"Caprice de riche", collaboration commerciale, coût écologique... Pourquoi "Kaizen", le documentaire d'Inoxtag sur son ascension de l'Everest, fait débat (mais cartonne)

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Une image promotionnelle du documentaire "Kaizen", qui retrace l'ascension de l'Everest par le youtubeur français Inoxtag. (INOXTAG)
La vidéo qui suit l'ascension de l'Everest par le youtubeur de 22 ans a fait sensation chez ses fans. Mais des critiques dénoncent l'impact écologique d'une telle aventure, et des contradictions dans le message porté par le vidéaste.

C'est l'un des succès les plus impressionnants de l'histoire de YouTube. Inoxtag, vidéaste français aux plus de 8 millions d'abonnés, a fait s'affoler les compteurs de la plateforme avec sa dernière vidéo Kaizen: 1 an pour gravir l'Everest ! Un long métrage de près de 2h30 qui suit l'entraînement et l'ascension du plus haut sommet du monde par le créateur de contenu de 22 ans, annoncée en février 2023 et dont la conclusion était restée secrète jusque-là.

Avec plus de 18 millions de vues sur YouTube en deux jours et plus de 300 000 entrées lors de son avant-première dans les cinémas, le "documentaire" bientôt diffusé sur TF1 a reçu un accueil dithyrambique de sa communauté. Les commentaires des fans d'Inoxtag, de son vrai nom Inès Benazzouz, applaudissent le flot constant d'images impressionnantes et de musiques épiques, la réussite physique, la promotion de l'alpinisme, ainsi que le message appuyé qui encourage au dépassement de soi et à la recherche d'expériences nouvelles. Mais chez les professionnels et sur les réseaux sociaux, les retours ne sont pas si élogieux. Franceinfo revient sur les principales critiques.

 

Parce que l'ascension n'est "pas si difficile" et qu'un papi et des ados l'ont déjà réussie

L'ascension de l'Everest est-elle un "exploit" physique, comme semblent le penser les nombreux fans d'Inoxtag ? "Il faut rappeler qu'un gamin et une gamine de 14 ans, un papi japonais de 83 ans ont aussi réussi à monter là-haut", a insisté auprès de L'Equipe l'alpiniste et photographe Pascal Tournaire. Si on se donne les moyens, c'est accessible à n'importe quelle personne en bonne santé qui se botte un peu les fesses. Là, je ne vois pas où est l'exploit."

Pour lui, le véritable exploit aurait été de réaliser la montée sans l'aide d'oxygène. "Lors de mon ascension, j'avais passé cinq nuits à 8 000 m sans oxygène, j'avais trouvé ça extraordinaire. Avec l'oxygène, au débit max, au sommet de l'Everest, c'est comme si vous n'étiez qu'à 6 000 m... [L'alpiniste français] Benjamin Vedrines le dit : 'Aujourd'hui, gravir l'Everest avec de l'oxygène, c'est comme faire le Tour de France avec un vélo électrique.'"

Inoxtag valide lui-même cette idée à la fin de son ascension, en estimant que "c'est eux qu'il faut féliciter". Mais comme il le rappelle, ce qui lui importe est d'être "meilleur qu'hier" – et au vu de son rythme de vie décrit au début du long-métrage, l'objectif est rempli, exploit ou pas.

Parce qu'il risque d'aggraver la surfréquentation de l'Everest, "le mont Saint-Michel à 8 800 m"

Des amoureux de la montagne redoutent qu'un nouveau long-métrage qui glorifie l'ascension de l'Everest participe à aggraver sa surfréquentation, déjà problématique. "L'Everest, c'est le mont Saint-Michel à 8 800 m", juge Pascal Tournaire. "Inoxtag dénonce bien cette surfréquentation, mais il y participe aussi, c'est schizophrène. Son film ne va faire que développer cet engouement stupide."

Auprès de franceinfo, l'alpiniste et guide de haute montagne François Damilano voit de son côté dans certaines critiques une forme de "snobisme", voire "sectarisme", de la part "d'une partie du milieu, dont je fais partie, (...) d'avoir un regard extrêmement condescendant vis-à-vis des gens qui rêvent de faire ces grands sommets et qui se jettent dedans à corps perdu". "D'entrée de jeu, ça a clivé le milieu, comme s'il y avait des bons alpinistes et des mauvais alpinistes."

"Pourquoi moi, en tant que guide de haute montagne ou performeur alpiniste, je serais plus légitime qu'Inoxtag pour aller à l'Everest ?"

François Damilano, alpiniste et guide de haute montagne

à franceinfo

Les scènes dans lesquelles le youtubeur pointe la surfréquentation de la montagne pourraient aussi sensibiliser son public, plutôt jeune et donc généralement loin du niveau de ressources nécessaires pour tenter l'ascension, à cette problématique.

Parce que le voyage a un coût écologique énorme

Déplacements en avion ou en hélicoptère, emballages et déchets jetés dans des décharges sauvages... Les ascensions de l'Everest sont de plus en plus nombreuses, et avec elles, les conséquences écologiques sont de plus en plus lourdes. Mais en 2h30, Inoxtag n'évoque pas une seule fois les émissions de gaz à effet de serre que son projet entraîne, que ce soit pour atteindre l'Everest ou tout au long de son année d'entraînement.

Le vidéaste évoque rapidement les critiques sur les déchets générés par les grimpeurs, au début du film, avec des extraits vidéos de ses détracteurs comme Pascal Tournaire ou le guide de haute montagne Marc Batard lors d'interventions sur des plateaux télévisés, ou encore lors d'une courte séquence sur la pollution générée par les occupants des camps sur le chemin de l'Everest. Sans vraiment y répondre.

