Mutisme, pression médiatique et sécuritaire... Le procès de Salah Abdeslam, un "avertissement" pour la justice ?
Très attendu, le procès du seul survivant des commandos du 13-Novembre a été expédié en deux jours, faute de réponses de la part du principal prévenu.
Il a plaidé devant une chaise vide, dans une salle d'audience désertée par les journalistes. Sven Mary a accepté de représenter Salah Abdeslam, malgré la décision de ce dernier de ne pas revenir à son procès à Bruxelles, jeudi 8 février. Alors que l'avocat belge commençait sa plaidoirie, en début d'après-midi, une alerte AFP annonçait que son client venait de regagner la prison de Fleury-Mérogis (Essonne), à 340 kilomètres de là.
Le seul survivant des commandos des attentats du 13 novembre 2015, à Paris, était jugé avec un coprévenu, Sofien Ayari. Les deux hommes, âgés respectivement de 28 et 24 ans, devaient répondre de "tentative d'assassinat sur plusieurs policiers" et "port d'armes prohibées", le tout "dans un contexte terroriste". Les faits remontent au 15 mars 2016, lorsque des policiers français et belges étaient tombés sur l'homme le plus recherché d'Europe alors qu'ils pensaient perquisitionner une planque vide, rue du Dries, à Forest.
"On m'accuse, je suis ici"
Ce procès hautement médiatique devait durer une semaine. Il a finalement tenu sur deux jours. Le mutisme de sa tête d'affiche a écourté l'audience. Marie-France Keutgen, la présidente de la 90e chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, n'a eu d'autre choix que d'"acter" la décision de Salah Abdeslam de refuser de répondre à ses questions. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. "Vous avez fait la demande expresse d'être là aujourd'hui, pourquoi ?" lui a-t-elle demandé avec tact, lundi. Salah Abdeslam, nuque longue sur veste blanche, barbe fournie, enchaîne d'une traite, d'un ton déterminé : "On m'a demandé de venir, je suis venu, tout simplement. Il y a un procès, je suis l'acteur de ce procès, on m'accuse, je suis ici."
Mon silence, c'est ma défense, c'est mon droit, ça ne fait pas de moi un criminel ni un coupable.
Salah Abdeslamdevant le tribunal correctionnel de Bruxelles
Resté assis sur son banc, où deux policiers d'élite cagoulés ne le lâchent pas des yeux, il poursuit sur sa lancée : "Maintenant, il y a des preuves dans cette affaire, des preuves tangibles, scientifiques, j'aimerais que ce soit sur ça qu'on se base et qu'on ne se base pas, qu'on n'agisse pas par ostentation pour satisfaire l'opinion publique et les médias." La juge tente une relance : "Vous pouvez vous défendre, on n'a pas de préjugés, sachez-le." Le flot de paroles de Salah Abdeslam se mue en diatribe puis en profession de foi, sous les yeux du couple royal belge, dont les deux portraits sont accrochés en face de lui : "Je constate que les musulmans sont jugés impitoyablement. Il n’y a pas de présomption d’innocence. Je témoigne qu’il n’y a point d’autre divinité qu’Allah, et Mohamed est son prophète. Jugez-moi, faites de moi ce que vous voulez. Je n’ai pas peur de vous, de vos alliés ou de vos associés. Je place ma confiance en Allah, mon seigneur." Ce moment d'audience aura duré trois minutes, tout au plus.
Une "tribune" à peu de frais ?
"On parle beaucoup du silence de Salah Abdeslam mais en trois minutes, il a dit tout ce qu'il avait à dire", observe le journaliste de la Libre Belgique Christophe Lamfalussy, auteur du livre Molenbeek-sur-djihad (Grasset, 2017). "Il s'est présenté comme victime, il a décrédibilisé le tribunal, il a critiqué les médias et s'en est remis à Dieu." Des mots repris par tous les médias présents– 350 journalistes étaient accrédités – puis sur les réseaux sociaux. Une "tribune" à peu de frais, comme l'ont dénoncé les parties civiles qui avaient fait le déplacement.
"Quoi qu’on dise de sa prise de parole lundi, croyez-moi, ce n’était pas préparé", a plaidé son avocat jeudi. Selon Sven Mary, il n'est pas impossible que "la folie sociétale, sécuritaire et médiatique de ce procès" ait "impressionné" Salah Abdeslam. Un avis partagé, semble-t-il, par un confrère français. "Mettez-le en cage. Refusez-lui le moindre de ses droits. Privez-le du moindre espoir de justice. Et vous aurez l’échec annoncé du procès que tant attendent. Cette audience de Bruxelles est un avertissement pour notre justice. L’entendrons-nous ?", a ainsi tweeté Martin Pradel, au premier jour du procès. Sofien Ayari, un jihadiste tunisien parti fin 2014 en Syrie et revenu en septembre 2015 par la route des migrants, n'a pas été beaucoup plus bavard. Assisté d'un traducteur et lui aussi encadré par deux policiers belges cagoulés, il a pesé ses mots, répondant à une question sur deux de la présidente.
Dans cette affaire de terrorisme, comme dans d'autres passées et à venir, la justice est-elle entravée par le mutisme des auteurs et le traitement exceptionnel qui leur est réservé, à l'image des herses et des blocs de béton entourant le palais de justice de Bruxelles, transformé en forteresse ? "Sur la forme, on observe une militarisation de la justice, au vu la sécurisation du procès", concède le chercheur Antoine Mégie, maître de conférences en science politique à l'université de Rouen et spécialiste de la lutte contre le terrorisme. Mais "cette défense de rupture pratiquée par Salah Abdeslam n'est pas nouvelle", nuance-t-il.
