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Procès du 13-Novembre : le journal de bord d'un ex-otage du Bataclan, semaine 23

David Fritz-Goeppinger fait partie de la douzaine de personnes prises en otage par les terroristes au Bataclan. Photographe, il tient son journal de bord pendant toute la durée du procès des attentats du 13-Novembre.

Article rédigé par franceinfo - David Fritz-Goeppinger
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 43min
La salle des pas perdus du Palais de Justice de Paris, où se tient le procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Depuis le 8 septembre 2021 le procès des attentats du 13-Novembre se tient à Paris. David Fritz-Goeppinger, victime de ces attentats est aujourd’hui photographe et auteur. Il a accepté de partager via ce journal de bord son ressenti, en image et à l'écrit, durant les longs mois que durent ce procès fleuve, qui a débuté le mercredi 8 septembre 2021 devant la cour d'assises spéciale de Paris. Voici son récit de la 23e semaine d'audience.

>> Le journal de la vingt-deuxième semaine
>> Le journal de la vingt-quatrième semaine


Six ans d’attente

Mercredi 30 mars. Après l’interrogatoire de Mohamed Abrini hier et toutes les révélations qu’il a pu faire, celui d’aujourd’hui prend un sens tout particulier. Nous entendons Salah Abdeslam sur la journée, puis la soirée du 13-Novembre. Mohamed Abrini n’a pas cessé de dédouaner voir de diminuer l’implication de son ami d’enfance quitte à s’exposer personnellement. 

En marchant dans la galerie des prisonniers, avant d’entrer dans le sanctuaire, je repense à la première fois que j’ai vu Salah Abdeslam. J’ai 23 ans. Nous sommes le 15 novembre, je vis encore chez mes parents en banlieue et mon corps fait toujours écho au fracas de l’attentat. J’ai mal aux jambes, au bras, au dos et d’insupportables acouphènes résonnent dans ma tête. Comme la veille, je me réveille automatiquement et sans avoir eu l’impression de dormir. À travers la porte de ma petite chambre filtrent les sons de la grande TV noire de mes parents qui diffuse, en boucle, les informations liées aux attentats. Mon esprit continue de reproduire scène après scène, coup de feu après coup de feu, l’attentat, la prise d’otage et la libération par la BRI. Je sors de ma chambre et adresse un regard à mon père qui me pointe la télévision du doigt et dit, en espagnol : "Regarde, ils ont trouvé un mec lié aux attentats !" À l’écran, un portrait façon pièce d’identité d’un homme. Son nom : Salah Abdeslam, avec écrit : "APPEL À TEMOINS". Je me souviens l’observer avec attention, en écoutant les dernières informations le concernant : il est en fuite et a été contrôlé à trois reprises par la police française lors de celle-ci. Je ne réalisais alors pas la place qu’il aurait aujourd’hui dans l’audience des attentats et dans ce journal.

La salle d’audience principale est pleine à craquer. Des avocats, des journalistes, des parties civiles discutent. Peu de temps après, je passe les doubles portes de la salle des criées et commence à écrire ces mots.

La sonnerie retentit, le président demande à Salah Abdeslam de se lever pour répondre aux questions et l’autorise à enlever son masque. Après une courte question de Jean-Louis Périès, Salah Abdeslam se lève et prend la parole : "Monsieur le président, mesdames et messieurs de la cour, bonjour à tous. Je souhaite aujourd’hui garder le silence." Au fond de moi, j’étais certain que cela arriverait tôt ou tard, que la posture passée de l’accusé allait refaire surface. Ai-je été naïf de croire qu’il parlerait du jour à l’origine de nos souffrances ? Au fond de moi, la colère gronde. Salah Abdeslam continue en donnant ses arguments mais le président insiste, alors qu’il ne l’a jamais fait jusqu’ici : "Vous savez que c’est une posture dangereuse pour vous ?" Mais il en faut plus pour faire changer d’avis le principal accusé : "C’est un droit que j’ai, et je n’ai pas à me justifier pour ça (...) c’était dur de garder le silence pendant six ans. C’était la posture que j’avais choisie. J’ai dit des choses, aussi à l'égard des victimes, avec respect. Je ne peux plus m’exprimer." Le président persiste : "Pour quelles raisons ?" Salah Abdeslam, stoïque : "Je n’ai pas à me justifier de garder le silence. Par respect pour vous, pour la cour et pour toutes les personnes ici présentes. J’ai entendu la semaine passée une avocate des parties civiles dire que les accusés ont le droit de garder le silence et qu’on ne pouvait pas les juger." Le président de la cour ne cache pas sa déception : "Bon… bon je vais faire comme j’ai l'habitude de faire jusqu’à présent, je vais poser des questions, mais je n’aurai pas de réponse." L’accusé demande l’autorisation de s’asseoir et le président ajoute : "Si vous changez d’avis, vous faites signe."

