13-Novembre : comment résister à la peur ?
Après la série d'attentats ayant touché la France et face à la barbarie, comment résister à la peur ? Comment dépasser le sentiment d'insécurité et aller de l'avant ? Franceinfo a interrogé le philosophe Marc Crépon.
"Résister", "Même pas peur". Après les attentats du 13-Novembre, ces slogans ont fleuri dans les rues, aux terrasses des cafés, sur les réseaux sociaux, comme une injonction à ne pas céder à la terreur, malgré l'effroi crée par les attaques terroristes. Comment vivre avec la peur, comment résister à l'envie de répondre par la violence quand ces attaques se répètent ?
A l'occasion des commémorations du 13-Novembre, franceinfo a interrogé le philosophe Marc Crépon, directeur du département de philosophie de l'Ecole normale supérieure. Il publie ces jours-ci L'Épreuve de la haine. Essai sur le refus de la violence (Odile Jacob).
Franceinfo : Le 13-Novembre, Magnanville, Nice, puis Saint-Etienne du Rouvray… Ces derniers mois ont été particulièrement tragiques en France. Qu’ont-ils changé en nous ?
Marc Crépon : Ces attentats n’ont pas eu lieu dans des endroits anodins. C’était dans une salle de spectacle, des bars, une promenade, une église… Ils ont eu pour conséquence directe de nous faire perdre notre confiance naturelle dans ces lieux familiers, et exiger de nous une vigilance accrue quand nous les fréquentons.
Les terroristes arrivent à briser toutes les relations qui forment le tissu de l'existence. Un terroriste, une bombe, peuvent surgir n'importe où. La peur de mourir s'installe en nous. C'est de la responsabilité morale de chacun de résister à cette peur, qui ne doit pas nous faire perdre la raison.
Mais comment ne pas penser au risque de mourir en prenant le métro, en allant boire un verre ?
Il faut ramener ces risques à leur juste mesure. Même si les attaques terroristes génèrent une peur légitime, par leur caractère spectaculaire, sidérant, et répété, elles représentent un risque de mourir parmi des milliers d'autres. Le plus dur est d'essayer d'échapper à cette fascination mortifère engendrée par les attentats, et voulue par les terroristes.
Car cette peur de mourir, on l'a tous en nous, plus ou moins. Que l'on soit en période d'attentat ou pas. C'est ainsi que l'on peut se découvrir une maladie fatale et affronter la perspective de la mort. En 1915, pendant la Première guerre mondiale, Freud a écrit un texte, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, dans lequel il décrit qu'en temps de guerre, l'expérience de la violence bouleverse notre attitude face à la mort. Mais se laisser envahir par ce sentiment peut générer de nombreux comportements dangereux et déraisonnables.
A quoi pensez-vous ?
Tout d'abord, à un risque d'accoutumance à la violence et à l'idée qu'elle est inéluctable. Les conséquences de cette habitude, on les perçoit déjà : elles imposent l'idée que la violence appelle la violence. Je ne parle pas que de violence physique, mais aussi des violences symboliques. Les manifestations d'hostilité, de défiance envers les différentes communautés ont été nombreuses cette année, comme la stigmatisation des musulmans ou le refus d'accueillir les migrants.
Il faut absolument lutter contre cette tentation d'enfermement, et faire valoir les gestes qui attestent qu'on peut vivre ensemble et développer une culture de la non-violence. Utiliser toutes nos ressources, morales, spirituelles, pour renforcer toutes les formes de sociabilité. Il faut exercer notre jugement, s'informer pour combattre les préjugés. Cela passe par des gestes simples, comme de multiples engagements associatifs au profit des plus vulnérables le rappellent.
Qu'entendez-vous par "culture de la non-violence" ?
C'est la conscience que répondre à la violence par la violence n'apporte rien. Il faut relire les grandes voix, Nelson Mandela, Martin Luther King, Romain Rolland, Desmond Tutu... Chacun à son époque a été confronté à des violences terribles, l'apartheid, la ségrégation, la guerre... Et pourtant, ils ont trouvé les ressources nécessaires pour y répondre sans violence. Il faut s'en inspirer.
Ceci dit, on ne saurait nier que la violence est parfois nécessaire comme dans la guerre contre l'Etat islamique.
L'Etat joue un rôle essentiel dans la maîtrise de la violence.
Effectivement, la fonction première de l'Etat est la protection du citoyen. Quand ils sont exposés à une violence inédite, comme celles que nous connaissons depuis bientôt deux ans, l'Etat est dans son rôle de prendre des mesures pour les protéger. Il est normal que l'état d'urgence existe quand les citoyens vivent avec la peur d'attentats systématiques. Ne rien faire, c'est s'exposer à la critique d'une surenchère populiste.
En revanche, l'état d'urgence doit rester exceptionnel et provisoire et ne doit jamais sacrifier l'Etat de droit et nos libertés fondamentales. La tentation est grande pour nos dirigeants, en période d'attentats d'en abuser, et de répondre une nouvelle fois par la violence, comme les arrestations intempestives, les nombreuses perquisitions. Une fois qu'on affaiblit les libertés fondamentales, le risque est de les voir disparaître durablement. Surtout, transiger sur ces principes ne nous protégera pas.
Nous sommes aussi en période électorale...
Justement, bien que la voix de l'intellectuel ait peu de poids face au politique, c'est notre fonction d'avertir, de critiquer et d'être vigilant sur ses abus. La mode est à la surenchère verbale, à la théâtralisation de la force. On se dit que pour gagner, comme Donald Trump l'a fait, il faut agir dans l'outrance. Lorsque je vois Laurent Wauquiez dire qu'il faut interner tous les fichés S, je considère que ses déclarations constituent une menace pour nos institutions et les principes qui fondent la démocratie.
Il faut donc espérer qu'une culture de la non-violence pourra venir des citoyens eux-mêmes. Je reste persuadé que les gens sont plein de ressources et d'énergie pour dépasser ces attentats terroristes.
Est-ce le défi qui attend la "génération Bataclan" ?
C'est en effet un défi pour les jeunes, de vivre avec cette peur, et de la surmonter. Chaque génération est marquée par des événements marquants. La mienne, c'était la guerre dans les Balkans, le génocide rwandais.
Une génération se définit par les épreuves collectives auxquelles elle est confrontée et comment elle y fait face. Ce n'est pas qu'une réponse nationale. C'est un regard sur le monde. Il faut inventer ce qui nous permet de continuer à vivre ensemble, malgré la menace.
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