devant l'église Saint-Louis-d'Antin, au 65 rue de Caumartin, bientôt rejoints par Clément Méric. Le frêle jeune homme, 1,80 m pour 66 kilos, est en rémission d’une leucémie. Il vient d’ailleurs de subir une ponction lombaire. Les quatre amis partagent des convictions communes, comme le combat antifasciste. Clément est membre du syndicat Solidaires étudiant-e-s Sciences Po et du collectif Action antifasciste Paris-banlieue.
C’était un militant antifasciste, qui luttait contre les oppressions raciales, sexuelles et économiques.
Ces idées, Clément Méric ne les a pas découvertes à son arrivée à Paris un an plus tôt. Originaire de Brest, où il a obtenu son bac S avec mention très bien, l’étudiant militait déjà à la section brestoise de la Confédération nationale du travail (CNT), un syndicat anarcho-syndicaliste.
“Il va y avoir du grabuge”
Au même moment, dans l'appartement où a lieu la vente privée, l'un des skins s’approche de la fenêtre et aperçoit les militants antifascistes dans la rue. Lui et ses acolytes décrochent leurs téléphones. Plusieurs destinataires de ces coups de fil expliqueront aux enquêteurs avoir été appelés "en renfort, en cas de bagarre". Esteban Morillo répond à l'appel. Ce vigile de 20 ans, originaire d'une commune rurale de l'Aisne, arrive sur les lieux.
Une cliente, spectatrice de la scène, alerte un des deux vigiles qui surveillent la vente : "Il va y avoir du grabuge." L'homme descend à la rencontre du groupe des antifas pour "calmer la situation". Il expliquera aux enquêteurs avoir tenté de "raisonner" Clément Méric en raison de son physique plus chétif que les autres. Selon lui, le jeune homme lui aurait rétorqué : "Ces gens-là ne devraient pas exister", suggérant qu'il était prêt à en découdre. Mais cette image d'un Clément Méric véhément est battue en brèche par ses proches. Plusieurs témoignages le décrivent comme une personne calme, ni bagarreuse, ni violente, et accordant une grande importance au dialogue.
Après cet échange, le vigile remonte à la vente privée. Clément Méric lui emboîte le pas. Que se passe-t-il exactement à l’intérieur de l’appartement ? Quels sont les mots échangés ? Des zones d’ombre planent sur ces quelques minutes. Certains témoignages du groupe de skinheads évoquent des provocations de la part de l'étudiant, d’autres racontent simplement qu’il les a "fixés énormément". Toujours est-il qu’à 18h27, Clément Méric, dans la cour de l’immeuble, envoie son dernier SMS. Adressé à l'un des membres du groupe antifa posté devant l'église Saint-Louis-d'Antin, il écrit : "Ils descendent". Puis il rejoint ses amis dans la rue commerçante. Tous doivent se rendre le soir même à une fête d’anniversaire. L’heure est aux préparatifs, comme l’attesteront les analyses des SMS envoyés.
Sept secondes de violence
Dans l’appartement, le vigile conseille aux skinheads de prendre à droite en sortant de l’immeuble pour éviter les militants antifascistes. Mais un quart d’heure plus tard, vers 18h43, les skinheads s’approchent des antifas, restés adossés à l’église. Aux enquêteurs, Esteban Morillo assure qu’à cet instant, lui et ses amis ont été la cible d'insultes.
La suite se déroule en un éclair. La vidéosurveillance de la gare RER Haussmann-Saint-Lazare, d’une qualité médiocre, ne permet pas de distinguer les visages mais simplement les jambes des protagonistes. Les deux groupes semblent se faire face. Esteban Morillo reconnaît avoir "eu le réflexe" d’asséner un coup de poing à Clément Méric car il "se sentait menacé". Après ce premier choc, l'étudiant reste debout. Puis Esteban Morillo dit avoir essuyé des coups des amis de Clément Méric. C’est alors qu’il frappe à nouveau.
A 18h43 et 31 secondes, Clément Méric est étendu sur la chaussée à côté d’un poteau en métal. Des passants rapportent un bruit sourd. Certains entendent alors Esteban Morillo s’écrier "one shot !". D’autres attestent l’avoir vu "écarter les bras" d’un air satisfait. Mais ces deux coups ont-ils été les seuls à être assénés à Clément Méric ? Ce n’est pas ce que disent les rapports des médecins légistes. Selon eux, Clément Méric a reçu au moins trois coups, voire cinq. L’autopsie est en revanche formelle : ce sont bien ces chocs qui sont la cause de sa mort, et non la chute qui a suivi.
Rapidement, le groupe de skinheads déguerpit. Jérôme Comin, aujourd’hui chef des infos à franceinfo, est le premier journaliste sur place, pour 20 Minutes.
J’ai vu un attroupement autour d’un homme en sang par terre. Les pompiers essayaient de le réanimer. D’autres personnes, ses amis, étaient en larmes autour de lui. Il y avait une forte émotion. La bagarre a été violente. Des témoins de la scène me parlent alors de coups de poing américains.