Je suis tellement en colère que j’ai du mal à me concentrer sur le monologue du président. Le président regarde l’accusé après chaque question. Chaque point sur lequel il aurait voulu avoir des réponses. Salah Abdeslam et Mohamed Abrini sont les deux seuls hommes à pouvoir donner des détails sur les ultimes préparatifs avant les attentats. Sa posture, bien qu’elle m’énerve profondément, est finalement peu étonnante et fait écho aux six années de silence qu’il a fait subir aux enquêteurs et aux victimes. J’ai beau essayer de pousser ma réflexion au maximum, je ne comprends pas. Le président poursuit en faisant référence à sa présence dans le 18e arrondissement de la capitale : "Pourquoi vous être dirigé vers le nord de Paris pour finalement redescendre (...) Vous allez dans le 18e alors que vous avez encore votre ceinture sur vous. Mais votre ceinture, vous en débarrasserez en banlieue sud. (...) Pourquoi, dans la voiture, on trouvera un papier avec écrit place de la République, Charles-de-Gaulle, boulevard Saint-Martin ?" Le président apparaît tendu à l’écran et poursuit en citant le communiqué de revendication de l’État Islamique qui fait référence 18e arrondissement alors qu’aucun attentat n’a eu lieu dans ce quartier. Le président, dans une ultime tentative : "Pas d’autres explications, monsieur Abdeslam ?" Mais le principal accusé reste impassible, muet et regarde devant lui malgré les relances du président de la cour et conclut ses questions : "La cour a-t-elle des questions… sans réponses ?"

Frédérique Aline entame un dialogue impossible, seule.

Avant le début de l’audience, la peur prépondérante de la plupart des parties civiles qui m’entourent est que Salah Abdeslam restera immobile dans sa posture, à garder le silence. Le premier jour d’audience nous a donné tort. Par la suite, l’homme opte pour des réponses fragmentées, parfois donnant, parfois retenant des informations importantes pour l’avancée de l’audience. En écrivant ces mots, je comprends que l’accusé Salah Abdeslam est devenu une sorte de marqueur rythmique de l’audience, dont le premier battement date du 8 septembre. Depuis, tous les acteurs les attendent mais aujourd'hui, pas de battement, juste un silence insondable avec au fond, nos questions qui n’obtiendront jamais de réponse. Je suis triste.

Nicolas Le Bris porte la voix du PNAT et commence à son tour un long monologue. Monologue teinté de remarques acides en direction de l’accusé qui s'est entre-temps levé. Je quitte la salle des criées pour rejoindre Gwendal et Bruno dans la salle principale. Comme je disais hier, j’ai pris désormais l’habitude que les avocats généraux soient particulièrement pointus dans leurs questions et postures, tantôt démontant les thèses avancées par les accusés et plus rarement validant certaines d'entre elles. Mais aujourd’hui Nicolas Le Bris n’est pas dans la nuance et je crois ne pas me tromper si je dis qu’il est en colère. Après plusieurs remarques acerbes sur l’implication de l’homme dans l’entreprise terroriste, démontant une à une les hypothèses probables sur sa renonciation préméditée. Autour de moi Gwendal et Bruno opinent du chef, on est tous les trois d’accord, l’avocat général n’a pas de temps à perdre dans sa quête de vérité. Avant de partir de la salle principale, je l’entends dire : "Tout foutre en l’air." Pour conclure son monologue, Nicolas Le Bris tonne, en direction de l’accusé : "Ce silence apporte malgré tout à l'audience la confirmation avec vous, monsieur Abdeslam, que la lâcheté est la marque de fabrique des terroristes. Qu’après avoir fait votre pseudo buzz, il n'y a pas une once de courage chez vous, c'est vraiment de la lâcheté à l'état brut."

Au Palais de Justice de Paris.  (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

