Dépression, troubles du sommeil, retards de développement... De quoi les écrans sont-ils vraiment responsables ?
Ils ont envahi nos vies, au point que nous passons plusieurs heures par jour les yeux rivés dessus. Même les seniors, historiquement réticents, y sont de plus en plus accros, selon Médiamétrie. Télé, ordinateur, smartphone, tablette... Les écrans occupent une place dans notre quotidien qui suscite des inquiétudes depuis des décennies. Ces craintes sont régulièrement ravivées, comme par exemple lors des émeutes de l'été 2023, quand Emmanuel Macron avait ciblé les réseaux sociaux – qui conduisent selon lui à "une forme de sortie du réel" – et les jeux vidéo qui "ont intoxiqué" certains jeunes.
Ces inquiétudes avaient incité le chef de l'Etat à annoncer en janvier la création d'une commission d'experts, chargée de proposer "un consensus scientifique" pour "qu'on éclaire un débat public" et qui rend ses conclusions mardi 30 avril après plusieurs semaines de travaux. Mais depuis le temps que les effets des écrans interrogent, la science n'a-t-elle pas réussi à trancher la question ? Franceinfo tente un état des lieux.
Un terme qui ne permet pas un diagnostic précis
Si les écrans font l'objet d'interminables débats, c'est en grande partie parce que le terme lui-même est vague. "C'est une expression qui englobe tout et n'importe quoi", souligne Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialiste des pratiques numériques. Pour elle, il faudrait distinguer l'objet de l'usage qui en est fait. "Est-ce qu'on parle de la télévision, d'une console de jeu, d'une liseuse, d'un smartphone ? Est-ce qu'on l'utilise de manière interactive ou passive ? Seul ou accompagné ? Qu'est-ce qu'on y consulte ?"
"Il ne faut pas se focaliser sur l'objet mais sur la manière dont il est utilisé."
Vanessa Lalo, psychologue clinicienne spécialiste des pratiques numériquesà franceinfo
Pour autant, les écrans ont-ils des conséquences négatives communes sur lesquelles les études scientifiques semblent s'accorder ? Oui, mais pas toujours à cause de l'appareil en lui-même.
Certains effets néfastes documentés…
La première répercussion notable est sur le sommeil. "De plus en plus d'études laissent à penser que le fait de regarder un écran, comme un smartphone ou un ordinateur par exemple, serait associé à un sommeil plus court et de moindre qualité", explique Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive et ergonomie à l'université Rennes 2. Et un moins bon sommeil peut avoir d'autres conséquences, comme des troubles de l'humeur ou de la mémorisation.
Laisser un petit enfant exposé à des écrans de manière passive pendant des périodes prolongées et régulières a aussi des effets négatifs. Pas à cause de l'écran en lui-même, mais plutôt parce que ce temps de visionnage ne sera pas consacré à d'autres activités plus bénéfiques au développement de l'enfant, qui l'aideraient à stimuler ses sens, verbaliser ou se dépenser.
"On sait qu'avant 18 mois, l'enfant ne peut pas bénéficier du moindre apprentissage sur un écran, même avec un contenu éducatif."
Vanessa Laloà franceinfo
Le même phénomène explique que l'exposition passive à des contenus sur des écrans puisse être associée à de légers retards de développement dans certains domaines, comme le langage, selon plusieurs études (ici ou là). D'après une étude publiée en août 2023, le fait de laisser la télé allumée en arrière-plan pendant les repas en famille, par exemple, est, pour les petits de 2 ans, faiblement associé à un développement du langage légèrement moins important ; pour les enfants de 3 ans et demi, à un léger retard du développement cognitif général. "La télévision interfère avec la quantité et la qualité des interactions parent-enfant", expliquent les chercheurs.
Certaines études confirment également que le fait de suivre une activité sur un écran en parallèle d'un apprentissage dégrade la qualité de ce dernier. "Quand des étudiants assistent à un cours et suivent une autre activité en même temps, notamment sur les réseaux sociaux, on constate une baisse de la qualité de la mémorisation, notamment des informations données à l'oral", explique Séverine Erhel.
… mais d'autres retombées bien plus difficiles à évaluer
En dehors de ces impacts bien identifiés, les scientifiques ont davantage de mal à se prononcer. Non seulement parce que les pratiques varient tellement d'un écran à l'autre qu'il est difficile d'attribuer à ces objets des effets communs, mais aussi parce qu'il faut pouvoir déterminer qu'une autre variable n'entre pas en ligne de compte. "Quand on retire les effets du contexte socio-économique, on se rend compte que les effets des écrans sont beaucoup plus faibles qu'au premier abord", souligne Séverine Erhel. Un avis partagé par Marc Auriacombe, psychiatre-addictologue à l'hôpital Charles-Perrens de Bordeaux et professeur d'addictologie à l'université de Bordeaux.
"Souvent, l'écran ne cause pas le problème, il le révèle."
Marc Auriacombe, psychiatre-addictologueà franceinfo
Les incidences sur le bien-être sont difficiles à évaluer précisément. Une méta-analyse conclut à une corrélation entre la durée d'utilisation des écrans et l'apparition de symptômes dépressifs. Mais une précédente étude réalisée à partir d'un grand nombre de données a estimé l'impact de l'utilisation d'écrans à 0,4% seulement des variations du bien-être.
