Besançon : comment "le meilleur" anesthésiste se retrouve au cœur d'une affaire d'empoisonnements
Un médecin anesthésiste est mis en examen, avec interdiction d'exercer. Il a toutefois été laissé en liberté, contre une caution de 100 000 euros.
L'affaire a tout du mauvais polar. Et risque d'angoisser les futurs opérés. Sept patients ont reçu des doses létales de produits médicaux dans deux cliniques privées de Besançon (Doubs), entre 2008 et 2017. Deux cas ont été mortels. La justice soupçonne l'anesthésiste Frédéric Péchier d'être responsable de ces intoxications. Il a été mis en examen, le 6 mars, pour "empoisonnement avec préméditation".
Contre l'avis du parquet, la cour d'appel de Besançon a décidé mercredi 29 mars de laisser le médecin en liberté, sous contrôle judiciaire. Le praticien, qui clame son innocence, est néanmoins interdit d'exercer et doit verser une caution de 100 000 euros. Retour sur une histoire déjà longue d'une dizaine d'années et qui pourrait s'étendre.
"Une surdose de produits anesthésiques"
Le fait le plus ancien reproché à Frédéric Péchier remonte à 2008. L'opération est, a priori, banale. A la suite d'une chute de ski, Laurence, 51 ans, se fracture l'épaule. Podologue à Morteau, elle se rend en toute confiance à la clinique Saint-Vincent de Besançon. Quelques heures plus tard, son conjoint est prévenu : sa femme a fait un arrêt cardiaque. "Elle était sportive, en parfaite santé, mère de deux enfants, raconte son conjoint Jacques à L'Est républicain. A mon arrivée, elle était plongée dans un coma artificiel. J’ai attendu des heures et des heures dans une salle. Finalement, on m’a dit que c’était la fin", raconte-t-il au journal régional. Lui reviennent aussi les paroles, le jour même, "d’une personne du service du CHU, qui pensait déjà qu’il s’agissait d’une surdose de produits anesthésiques".
L'année suivante, en 2009, trois patients de la polyclinique de Franche-Comté reçoivent, eux aussi, des "doses létales de potassium et d'anesthésique". Ils sont "efficacement réanimés, sans décès à déplorer", précise à la police le président de la conférence médicale d'établissement de la polyclinique, le Dr Pascal Petit. Avant d'ajouter : "Ces faits troublants ont conduit l'équipe médicale et la direction à avertir les autorités. Une plainte avait été déposée auprès du procureur de la République." Depuis, "aucun fait de cette nature n'a été à déplorer à la polyclinique. Le praticien mis en cause n'a exercé dans notre établissement que sur une courte période en 2009."
Retour à la clinique privée Saint-Vincent, qui "apparaît traditionnellement dans le Top 20 des meilleures cliniques de France (18e dans le classement 2015 du Point)", rapporte France 3. Son site internet proclame d'ailleurs : "Bien soigner, c'est notre métier." Le 14 avril 2016, Damien, 53 ans, doit y subir l'ablation d'un rein défectueux. A l'issue de l'opération, sa femme, Nadia, apprend brutalement sa mort : "Quand j’ai appelé la clinique à 16 heures, on m’a passé une responsable qui m’a annoncé comme ça, directement : 'Il est décédé.' J’ai raccroché aussitôt et je me suis effondrée", a-t-elle déclaré à L'Est républicain.
Le 11 janvier 2017, dans le même établissement, Sandra, 36 ans, est opérée du dos. Elle reste cinq jours entre la vie et la mort. Du potassium à dose létale est passé dans son sang. Le parquet conclut à un empoisonnement volontaire. Son cas donne un coup d'accélérateur à l'enquête, se félicite la miraculée dans un entretien à L'Est républicain.
Si j’avais eu 50 ans ou si je n’avais pas été en bonne santé, peut-être qu’on ne se serait pas posé toutes ces questions. Sans mon cas, cette personne - quelle qu’elle soit - aurait continué à tuer. Finalement, mon arrêt cardiaque a peut-être permis de stopper cette série.
Sandra, victime d'empoisonnement à la clinique Saint-Vincentà L'Est républicain
Enfin, le 20 janvier 2017, dans le même établissement, un patient opéré en urologie, Jean-Claude, est également victime d'un problème cardiaque, dont il réchappera.
L'ARS conclut à "des actes intentionnels"
Inquiète, la clinique alerte aussitôt le parquet, qui ordonne "en urgence" une enquête à l’agence régionale de santé (ARS), révèle Le Monde. L'ARS rend alors un rapport de sept pages qui évoque "des actes intentionnels" pour ces deux derniers accidents. Elle relève aussi, selon la même source, "la présence 'remarquable'" de Frédéric Péchier dans d'autres opérations suspectes : "Quatre cas recensés depuis 2008 à la clinique Saint-Vincent (dont deux mortels), et trois cas à la polyclinique, où il n’a pourtant exercé qu’entre le 1er janvier et le 22 juin 2009."