A l'époque des procès de l'ETA ou du FLNC, le silence était aussi la règle dans le box.
Antoine Mégie, chercheurà franceinfo
Ce positionnement politique et idéologique heurte peut-être davantage aujourd'hui, la place des victimes ayant considérablement évolué dans la procédure pénale depuis une vingtaine d'années.
L'émotion et l'opinion publique dans les prétoires
Sans trop espérer, les parties civiles présentes à Bruxelles, dont des victimes du 13-Novembre, attendaient des explications, au risque de se tromper de procès. "Vous êtes saisis pour la fusillade de Forest ! Pas pour les faits de Paris !", a martelé Isa Gultaslar, avocat de Sofien Ayari, devant les juges. Il est allé jusqu'à parler d'"oppression" et de "pornographie médiatique". "Le dossier que vous avez à juger est pollué par tout ce que vous avez lu, vu et entendu, par tout ce qui paraît hier, aujourd’hui et demain dans les journaux", a abondé Sven Mary.
Depuis la vague d'attentats islamistes qui ont frappé la France et le reste de l'Europe, l'émotion et l'opinion publique se sont plus que jamais engouffrées dans les prétoires. De quoi conférer une dimension "hors norme" à des procès annexes, tels que celui-ci ou la comparution de Jawad Bendaoud, le "logeur de Daesh", jugé pour "recel de malfaiteurs terroristes" à Paris.
Un avocat de la partie civile a récité comme un mantra : 'un procès hors norme, hors norme, hors norme !' A un moment, j'ai cru qu'il était en transe ! Nous, ce qu'on vous demande, c'est la norme!
Isa Gultaslar, avocat de Sofien Ayarilors de sa plaidoirie
"La justice et les principes sont là pour pouvoir dépasser cette émotion et revenir à la raison", a martelé Isa Gultaslar. A défaut, le risque d'une déception est grand pour les victimes et leurs proches. "Il y a fort à craindre que les procès à venir du terrorisme des années 2010 seront marqués par une rage d’autant plus impuissante que les familles auront vécu, de longs mois, dans un espoir vain. Les tribunaux ne peuvent sans doute rien pour le dépassement individuel de tels drames. Trop attendre un procès de crime jihadiste (...) ne fait que retarder les possibilités d’oubli, qui restent solitaires, non spectaculaires, et fonction, surtout, de l’usage du temps écoulé", écrivait le journaliste Philippe Boggio sur Slate.
"On a fait du procès un moment de catharsis, où l'on doit tout comprendre, tout savoir. Mais le silence est un droit, même si ce n'est pas la meilleure des stratégies", reprend Antoine Mégie. "Des gens comme Salah Abdeslam n'ont plus rien à perdre", relève le journaliste Christophe Lamfalussy. "Pourquoi vouloir me fatiguer à le défendre ? A quoi bon défendre celui qui a accepté par l’au-delà ce qu’on ne lui a pas encore infligé ?", a d'ailleurs reconnu Sven Mary, tout en estimant pouvoir "impacter le sort qui est le sien".
Salah Abdeslam était-il condamné avant d'être jugé ? La procureure fédérale a requis vingt ans de prison, mardi, le maximum encouru. Et ce, même si l'ADN de l'ancien ennemi public numéro 1 n'a pas été retrouvé sur les armes qui ont servi à tirer sur les policiers ce 15 mars 2016, contrairement à celui de Sofien Ayari. Selon Kathleen Grosjean, peu importe qui tenait les armes : les deux hommes, membres de la cellule jihadiste à l'origine des attentats de Paris et de Bruxelles, peuvent être considérés comme coauteurs.
Un jugement rendu courant avril
"Ils sont entraînés, ce sont des combattants, ils baignent là-dedans depuis des semaines", a souligné la magistrate, évoquant "un ancrage sévère", chez les deux prévenus, "dans la radicalisation et l'idéologie de l'Etat islamique". Peu avant le procès, la presse a révélé deux éléments accablants pour Salah Abdeslam. Dans une lettre-testament retrouvée par les enquêteurs, il affirme qu'il voulait "mourir en martyr" mais que sa ceinture d'explosifs n'a pas fonctionné le soir du 13 novembre. Un élément confirmé par les expertises. Il ajoute qu'il voulait "finir le travail" mais "être mieux équipé avant de passer à l'action".
Est-ce pour cela qu'il a fui ce 15 mars 2016, avant d'être arrêté trois jours plus tard ? La procureure fédérale en a la conviction, se fondant sur "l'intention terroriste" de Salah Abdeslam et de Sofien Ayari. Une justice prédictive régulièrement dénoncée par les avocats de la défense dans ce type de dossiers. Le tribunal suivra-t-il les réquisitions ? "Jugez-le comme vous jugeriez Dupont !", lui a enjoint Sven Mary. "Que l'on s'appelle Carlos, Hitler ou Abdeslam, le droit s'applique de la même manière que si on s'appelle mère Teresa ou Mandela", a plaidé son confrère Romain Delcoigne.
Le jugement devrait être rendu courant avril. Le sort judiciaire et carcéral de Salah Abdeslam, qui doit encore être jugé dans le dossier du 13-Novembre, semble malgré tout être scellé. "On se focalise sur lui mais la vraie question, c'est ce que l'on va faire de tous ces jeunes jugés pour association de malfaiteurs terroriste et qui sortiront de prison dans les années qui viennent", estime Antoine Mégie. Une réintégration dans la société doit être envisagée, soulignait sur France Culture l'avocate pénaliste Marie Dosé. Et d'ajouter : "La justice n'est pas une arme de guerre, ce n'est pas une façon de continuer la guerre."
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