Au tour des avocats de parties civiles, c’est maître Bahu qui démarre et s’adresse à l’accusé. Maître Sellami, ensuite, aborde le fait que quelques-uns de ses clients sont de confession musulmane : "Vous êtes croyant, il y a une sourate qui parle de repentance. Le devoir de réparer. Je représente quelques parties civiles musulmanes qui attendent des réponses, ils attendent des réponses." Sans aucune réaction de l’accusé dans le box. Maître Topaloff interroge aussi Salah Abdeslam, ainsi que maître Josserand-Schmidt, qui changera la donne puisque l’accusé répondra à quelques-unes de ses questions. À la fin de sa longue liste de questions, Salah Abdeslam prend son micro en main et dit : "Je suis désolé de ne pas pouvoir vous répondre à vos questions. Je vous écoute avec attention mais … je vais répondre à quelques questions." Il explique qu’il a constaté la détermination de son frère le 12 novembre et poursuit : "Je ne veux pas m’exprimer aujourd’hui parce que je sais que m’exprimer ou garder le silence, ça ne sert à rien du tout, pour moi en tout cas." Et il ajoute qu’il souhaiterai un "procès équitable" et aurait voulu entendre "cette femme qui a perdu six enfants dans un bombardement français". Sur son dernier rendez-vous avec sa fiancée, il confie qu’il a versé des larmes car il se savait impliqué dans les rouages des attentats alors que celle-ci lui parlait de ses projets d’avenir. À la fin de sa courte intervention le président s'adresse à lui : "Pour que le jugement soit équitable il faut donner des explications à tout le monde !" Il n'obtient aucune réaction de l’accusé.

Entre deux questions avocats de parties civiles, maître Josserand-Schmidt se permet d’intervenir mais le président est ferme, elle ne doit avoir qu’une question. L’avocate n’en démord pas : "Vous voyez que l'échange est possible. Est-ce que vous acceptez, oui ou non, qu'on poursuive un peu l'échange ?" Et contre toute attente, Salah Abdeslam accepte, en partie, et continue : "J’ai dis que j’ai renoncé à actionner ma ceinture, pas par lâcheté, pas par peur, mais c'était ma décision." Maître Josserand-Schmidt : "Le mardi 10 novembre, vous n'êtes pas encore dans l'optique de porter une ceinture explosive sur vous ?" Réponse de l’accusé : "Pas encore". Et d’ajouter que tout change au moment où il rencontre Abdelhamid Abaaoud, juste avant les attentats. L’avocate lui demande pourquoi il a dit à ses "frères" que la ceinture n’a pas fonctionné et ajoute, méticuleuse : "C’est un mensonge ?" L’accusé valide et confirme : "C’était un mensonge, j’avais honte de ne pas avoir été jusqu'au bout et j'avais peur du regard des autres. J’avais 25 ans aussi." Fin du court échange de Salah Abdeslam et de l'avocate de parties civiles.

Par la suite, plusieurs avocats parviennent à tirer le principal accusé de son silence, tantôt pour de courtes remarques, tantôt pour de longues tirades. J’écoute avec attention mais ne retranscrit pas pour autant. L’intervention de maître Seban m’interpelle, il semble en colère et regarde avec force l’accusé qui reste muet tout au long du monologue de l’avocat. Maître Seban : "Vous aviez les moyens de dire non ! Pourquoi vous n’avez pas appelé ? Je ne vous remercie de rien. Je sais qu’il y a 130 morts et je ne vous remercie de rien. Je dis juste que vous auriez pu empêcher ça. Que vous avez emmené repérer les lieux et que si tous ces gens sont morts, monsieur Abdeslam, c’est parce que vous avez participé à ces attentats. Aujourd’hui encore, vous leur crachez à la figure, en ne leur expliquant pas pourquoi ils sont morts, pourquoi ils sont blessés. Voilà ce que ressentent mes clients !" À part une remarque de maître Violleau au sujet d’une écoute, les avocats de la défense n’ont aucune question.

Pendant la suspension, je lis le tweet d’un ami qui me touche et fait écho au silence du jour : "La justice des hommes, c’est donner une voix aux morts à faire entendre aux assassins qui font le choix de se taire."

À mon retour, le prochain témoin, le chef du pôle explosifs de la Préfecture de police de Paris, est déjà à la barre et projette des plans contenant des données électriques. L’homme livre avec force détails si, oui ou non, le gilet (celui que Salah Abdeslam a abandonné dans une benne à ordures, à Montrouge) était fonctionnel. Son intervention est suivie de plusieurs interventions des parties. 

Le président demande à Salah Abdeslam de se lever pour répondre à ses questions au sujet du gilet explosif. Après un premier refus, l’accusé finit par accepter de répondre et finit par céder qu’il a arraché les "piles 9V" du gilet. Les questions s’enchaînent, mais l’homme ne répond plus, ni aux assesseures, ni aux avocats des parties civiles.

J’arrête l’écriture pour aujourd’hui car j’ai rendez-vous à l’extérieur. Je ne suis pas sûr de venir demain, mais je reviendrai vendredi si la diffusion des audios du Bataclan a lieu.

À vendredi, peut être.


"C’est vendredi ou jamais !"

