Enquête Présidentielle américaine 2024 : quand des internautes utilisent l'intelligence artificielle pour tenter de manipuler l'opinion

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Durée de la vidéo : 8 min
Aux USA, l'intelligence artificielle utilisée pour influencer les élections
Article rédigé par L'Oeil du 20 heures
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A quelques mois des élections américaines, le potentiel sans limite de l’intelligence artificielle inquiète : ces images créées de toute pièce peuvent-elles influer sur le choix du prochain président des Etats-Unis ? L'Oeil du 20 heures a interrogé des youtubeurs et des blogueurs à l'origine d'opération de désinformation.

Cet été, une vidéo relayée par Elon Musk a été vue 135 millions de fois et a fait scandale. Grâce à l'intelligence artificielle, la voix parfaitement imitée de Kamala Harris y énonce des énormités : "Si vous critiquez le moindre de mes propos, vous êtes à la fois sexiste et raciste. Joe m'a dit : règle n°1, cache ta totale incompétence." Lorsqu'il a diffusé cette vidéo sur son réseau social X, anciennement Twitter, Elon Musk n'a pas précisé qu'il s'agissait d'un faux. En guise de commentaire, il a écrit un simple "c'est incroyable".

C'est un certain Mr Reagan qui a créé cette vidéo, en modifiant un vrai clip de campagne de Kamala Harris. Ce youtubeur, fervent soutien de Trump, multiplie ce qu'il présente comme des parodies. Il tente d'influencer la campagne américaine depuis Bali, Indonésie. Chris Kohls, de son vrai nom, a accepté de répondre à nos questions. Son objectif : contrer ce qu'il appelle la propagande des médias traditionnels. 

Le plus important pour moi, c'est de dire la vérité dans mes vidéos. Et c'est quelque chose qui manque cruellement aujourd'hui dans les médias américains.

Chris Kohls, youtubeur pro-Trump

à l'Oeil du 20h

Pour lui, il ne s'agit pas de tromper les électeurs : tous seraient bien conscients que la vidéo est fausse. "Tous ceux qui se plaignent que cette vidéo n'est pas différenciable d'une vraie et que les gens vont se tromper, sont soit très bêtes, ou alors n'ont aucune confiance en l'esprit critique des électeurs", nous assure-t-il.

Une vidéo qui sème la confusion

Mais est-il vraiment si facile d'identifier que cette vidéo est trafiquée ? Nous l'avons montrée à des électeurs américains. "Joe Biden a enfin révélé sa sénilité lors du débat. Merci Joe", entend-on dans l'extrait que nous leur faisons écouter. Une première dame assez âgée, rencontrée devant la Maison blanche, y croit : "Kamala Harris avait donc bien des informations sur la sénilité de Joe Biden… mais elle ne les avait jamais dévoilées avant !" Lorsque nous lui faisons remarquer qu'il s'agit d'une fausse vidéo, elle explique ne pas s'en être aperçu. "C'est peut-être lié à mon âge", ajoute-t-elle.

D'autres touristes américains à Washington n'y croient pas : "Quelqu'un a utilisé sa voix pour faire ça", ou encore :"Je pense que tout est faux". Un militant pro-Trump rencontré lors d'un rassemblement de soutien, lui, ne sait pas quoi penser lorsque nous lui montrons la vidéo : 

Je ne comprends pas bien ce que c'est. Je ne sais pas. Je n'arrive pas à dire si cette vidéo a été faite pour la soutenir, ou au contraire contre elle.

Un militant pro-Trump

à l'Œil du 20h

La vidéo sème donc clairement la confusion. Et le problème, c'est que ce genre de montage est loin d'être isolé. Des fausses images de fans de la star Taylor Swift affichant leur soutien à Donald Trump ont ainsi fait le tour du monde. Le candidat lui-même a relayé ce ralliement inespéré. Avec un commentaire ravi : "J'accepte !"  Impossible de savoir s'il y a cru ou non.

De fausses femmes noires pour soutenir Trump

Depuis une petite ville du sud californien, une blogueuse pro-Trump tente d'influer sur un autre enjeu crucial de l'élection : le vote afro-américain. Pour l'heure, la grande majorité des électeurs noirs soutiennent Kamala Harris. Pour tenter d'inverser la tendance, Sharika Soal a créé une image de Trump entouré de femmes noires . Elle a été vue 4 millions de fois sur X. Devant son ordinateur, elle nous raconte : "J'utilise un logiciel d'intelligence artificielle pour créer des images et illustrer mes tweets".