A parler constamment des effets négatifs des écrans, on peut vite en oublier les conséquences positives, potentiellement tout aussi nombreuses. "Ces mêmes objets peuvent être une fenêtre d'apprentissage, culturel ou artistique, infinie", rappelle Vanessa Lalo. Ainsi les réseaux sociaux, souvent pointés du doigt dans les cas de cyberharcèlement, sont utiles pour créer du lien et partager ses expériences. "Une étude montre par exemple que des personnes avec des symptômes dépressifs qui interagissent sur les réseaux sociaux vont montrer moins de signes de détresse que ceux qui n'interagissent pas", souligne Séverine Erhel. Là encore, l'effet est lié à la pratique davantage qu'à l'objet.
Pas d'"addiction" aux écrans ?
C'est en partie pour cette raison qu'on ne parle pas d'"addiction" aux écrans, même si certains comportements peuvent s'en rapprocher au premier abord. "L'utilisation problématique d'écrans n'est pas reconnue comme une addiction au sens du DSM-5", le manuel de référence internationale des troubles mentaux édité par l'Association américaine de psychiatrie, rappelle Marc Auriacombe, qui a participé, pour cet ouvrage, au groupe de travail dédié aux addictions.
"Dans le cadre d'une addiction à l'alcool, on ne parle pas d'addiction au verre. C'est peut-être la même chose pour les écrans."
Marc Auriacombeà franceinfo
"D'un autre côté, l'écran augmente le risque addictif lié à beaucoup de choses, comme le jeu d'argent, parce qu'il les rend immédiatement disponibles en permanence", souligne le spécialiste, qui appelle à poursuivre les recherches dans le domaine. "Et théoriquement, il est possible que l'écran lui-même puisse être un objet addictif, car il y a un mécanisme de renforcement positif", estime Marc Auriacombe.
"Certaines personnes vont essayer de gérer leurs émotions négatives en se distrayant grâce à une certaine utilisation d'un écran, par exemple en allant sur les réseaux sociaux, explique Séverine Erhel. La première fois, cette utilisation va déclencher une émotion positive, ce qui va inciter à revenir. Mais la fois suivante, même si l'utilisation des réseaux sociaux déclenche une émotion négative, la personne va quand même avoir le réflexe de se distraire avec cette pratique, ce qui entretient un cercle vicieux".
Quelques règles simples à appliquer
Pour s'attaquer plus efficacement aux problèmes liés à l'utilisation des écrans, il faudrait donc moins se pencher sur le "contenant" et davantage sur les contenus. Sur le banc des accusés, on retrouve notamment les algorithmes de recommandation des plateformes et réseaux sociaux, qui incitent les utilisateurs à rester connectés le plus longtemps possible, favorisant ainsi les usages problématiques.
"Ces algorithmes et ces designs prédateurs sont pensés pour nous retenir le plus longtemps possible et monétiser notre attention."
Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive à l'université Rennes 2à franceinfo
Pour ne pas tomber dans cette spirale négative, les spécialistes font plusieurs recommandations, applicables dès le plus jeune âge. Il existe des grands principes, comme la règle des "balises 3-6-9-12" établies par le psychiatre Serge Tisseron : pas d'écran avant l'âge de 3 ans, pas de console de jeu avant 6 ans, pas d'internet avant 9 ans et internet seul à partir de 12 ans. Il ne s'agit pas de règles immuables à ne pas enfreindre mais de grandes lignes à adapter en fonction du contexte et des besoins. "Mettre un enfant devant un dessin animé cinq minutes ne va pas l'abrutir d'un coup", rassure Vanessa Lalo.
Un des conseils les plus importants pour les parents est valable quel que soit le contexte : communiquer avec ses enfants. "Il faut leur montrer qu'on s'intéresse à eux et à ce qu'ils regardent, ne pas traiter ces activités comme quelque chose de 'débile'", insiste Vanessa Lalo. Il faut aussi leur parler des risques, expliquer quelles sont les limites à placer avec les étrangers ou même ses connaissances sur internet, décrire les arnaques à éviter. Et discuter avec eux des mesures de contrôle parental à mettre en place, par exemple en limitant le temps autorisé sur certaines applications.
"Il faut que les enfants sachent qu'en cas de difficulté, ils peuvent en parler rapidement à leurs parents."
Séverine Erhelà franceinfo
Pour adopter, ou faire adopter, les bons comportements, rien ne vaut les recommandations positives : pratiquer d'autres activités, qu'elles soient sportives, créatives ou cérébrales. Et même quand des écrans sont utilisés, Vanessa Lalo rappelle qu'il est toujours possible de se tourner vers des contenus originaux ou stimulants, des vidéos de vulgarisation aux jeux en coopération. Pour éviter les incidences sur le sommeil, mieux vaut laisser les écrans à la porte de la chambre. Les experts s'accordent sur un principe de précaution, résumé par l'Organisation mondiale de la santé : "Moins, c'est mieux."
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