Vendredi 1er avril. Nous sommes le jeudi 31 mars lorsque j’écris ces mots. J’ai l’esprit occupé à travailler sur des photographies que j’ai prises ce matin mais suis cependant l’audience via les différents livetweets en cours sur Twitter. Le débat sur la diffusion d’images et de son du Bataclan me tire de mes photographies et je démarre la webradio pour superposer l’écoute à mon travail. De l’enceinte Bluetooth de mon appartement s'échappent les sons de la salle d’audience au centre de la capitale. À entendre les avocats des parties civiles, je comprends qu’il y a deux tendances et maître Edou dira justement : "Il y a un avis par victime."

Pour ma part, ma position n’a pas changé depuis la découverte de l’existence de ces documents : je veux les voir et les entendre. Mais pourquoi ?

Depuis septembre, je tiens ce journal afin d’archiver mes souvenirs. Comme un classeur mémoriel personnel à ciel ouvert, il me permettra un jour de pouvoir l’ouvrir pour revoir mes pensées. Ces pensées qui seront oubliées puisque ma mémoire aura paradoxalement cédé la place au futur et écrasera la majorité des mots que j’aurai soigneusement choisi ici. Je pense que c’est là toute l’importance de savoir se souvenir. Je me demande alors : que reste-t-il de nos vies si l’oubli prend le pas sur nos douleurs ? Dès 2016, une de mes peurs était d’oublier. J’avais conscience que si j’oubliais les images, les sons, les odeurs, j’oubliais une partie de ce qui faisait ma vie d’après. Je ne sais pas si ce raisonnement (qui m’est propre) est sain ou non. Toujours est-il que j’ai fait du chemin depuis (y compris avec ma thérapeute) et que j’ai pris la décision d’écrire pour sauvegarder. Je sais cependant que mon avis n’est pas partagé de tous et je sais aussi que tous les points de vue se valent puisqu’il y a un trait d’union commun aux victimes du terrorisme : la douleur. Plus tard, une avocate de parties civiles déplore que ses clients soient prévenus au dernier moment, et dit à la cour : "(...) Quand ils ont appris que c’était vendredi ou jamais !"

Je ferme ce petit chapitre pour rouvrir le journal demain.

Comme une mauvaise blague du 1er avril, il neige lorsque je sors du métro alors qu’il faisait grand soleil il y a une semaine. Je sais qu’aujourd’hui sera une journée différente des autres, même si au fond, rien n’est vraiment différent depuis septembre dernier. Pour la première fois depuis plusieurs mois, je vais m’asseoir dans la salle principale avec pour seuls compagnons les cordons rouge et orange autour du cou. Je m’assois au centre, près d’une enceinte, pour ne rien perdre de ce qui va se passer. Dans la salle d’audience principale règne le brouhaha des grands jours et pratiquement tous les bancs sont occupés. Au loin, je reconnais les cheveux poivre et sel d’un grand ami, Grégory, un des potages, qui est venu exprès pour écouter les audios. On s’installe côte à côte. Je mentirai si je disais que je ne suis pas tendu, à vrai dire je pense que tout le monde l’est.

Lorsque la cour entre (après la suspension dûe à l’absence d’Osama Krayem), le brouhaha s’éteint et seul un silence glaçant demeure. Le président prend la parole et s’adresse à tous en rappelant la diffusion des documents liés au Bataclan et rappelle que ceux-ci ne seront diffusés qu’ici et non via la webradio. Au total, trois bandes sonores seront écoutées qui sont des fragments tirés de l’enregistrement de plus de 2h30 de l’attentat du Bataclan ainsi que des photographies des différentes scènes de crime dans la salle de spectacle. Chaque pièce a été sélectionnée par maître Delas, avocat de Life for Paris, qui a plaidé hier la diffusion de ces documents à l’audience.

Le président lance le premier des trois enregistrements.

Comme il y a quelques mois, nous nous retrouvons, en un battement de cœur, au Bataclan. Résonne alors dans les enceintes de la salle d’audience le morceau des Eagles of Death Metal, Kiss the Devil, rapidement interrompu par les premiers tirs et les cris des spectateurs. Dans la salle d’audience principale, le silence cède la place aux pleurs et à la stupeur. Le son me renvoie à ma position exacte dans la salle de spectacle à ce moment-là. Je retrace, mentalement, seconde après seconde mon trajet dans celle-ci. Le second audio, plus court, concerne un échange entre un otage et un des deux terroristes. L’otage en question est assis à côté de moi, c’est mon ami Grégory. Sa voix frise à travers la salle d'audience : "On est en prise d’otages !", mes poils se hérissent et mes souvenirs remontent à la surface. Je prends soin de les contenir dans mon carnet noir comme pour mieux les endormir et continue d’écouter attentivement la bande sonore en plissant les yeux, comme si cela m’apportait une quelconque aide. À côté de moi, la respiration de Greg se fait plus forte, l’audio prend fin. Place à la troisième piste : l’assaut de la BRI dans le couloir où nous étions.