C’est l'un des points les plus discutés. Y a-t-il eu utilisation de coups de poing américains ? Des amis de Clément Méric, mais aussi un vendeur et même Lydia da Fonseca assurent avoir vu, lors de la vente privée, l’un des skinheads ranger une telle arme dans son sac. Esteban Morillo nie en bloc. Samuel Dufour, qui réfute avoir porté des coups, reconnaît seulement le port de bagues. Les enquêteurs saisissent en effet deux bagues en métal blanc, l’une avec une tête de cochon, l’autre avec une tête de mort. Côté expertises médicales, un deuxième rapport de 2015 ne tranche pas la question mais conclut à "une possibilité de l'usage de poings américains ou de bagues". Arme ou non, Clément Méric est transporté dans la soirée à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière en état de mort cérébrale.
Une soirée au bar de Serge Ayoub
Après avoir pris la fuite, le groupe de skinheads se retrouve dans le 15e arrondissement, au bar Le Local. Aux murs, des caricatures où Simone Veil "fait mijoter des bébés dans un chaudron" et où "Emmanuelle Béart, soutien des sans-papiers, se fait violer", décrit Libération. Ce bar privé appartient à Serge Ayoub, qui se définit comme "nationaliste par amour de la nation" et "socialiste au plan économique". Ancien chef d’une frange de supporters violents du PSG, le kop de Boulogne, il a lancé les Jeunesses nationales révolutionnaires (JNR) dans les années 1980, puis Troisième Voie en 2010.
Ce soir du 5 juin, Esteban Morillo et sa bande discutent, autour de quelques bières, des évènements de l’après-midi avec Serge Ayoub. Les relevés téléphoniques révèleront de nombreux contacts téléphoniques, tout au long de la nuit, entre ce dernier et les principaux protagonistes.
Des SMS échangés dans la soirée entre Samuel Dufour et un ami attirent aussi l’attention des enquêteurs.
"Salut, j'ai frappé avec ton poing américain.
- Sérieux, qu'est-ce que tu as fait encore ?
- Bah, il est parti à l'hôpital, 5 contre 3, on les défonce MDR [mort de rire]".
Plus tard, Samuel Dufour envoie un texto à Esteban Morillo, qui est encore au Local :
"Demande à Serge si je dois nettoyer le bomber, il est plein de sang mais c'est le mien."
En plus des conseils visiblement délivrés cette nuit-là, Serge Ayoub fait le tour des médias dans les jours qui suivent la mort de Clément Méric. Il y affirme que son mouvement n’a rien à voir avec cette histoire et défend les skins impliqués dans les faits. "Evidemment qu’ils regrettent", assure-t-il à BFMTV.
Interrogé à quelques semaines du procès par franceinfo, Serge Ayoub minimise sa relation avec les accusés. "On s’est parlé après les faits, et alors ? On se croit dans l’Inquisition. Je parle avec tout le monde", balaie-t-il. Il dit d’ailleurs ne plus avoir de contact avec eux, mais semble bien connaître le dossier.
Ce qui s’est passé, c’est un jeune homme qui est mort lors d’une rixe. ll n’y a pas des agresseurs d’un côté et des agressés de l'autre.
Cette version de la "bagarre qui aurait mal tourné" est combattue par les proches de Clément Méric, réunis au sein du Comité pour Clément, qui organise des rassemblements à chaque date anniversaire. "Il y a eu une agression, qui a conduit à la mort de Clément. Une chose est claire, la responsabilité n’est pas du côté de Clément et de ses amis. C’est Clément qui est la victime", martèle Aude, membre du comité.
Une tornade médiatique et politique
Esteban Morillo est arrêté le lendemain des faits, le 6 juin. Samuel Dufour, Alexandre Eyraud et Lydia da Fonseca se rendent d’eux-mêmes à la police dans la journée. La responsabilité de la jeune femme est ensuite écartée : si elle a bien appelé des renforts au téléphone, elle n’a pas pris part aux violences.
A 15h30, la nouvelle tombe : Clément Méric est mort à l'hôpital. "Le fascisme tue !", "No pasaran !" : l'émotion et l'indignation jettent dans la rue des milliers de personnes qui lui rendent hommage, à Paris, devant Sciences Po et place Saint-Michel, mais aussi à Rennes, Lille, Toulouse…
La classe politique s’empare de l’affaire. Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, se rend sur les lieux du drame. Il évoque "un assassinat" lié à un groupe d’extrême droite. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, déclare vouloir "tailler en pièces, de façon démocratique, sur la base du droit, ces mouvements d'inspiration fasciste". Les JNR et Troisième Voie seront dissoutes par décret ministériel dans le courant du mois de juillet.
Sur son blog, Jean-Luc Mélenchon estime que "la violence sauvage qui a assassiné Clément Méric n’est pas fortuite" et met en cause "une culture méthodiquement inculquée et entretenue par des groupes d’extrême droite". Les réactions indignées viennent aussi de la droite. Jean-François Copé, président de l'UMP, condamne "avec la plus grande force l'agression barbare" de Clément Méric. Une "récupération politique" dénoncée par les proches de la victime.
Cinq ans après les faits, la défense compte se tenir loin de "toute connotation politique". "Esteban Morillo s’écarte complètement de l’équipe d'Ayoub, assure Patrick Maisonneuve, son avocat. Il n’a plus de contacts avec le groupe. Ce n’est pas un Morillo militant fasciste qui sera au procès." Ce n'est pas l'avis du Comité pour Clément. "Ce n’est pas un procès politique, mais il y a une dimension politique qu’on ne peut pas éluder", juge-t-il. Les neuf jours de débats devront retracer le fil de ce 5 juin 2013 et permettre aux jurés de se prononcer sur la culpabilité des trois accusés.