Mais le peut-il vraiment ? Le problème dépasse le simple cadre de Kaizen. "Il faut interdire le sommet de l'Everest à toutes tentatives, comme le fait le Bouthan pour les plus de 6 000 m de son territoire, et rendre ce sommet à sa solitude et à son sacré, réclame l'auteur de BF et alpiniste Jean-Marc Rochette sur Instagram après la publication de Kaizen. Pas d'exploit, avec [oxygène] ou sans [oxygène] ça reste un viol ontologique, cette montagne n'est pas un stade, c'est une prière au ciel."

Comme pour la surfréquentation, pas sûr que la vidéo d'Inoxtag pousse ses fans à prendre l'avion en masse vers le Népal pour tenter l'aventure, mais les conséquences de son ascension demeurent. "En attendant cette interdiction [de l'ascension] que je souhaite, ce qu'a fait ce gamin et ses larmes ne me gênent pas, en tout cas pas plus que tous les autres [alpinistes]", résume Jean-Marc Rochette.

Parce qu'il s'agit d'une collaboration commerciale qui n'était pas mentionnée à la publication

Certaines critiques, moins nombreuses, soulignent aussi que le documentaire d'Inoxtag contient des publicités pour des produits et des marques, qui ont participé au financement du projet. Une pratique qui appartient davantage à l'univers de YouTube que du documentaire, mais qui n'est pas exceptionnelle au cinéma.

Les marques sont créditées au générique, présentes en logo sans être explicitement mentionnées, mais clairement mises en avant à l'image dans quelques courtes séquences, durant lesquelles l'aspect commercial n'est pas précisé. La description initiale sur YouTube ne mentionnait pas non plus ces placements de produits, au mépris de la réglementation, avant d'être rajoutés plusieurs heures après la publication.

Parce qu'il a recours à l'aide de sherpas, rémunérés plusieurs milliers d'euros "pour pouvoir vivre"

Inoxtag rappelle régulièrement que l'ascension de l'Everest ne peut se faire que grâce à l'aide de sherpas, un groupe ethnique originaire du Tibet dont sont issus de nombreux guides qui précèdent les grimpeurs pour apporter tout le matériel nécessaire dans les camps. Ils portent aussi une grande partie de leurs affaires lors de l'ascension, risquant ainsi leur santé et leur vie.

De nombreux internautes soulignent le danger qu'Inoxtag fait courir à ces guides et estiment que personnifier autant son ascension exagère son mérite, quand d'autres rappellent que les grimpeurs sont rémunérés plusieurs milliers d'euros pour une ascension. Ce à quoi certains répondent que tout dans leur environnement et le faible niveau de vie du pays les pousse à cette activité rémunératrice au mépris de leur vie, et y voient une forme de néocolonialisme.

Inoxtag fait intervenir à plusieurs reprises les sherpas dans sa vidéo, les présente, et évoque les poids qu'ils portent ou les risques qu'ils encourent en montrant leurs blessures. "Nous les Occidentaux, on y va pour le kiff. Eux ils y vont pour vivre", lâche le vidéaste. Après la sortie du documentaire, il s'est aussi fendu d'une publication sur X pour souligner que "les plus grandes aventures se vivent toujours à plusieurs, rien ne se fait seul. Nous sommes toujours accompagnés, de près ou de loin, par quelqu’un."

Mais les internautes fustigent le fait qu'Inoxtag ne semble pas agir de manière visible pour atténuer les problèmes qu'il souligne. Là encore, la critique dépasse le cas d'Inoxtag et peut s'appliquer à l'industrie touristique autour de l'Everest en général.

Parce que certains y voient un "caprice de riche"

Beaucoup de spectateurs apprécient le message ouvertement porté par le vidéaste. Celui du dépassement de soi, pour lequel on peut réaliser ses rêves à force de volonté, "petit pas par petit pas".

"On peut être maladroit dans les façons de faire. [Mais] si j'ai pu aider une centaine de jeunes, une centaine de personnes de 50 ans à se relever, à aller de l'avant, c'est déjà une très belle réussite."

Inoxtag

à France Inter

Toutefois, d'autres rappellent que l'ascension de l'Everest n'est pas accessible à tout le monde. Il faut compter plusieurs dizaines de milliers d'euros pour payer le voyage, l'équipement, les sherpas. Un "loisir d'ultra-riche" qui, pour beaucoup, fait perdre au message initial une partie de sa portée. Le vidéaste le reconnaît sur France Inter : "Ce n'est pas facile pour beaucoup de jeunes [ou] de personnes plus âgées, on n'a pas tous eu la même chance (...) mais j'ai quand même envie de donner cette lueur d'espoir."

Parce que certains y voient un vlog "égocentré", contradictoire avec son message de déconnexion

La vidéo est également très centrée autour d'Inoxtag : ses efforts, ses émotions, ses réussites et ses échecs, dans la droite ligne des vlogs et des codes des stars de YouTube. De là à y voir une manière pour le vidéaste de mettre en avant sa personne plus que son aventure, il n'y a qu'un pas que certains n'hésitent pas à franchir. "C'est très égocentré, grogne Pascal Tournaire. Les trois quarts du film, c'est : 'Regardez mon nombril', ça ne va pas plus loin".

Inoxtag conclut sur un discours de déconnexion, et appelle à "se lancer des projets, arrêter d'être derrière les écrans, scroller et vivre à travers les autres". Un discours que des internautes jugent contradictoires pour un homme qui a bâti sa popularité sur YouTube – mais dont il semble impossible de se défaire tant qu'il utilisera le canal qui a fait sa notoriété, aussi important que soit le message qu'il veut y diffuser. Lui-même reconnaît le paradoxe apparent : "On peut continuer de passer du temps sur les écrans. C'est un outil incroyable (...), mais il faut doser les choses à leur juste valeur."

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