Jusqu’ici, je me souvenais de ce moment déstructuré de mon existence à travers mon propre spectre ou celui de mes "potages." Mais l’écoute de ce fichier changera à tout jamais ma perspective des faits. Depuis six ans, j’ai toujours eu l’impression, en sortant du couloir, que le Bataclan baignait dans un profond silence. Le fichier sonore me prouve que j’ai tort. L’apocalypse démarre avec cette phrase, prononcée par un policier de la BRI : "Top caméra !" suivi d’échanges de tirs, de cris et d’explosions issues des grenades assourdissantes et du gilet d’un des deux terroristes qui nous retenaient en otage. Le moment correspondant à notre extraction du couloir restitue des cris des forces de l’ordre et des dernières victimes encore présentes dans la salle. Le vacarme enregistré est très loin du silence dont je me souviens, mais mon épouse résoudra l’énigme, pourtant évidente : "Tu étais sourd, à ce moment-là."

Je parle souvent de mes "grandes questions" liées à l’attentat. Ces questions existentielles qui ont parfois trouvé des réponses au fil du temps. Avant d’entendre ce fichier, je me suis demandé de nombreuses fois comment s’étaient déroulés les derniers instants avant l’assaut. Cette immersion "de l’autre côté du voile" restera sans doute le moment d’audience le plus utile à ma reconstruction et j’imagine, à celle de la plupart des victimes présentes dans la salle.

Grégory me laisse après l’écoute des trois bandes sonores.

Le président annonce la projection des photographies et rappelle que ceux qui veulent sortir le peuvent. Sur ces photographies, beaucoup de corps de victimes décédées à divers endroits de la salle de spectacle, je me souviens d’elles comme endormies, à jamais. En les voyant, je pense à Nadine, je pense à Nancy, à Georges, à Helen, à tant d’autres. Je pense à ces femmes et hommes, au sol, figés dans l’espace temps d’un scellé judiciaire brisé un peu tard, un 1er avril 2022.

Pour conclure, je me demande ce que l’audience aurait donné si tous ces documents avaient été diffusés au moment propice, c'est-à-dire durant les constatations, au mois de septembre. Est-ce que l’expertise d’un enquêteur nous aurait permis de mieux comprendre ou bien de formater différemment cette diffusion ? Le président admet-t-il une erreur en acceptant cette diffusion tardive ? Dans tous les cas, si je ne connais pas l’impact que cette diffusion à rebours aura sur le procès en lui-même, je sais qu’à titre personnel, elle m’aura permis une fois encore de trier et de sauvegarder ma mémoire. Le président annonce une suspension, je sors de la salle pour déposer mes affaires en salle des criées et rejoins Gwendal sur les marches du Palais, quelques flocons viennent fondre sur nos épaules. Je suis sonné.

Au retour de cette suspension, je m’installe d’abord dans la salle des criées mais finit par la quitter pour la salle des pas perdus et pour finalement retourner dans la salle des journalistes. Les mots ne sortent pas et j’ai du mal à réaliser. L’audience se termine et je quitte le Palais peu après, dehors il neige encore.

À lundi.

Le Palais de Justice de Paris sous quelques flocons, le 1er avril 2022. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)


Dans la nuit du 14 au 15 novembre 2015

Lundi 4 avril. Cent cinquième jour d’audience. La neige à cédé la place à un grand soleil printanier, la place Dauphine retrouve le vert du mois de septembre. À mon arrivée, la salle des pas perdus est silencieuse, seuls quelques bruits de pas des gendarmes résonnent. Comme chaque mois, un nouvel escadron de gendarmes a pris ses fonctions au Palais et comme chaque mois, j’observe les mêmes regards curieux devant mes deux cordons. J’enchaîne les cafés jusqu’à ce que la sonnerie retentisse, il est 13 heures.

C’est BC025 qui prend place à la barre, le président souris en l’accueillant : "C’est la troisième fois que vous venez, c’est ça ?" L’homme projette des diapositives dont la première dévoile le planning de son audition : "Retour en Belgique, 14 et 15 novembre 2015." L’enquêteur développe : "On a pu établir dans un premier temps, la première partie des investigations sur le 18e arrondissement, dont la place Albert-Kahn." C’est sur cette place de Paris, à un feu tricolore, que Salah Abdeslam abandonne la Clio qui a servi à transporter les terroristes du Stade de France. Toujours très précis, l’homme détaille étape après étape comment les policiers français remontent la piste du principal accusé et explique par exemple qu’ils ne sont pas parvenus à vérifier avec certitude à quelle station de la ligne 4 du métro parisien il est monté avant de se rendre en banlieue.