Les investigations menées par la police judiciaire de Besançon concluent que les sept patients en question ont reçu des "doses létales de potassium et d'anesthésique" lors d'opérations qui ne présentaient pas de risques particuliers. Ces produits, qui sont notamment introduits dans des poches de solutés de réhydratation, ont provoqué des arrêts cardiaques. Selon Le Monde, lorsque l'anesthésiste, de retour de vacances à La Réunion, début mars, est convoqué au commissariat, il semble dénué d'"appréhension". Deux jours plus tard, il est mis en examen.
"Le meilleur de la clinique’’
Qui est ce médecin placé sous les feux des projecteurs et désormais interdit d'exercer ? "Grand, sportif, barbe de trois jours, ce médecin de 45 ans, charmeur et sûr de lui, a de quoi rassurer les 2 000 patients" qu’il endormait chaque année dans les cliniques où il exerçait, écrit Le Monde, qui précise que ses supérieurs lui avaient confié le planning des dix anesthésistes de l'établissement. Ses collègues dressent de lui un portrait flatteur. Dans les colonnes de L'Est républicain, l'anesthésiste s'enorgueillit d'avoir été qualifié de "meilleur de la clinique", mais ajoute immédiatement que "ce n’est pas une gloire". Son objectif professionnel ? "Introduire de nouvelles techniques d’anesthésie qui commencent à devenir des références", affirme-t-il.
Frédéric Péchier a-t-il provoqué "des arrêts cardiaques chez des patients dans le seul but de les réanimer et, ainsi, d'asseoir son aura ?" s'interroge Le Parisien. Si l'hypothèse est jugée crédible par les enquêteurs, le médecin dément les accusations : "Pourquoi je ferais un truc pareil ? Je m’amuserais à injecter des produits toxiques à des personnes pour, ensuite, aller les réanimer ? C’est complètement aberrant", s'indigne-t-il dans L'Est républicain, dix jours après sa mise en examen.
"On a occulté 99 % du dossier"
Dans cette longue interview, il se défend : "On a occulté 99 % du dossier pour ne se concentrer que sur quelques éléments, qu’on m’a ressassés encore et encore. D’entrée de jeu, les enquêteurs m’ont fait part de leur conviction de ma culpabilité."
On m’accuse de crimes odieux que je n’ai pas commis.
L'anesthésiste Frédéric PéchierL'Est Républicain
Dans cet entretien, l’anesthésiste assure être victime d'"injustice" et ne se reconnaît qu'un "seul tort" : s'être "rendu disponible" quand ses collègues le "sollicitaient pour les urgences". Sur les sept faits qui lui sont reprochés, "un seul concernait directement l’un de mes patients", précise-t-il. Les trois faits de 2009 ? "J’étais absent de l’établissement pour les deux derniers d’entre eux, dont celui pour lequel il y a eu un soupçon de surdosage de potassium. Je n’étais pas là physiquement !", assène-t-il dans le quotidien régional. Le cas mortel de Laurence en 2016 ? "On a toujours pensé que c’était une erreur… ", explique-t-il, en demandant à être envoyé devant des experts médicaux pour s'expliquer sur les décisions prises.
Et le dernier cas, celui du 20 janvier 2017, qui concernait, pour le coup, son patient ? Il pointe un "acte de malveillance. Ce n’est pas moi qui ai mis l’anesthésique dans la poche de paracétamol. C'est quelqu’un d’autre."
Contacté par franceinfo, l'avocat du médecin, Randall Schwerdorffer, résume ainsi la défense : "En termes de charges, le dossier est fragile". Il poursuit :
Certains personnels de la clinique se sont fait plaisir en dirigeant les enquêteurs vers mon client pour des questions d'ego, de jalousie, puisqu'il était le 'must' des anesthésistes. C'était une opportunité de lui faire une crasse.
l'avocat du médecin, Randall Schwerdorfferà franceinfo
L'enquête n'en est qu'à ses débuts. Les enquêteurs se penchent désormais sur une quarantaine d'autres accidents similaires, dont une vingtaine mortels. Amandine Iehlen, dont le père est décédé en 2008 lors d'une opération des reins, réclame ainsi des explications. "J'ai toujours su que mon père n'était pas mort par enchantement, cela sautait aux yeux en regardant l'autopsie, affirme-t-elle au Parisien. Cela fait neuf ans que j'attends des réponses..."
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