Sharika Soal n'est pas une professionnelle de l'informatique. Elle utilise un logiciel très simple. Il lui suffit de décrire l'image qu'elle veut inventer et l'intelligence artificielle se charge du reste. "Je vais écrire "Donald Trump avec des femmes noires belles et élégantes"… et on va voir ce qu'on obtient !" Au bout de plusieurs essais, elle est satisfaite : "Celle-là est très bien, Donald Trump a l'air très heureux, il sourit toujours sur les photos".

Elle partage ensuite les images auprès de ses 180 000 abonnés sur les réseaux sociaux. Sans préciser qu'elles sont fausses. "Ça énerve beaucoup les gens de gauche, et j'adore les énerver, donc je vais continuer. Ce n'est pas une vraie image, parce que c'est simplement une illustration! " raconte-t-elle. Elle ajoute :

J'espère que ça va influencer les gens, et que ça leur permettra de comprendre que les femmes noires soutiennent les Républicains. C'est une réalité, ce n'est pas un mensonge.

Sharika Soal, blogueuse pro-Trump

à l'Oeil du 20h

Ces images sont majoritairement créées par des Républicains, mais les internautes démocrates s'y mettent aussi. Comme avec cette photo, qui montre Donald Trump en compagnie d'une mineure, aux côtés de Jeffrey Epstein, le milliardaire accusé de crimes sexuels.

Des possibilités différentes en fonction des logiciels

Nous avons voulu tester nous-mêmes les possibilités offertes par les logiciels accessibles en ligne. Certains ont bien mis des garde-fous, comme ChatGPT. Lorsque nous essayons de créer une image de Trump, le logiciel refuse : "Je ne peux pas créer d'images de personnalités publiques spécifiques, comme Donald Trump".

Le logiciel accessible sur X, Grok, impose lui beaucoup moins de limites. On peut dès lors étayer toutes les rumeurs : Joe Biden agonisant, Kamala Harris portée sur la bouteille, ou faire s'embrasser des personnalités politiques.

Face à ce déferlement de photos mensongères, les réseaux sociaux se sont alarmés. En février dernier, Facebook, Tiktok, Google ou encore X ont même mis leurs rivalités de côté pour s'engager à empêcher l' IA de perturber les élections. 

Une modération imparfaite des réseaux sociaux

Mais la promesse est-elle vraiment tenue ? A Washington, Tim Harper est un expert indépendant au Centre pour la Démocratie et la Technologie. Il surveille l'impact du numérique sur la démocratie. Il nous montre sur Facebook une image créée par IA de Kamala Harris en petite tenue. "Cette image ne comporte pas d'indication pour avertir qu'elle a été manipulée et qu'elle est trompeuse, alors que cela devrait être mentionné", explique-t-il.

Ceux qui diffusent cette fausse image prétendent que Kamala Harris est transexuelle. Selon Tim Harper, les plateformes ne se donnent pas suffisamment de moyens pour appliquer leurs propres règles.

Il y a des signes qui montrent que les réseaux sociaux investissent moins depuis 4 ans pour modérer leurs contenus.

Tim Harper, chercheur au Centre pour la Démocratie et la Technologie

à l'Œil du 20h

Il ajoute : "Des plateformes ont par exemple licencié des employés qui s'occupaient de la modération." Le réseau social X semble être le champion du double discours. Voici ce que mentionnent ses conditions d'utilisation :  "Vous n'avez pas le droit de partager des contenus artificiels ou manipulés qui puissent tromper ou induire en erreur d'autres personnes." Pourtant, c'est sur X que l'on trouve aujourd'hui la grande majorité des fausses images. Contacté, le réseau social ne nous a pas répondu.

En général, ces manipulations sont rapidement identifiées par les médias… car elles comportent des défauts visibles. Mais que se passera-t-il à l'approche des élections, quand le temps manquera pour les démentir ? Des images de violence près d'un bureau de vote ou de fraudes électorales pourraient ainsi faire croire à une élection volée. Dans un pays encore traumatisé par l'attaque du capitole il y a 4 ans, à la suite de fausses accusations de fraude, la menace est prise très au sérieux.


Parmi nos sources :

L'accord des géants de la tech face à l'IA

Le Center for Democracy and Technology

Les règles d'utilisation de X

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