Depuis le mois de septembre, beaucoup de tableaux de bornage ont été présentés, mais ceux d’aujourd’hui sont particulièrement importants pour certains des hommes du box et d’en dehors. C’est durant la nuit du 13 au 14 novembre que Salah Abdeslam se met en relation avec deux des accusés présents à l’audience : Hamza Attou (présent libre) et Mohamed Amri. Sur l’écran de retransmission, les deux hommes observent avec attention la présentation de l’enquêteur de la Section antiterroriste. Au sujet de la première cache de Salah Abdeslam (dans une tour d’immeuble à Châtillon), l'enquêteur explique qu’il s’y est réfugié et a passé la nuit avec un groupe de jeunes et se fait appeler Abdel, avant que Mohamed Amri et Hamza Attou ne viennent le chercher. Sur le chemin du retour, Salah Abdeslam racontera à ses deux amis la raison de sa présence à Paris et ajoutera que son gilet n’a pas fonctionné. Mohamed Amri, auditionné plus tard, précisera : "Elle n’a pas fonctionné et il a refusé de se faire exploser dans un café." Au total, les trois hommes se font contrôler à trois reprises par les gendarmes français, aucun n’est embêté. Le traçage des enquêteurs s’arrête à une station d’essence frontalière de la Belgique. Afin d’illustrer son propos, le policier projette des photographies où on distingue le groupe des trois hommes faisant le plein. Pour conclure son exposé, l’enquêteur revient sur le gilet abandonné par le principal accusé en banlieue parisienne, le policier explique qu’il a été retrouvé le 23 novembre par les services de voirie municipale derrière une benne à ordure et projette une photographie déjà vue à l’audience : un objet en forme de gilet, jaune et gris par endroits, adossé à un mur en béton.

Le président revient sur l’audition du groupe de jeunes ayant passé la nuit avec Salah Abdeslam. L’enquêteur précise : "Les adolescents décrivaient un homme détendu mais préoccupé, qui s’isolait pour passer les appels." Et le président de continuer : "Mais il leur explique pourquoi il est là ? Ce qu’il fait là ?" L’enquêteur : "Il raconte aux jeunes qu’il a eu un problème de voiture et qu’un riverain lui a ouvert la porte pour qu’il puisse se mettre en sécurité étant donné qu’il y a des attentats et qu’il attend un de ses cousins qui doit venir le chercher." Les jeunes, recevant (par des proches) des informations sur les attentats en cours dans la capitale vont jusqu’à partager avec "Abdel" des vidéos et qualifieront devant lui ces actes de "barbares", sans réaction venant du principal accusé. Aux questions de la première assesseure sur l’audition de l’employé de la boutique dans laquelle Salah Abdeslam s’est procuré un téléphone portable, l’enquêteur explique qu’il émet des réserves à son sujet : "Le témoin a expliqué qu’il n'a eu qu’un seul client, à 19 heures, bon, déjà ça colle pas. Ensuite, il reconnaîtra ce client comme Bilal Hadfi (terroriste du Stade de France)..."

Au tour du Parquet d’interroger BC025. Nicolas Braconnay revient sur les "deux hypothèses de trajet" emprunté par Salah Abdeslam pour se rendre en banlieue et pointe du doigt les bornages et les "événements réseaux". L'enquêteur précise : "À l’époque, on en est au balbutiement sur ce qu’on considère comme un 'événement réseau', aujourd’hui ça va mieux." L’avocat général continue au sujet de la téléphonie et du traçage téléphonique schématisé par les enquêteurs français et l’interroge également sur un appel passé à sa tante dans la nuit du 13 au 14 novembre : "Ce soir-là, Salah Abdeslam n’a pas son numéro. Il demande à Hamza Attou qui lui-même demande à la sœur du principal accusé le numéro de sa tante." Sur la ceinture retrouvée, l’avocat général précise également que seules les "plaques" (de TATP) sont retrouvées mais qu’il manque plusieurs parties du gilet, l’enquêteur confirme.

Deux avocats de parties civiles interrogent à leur tour le policier, suivis des avocats de la défense. Maître Haeri, l’un des deux conseils de Mohamed Amri, questionne l’enquêteur sur sur une "chaîne d’appels" et la détaille au policier en expliquant que son client a, dans un premier temps, refusé d’aider Salah Abdeslam au titre qu’il était loin de finir le travail. Selon elle, c’est ce refus qui poussera Salah Abdeslam à contacter Hamza Attou, pour conclure : "Salah Abdeslam n’est-t-il pas en train de trouver des solutions pour quitter Paris ?" Ce sont justement les deux avocats du principal accusé qui concluront la série de questions.

Il est quinze heures et le président annonce la traditionnelle suspension. Après la déposition de BC025, je repense à l’audition du principal accusé la semaine dernière. Au fond, plusieurs hypothèses demeurent concernant les intentions de Salah Abdeslam le soir du 13-Novembre. Bien qu’il ait expliqué à la cour qu’il a renoncé à déclencher son gilet (mais que dans les faits, son gilet était dysfonctionnel), son trajet erratique la nuit du 13 au 14 novembre continue d’interroger. Pourquoi abandonner son véhicule dans le 18e arrondissement ? Pourquoi prendre le métro dans ce sens-là plutôt que d’attendre sur place qu’on vienne le chercher ? Pourquoi ne pas garder la voiture et simplement rentrer en Belgique ? Je repense aux mots du président sur le silence de l’accusé mercredi dernier qui n'aide personne, y compris lui-même, et le place dans une posture dangereuse vis-à-vis de sa défense. Finalement, j’ai bien peur que personne n’ait le fin mot de l’histoire.

C’est un enquêteur belge qui prend la suite de la fuite de Salah Abdeslam après la frontière. La connexion est mauvaise et une alerte Windows sonne à plusieurs reprises durant son exposé, la liaison est coupée peu de temps et reprend peu après. Le policier reprend précisément là où l’enquêteur français a terminé il y a une heure. Après un court laps de temps, nouvelle coupure, le président perd patience. Tout le monde, à vrai dire. La présentation du policier belge est similaire à celle du Français, entre impressions écran de vidéosurveillance et bornage téléphonique. L’exposé de l’enquêteur est ponctué de sirènes hurlantes et du son d’une alerte, c’est de plus en plus difficile de suivre, je suis partagé entre rires et envie de partir. Re-coupure, le président dans un souffle : "Oh non, c’est pas possible ça… Bon, on va trouver autre chose. Pouvez-vous demander à un technicien d’intervenir ?" Le président annonce une suspension et précise : "On reste en salle." J'en profite pour aller voir Gwendal dans la salle principale. L’audience reprend quelques minutes après via un ordinateur portable mais la connexion se coupe à nouveau.

Décidément, entre voix monotone, dépositions arides et problème de connexion, les enquêteurs belges semblent frappés d’une malédiction.

Je décide d’arrêter là pour aujourd’hui alors que l’enquêteur répond aux questions du ministère public.

À demain.

Le Palais de Justice de Paris, vu depuis la place Dauphine. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)


L’activation du réseau belge

Mardi 5 avril. J’ai eu une idée ce matin, inspirée de tous les micros tendus dans la salle des pas perdus. Jusqu’à la fin du procès, je vais proposer des extraits sonores de mon quotidien au Palais. Ces petites pistes sonores seront une oreille tendue dans le dispositif sanctuarisé et viendront ajouter une dimension à ce journal qui en comporte déjà deux : l’écrit et la photographie.

Palais de justice de Paris - 5 avril 2022

Retour de l’enquêtrice belge à l’audience. Visiblement les problèmes de connexion ont été réglés. L’enquêtrice auditionnée présente les jours qui suivent le 13-Novembre en Belgique après le début des attentats, dont la mise en relation entre Abdelhamid Abaaoud et sa cousine Hasna Aït-Boulahcen*. Comme son collègue hier, elle détaille chacun des numéros de téléphone utilisés et activés après le début des attentats. Bien que les enquêteurs belges ne connaissent pas l’identité exacte des personnes derrière ces numéros de téléphone, les doutes se portent cependant sur Ibrahim El-Bakraoui. Prudente, l'enquêtrice utilisera le terme de "coordinateur" et de "numéro auteur" pour désigner les numéros de téléphone activés en Belgique. Abdelhamid Abaaoud échange au total 33 fois avec les numéros coordinateurs entre les 15 et 17 novembre, c’est l’activation de ce réseau qui permettra aux deux terroristes de trouver une planque, à Saint-Denis. L’enquêtrice poursuit en disant que le 14 novembre, deux accusés présents à l’audience, Yassine Atar et Mohamed Bakkali, se sont rencontrés mais précise que Yassine Atar conteste cette information. Au sujet de la cousine du "cerveau" des attentats, elle explique qu’ils se voient pour la première fois le soir du 15 novembre et sont aidés par les coordinateurs belges pour ces retrouvailles. Ces mêmes coordinateurs leur envoient, un peu plus tard, un virement Western Union de 750 euros qui leur ouvrira les portes de l’appartement (squatté par Jawad Bendaoud**) rue du Corbillon, à Saint-Denis.

À la fin de son exposé, le président n’ayant pas de questions, c'est Frédérique Aline, première assesseure, qui interroge l’enquêtrice. Suivi d’un des trois avocats généraux, Nicolas le Bris. L’unique question des parties civiles provient de maître Maktouf. L’audience promet d’être particulièrement courte.

Du côté de la défense, maître Rezlan interroge de longues minutes l’enquêtrice sur l’implication supposée de son client, Mohamed Bakkali : "Monsieur l’avocat général vous faisait remarquer qu’il y a une suspicion de rencontre entre Yassine Atar et Mohamed Bakkali (...) mais d’ailleurs, est-on sûr que cette rencontre a eu lieu ?" L’enquêtrice ne se démonte pas : "Ben, leurs téléphones portables bornent au même endroit et nous avons des traces d’échanges téléphoniques qui le prouvent…" L’avocate conclut l’échange de question par un "D’accord" dubitatif. Maître De Taye, avocat d’Ali El Haddad Asufi, prend la suite des questions et met l’enquêtrice en mauvaise posture. Il pointe du doigt les raccourcis des enquêteurs belges dans cette enquête et plus particulièrement sur la téléphonie. L’avocat revient sur le, ou les utilisateurs des numéros de téléphone dits "auteurs" et interroge l’enquêtrice sur l’origine de ce numéro : "Comment savez-vous que ce numéro provient d’un phone shop ?" Mais l’enquêtrice n’arrive pas à donner, selon l’avocat, des arguments suffisamment convaincants pour appuyer cette théorie. Au fond, nous n’aurons pas vraiment de réponse précise et exacte sur ce point. Maître Châtaignier, l’un des avocats de Yassine Atar, cite son client durant un interrogatoire par la juge Panou. "Je suis complètement con, quoi ! je sais que ces gens sont impliqués dans les attentats de Paris et moi, je les appelle avec mon numéro ?" L'enquêtrice : "Oui, je m’en souviens, de cette phrase où il dit qu’il n'appellerait pas avec son numéro personnel s’il était impliqué." Et il continue sur le quotidien d'Ibrahim El Bakraoui (il vendait de l'électroménager). L’avocat de Yassine Atar explique qu’en rien ces échanges répétés ne pourraient être imputés aux attentats, plusieurs exemples sont donnés : "vente de terrain, achat d’aspirateur sans tuyau (sic)..."

Maître Kempf, autre conseil de Yassine Atar : "C’est la dernière fois qu’on se voit, c’est ça ? Vous ne nous avez pas parlé de Yassine Atar le 13-Novembre ?" La policière : "Non, il faisait ses affaires à gauche, à droite." Maître Kempf enchaîne : "Donc ce qu’on doit retenir comme élément à charge, et que tout le monde le retienne, c’est une rencontre de 15 minutes à deux reprises." Maître Kempf, visiblement en colère, poursuit en citant une des questions de l’avocat général : "Comment interprétez-vous la rencontre entre Mohamed Bakkali et Yassine Atar (...) ?" Et il cite ensuite la réponse de l’enquêtrice à Nicolas le Bris : "Connaissant l’implication d’Ibrahim El Bakraoui dans les attentats du 13-Novembre, on peut se poser la question sur ces échanges qui ont lieu au moment des attentats en France." Le moins que l’on puisse dire, c’est que la défense de Yassine Atar se bat bec et ongles pour prouver que la supposée implication de leur client semble montée de toutes pièces. Dans les faits, Yassine Atar n’a appelé aucun des numéros considéré comme "phone shop", utilisé par les coordinateurs. Maître Kempf et son client s’emportent et sont rapidement repris par le président : "Vous ne parlez pas au témoin sur ce ton ! On est très limite, là. Vous pourriez avoir un minimum de considération pour l'institution judiciaire." L’avocat, provocateur : "Oui, monsieur l’instituteur." Je vois l’accusé vociférer dans le box : "Ça fait cinq ans que je suis en prison pour rien !"

Fin de l’audition de l’enquêtrice belge qui, a priori, ne reviendra pas à la "barre" virtuelle de V13, fin aussi de cette courte journée d’audience, comme une parenthèse.

À demain.

*Hasna Aït-Boulahcen est la cousine d’Abdelhamid Abaaoud. Elle l’a aidé durant sa cavale après les attentats, elle décède après que Chakib Akrouh a actionné son gilet explosif durant l’assaut du Raid dans l’appartement de Saint-Denis, le 18 novembre 2015.
**Jawad Bendaoud, surnommé le "logeur de Daesh", a procuré une planque à Abdelhamid Abaaoud, Chakib Akrouh et Hasna Aït-Boulahcen, le 15 novembre 2015.

Au Palais de Justice de Paris, où se tient le procès des attentats du 13-Novembre. (DAVID FRITZ-GOEPPINGER POUR FRANCEINFO)

David Fritz-Goeppinger. (FAO WARDSON)

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