: Enquête "La moitié de la classe utilise ChatGPT" : comment l'intelligence artificielle a généré de nouvelles formes de triche au collège et au lycée
"J'ai filmé l'IA en train de faire le devoir à ma place et j'ai posté la vidéo sur Snapchat. Evidemment, ça a intéressé les autres !" Tom* est en classe de 1ère quand l'intelligence artificielle (IA) générative débarque avec fracas dans l'actualité, avec la sortie de ChatGPT en novembre 2022. Un programme qui peut rédiger instantanément des textes crédibles et cohérents sur n'importe quelle question. Et dont l'élève saisit aisément le potentiel : "Je m'ennuyais en cours de physique, j'ai donné l'exercice à l'IA et elle m'a rendu une réponse... Je me suis vite dit que ça pourrait m'aider !"
Comme lui, de nombreux tricheurs en herbe se sont progressivement emparés de l'outil, et pas seulement dans les études supérieures. Au lycée et même au collège, l'IA fait déjà office de béquille, d'assistant de luxe, voire un peu plus pour certains élèves prêts à tout pour obtenir les meilleures notes. Et pose aux enseignants des problèmes parfois sans réponse.
"C'est une sorte de copilote"
"J'en avais entendu parler lors de sa sortie, mais sans penser à l'essayer, puis j'ai vu de plus en plus de vidéos sur TikTok qui le faisaient", se souvient Dan, tout juste sorti de terminale. Combien d'élèves ont suivi cet exemple ? "Pour les commentaires de texte en philo, la moitié de la classe utilisait ChatGPT !", claironne le récent bachelier. Impossible de quantifier précisément le phénomène, car il n'existe aucune étude à ce sujet concernant les collèges ou les lycées en France. Mais aussi parce que les IA peuvent être utilisées de manière plus subtile qu'en leur demandant de faire tout le travail. "Je l'utilise parfois pour réviser et m'entraîner, raconte ainsi Colombe, élève de seconde à Paris. En générant des questions types avant un examen, en lui demandant de résumer les thèmes à retenir..." Rien de répréhensible, en l'occurrence.
Le recours à l'IA devient plus discutable quand il sert à résoudre un exercice destiné à être corrigé et noté par un professeur. Rémy, que l'école a "très vite gonflé", concède l'avoir "pas mal utilisée en français et en philosophie" au lycée, notamment face au cauchemar de nombreux écoliers : la dissertation. "Je lui donnais le maximum de détails sur notre leçon et je lui demandais une structure, raconte l'étudiant. C'est une sorte de copilote."
"Mais tout ça reste mon travail personnel", considère Rémy. Il jure qu'il écrivait lui-même le texte final et vérifiait à chaque fois la véracité des informations générées par l'IA. Selon lui, la méthode a porté ses fruits : "Au fur et à mesure que je l'utilisais, j'arrivais à reprendre certaines idées ou certains plans lors des contrôles [en classe], et à mieux comprendre l'exercice."
Des signes qui ne trompent pas
Reste l'usage le plus malhonnête, où l'intention de triche de l'élève – parfois guidé par ses parents – ne fait aucun doute : le copier-coller d'un texte produit par cet assistant. "Pour des QCM, c'est simple, il suffit de mettre l'intitulé dans ChatGPT et de prendre les réponses", assure Tom. Mais l'IA peut avoir tort. "On l'a utilisée avec mon fils en sixième pour un exercice dans lequel il fallait associer à chaque planète du système solaire un fruit, tout en respectant le rapport des proportions", raconte Nicolas, parent d'élève. "On avait passé la journée sans y arriver..."
"ChatGPT donne une réponse comme une autre. En l'occurrence, elle était fausse. Mais on n'avait aucune garantie de faire mieux !"
Nicolas, parent d'un élève de 6eà franceinfo
Cet usage est encore plus risqué pour les exercices de rédaction, où le copier-coller d'un long texte, trop grossier, est facilement repérable par un professeur un minimum avisé. "Des signes peuvent nous alerter, assure à franceinfo Maxime, un professeur de sciences numériques et de technologie dans un lycée du Rhône. Quand l'élève rend dix phrases de réponse pour une question qui n'en appelait qu'une, sans aucune faute d'orthographe alors qu'il en fait d'habitude. Ou quand il affirme des faits ou des chiffres dont on ne trouve la source nulle part." Les élèves interrogés par franceinfo évoquent de nombreux cas de camarades démasqués avec leurs réponses écrites à la virgule près par ChatGPT. C'est particulièrement aisé au collège, car "les IA écrivent avec des 'mots de grands'", observe Nicolas, le parent d'un élève de 6e.
Mais certains adeptes de ChatGPT ont aussi appris à affiner leur méthode. Revérifier ce qu'écrit l'IA, lui donner un maximum de contexte dans la consigne de départ, et surtout "faire les choses par étapes", assure Tom : "Pour une dissertation, je lui demande d'abord des problématiques, puis une intro, puis un plan adapté, puis des idées, sous-partie par sous-partie…" Le lycéen pousse ensuite le vice jusqu'à rajouter des tournures de phrase qui lui sont propres, "et même des fautes d'orthographe".
Des enseignants poussés à la méfiance
Face à ces tours de passe-passe numériques, les professeurs n'ont d'autre choix que de rester aux aguets. Les exposés à l'oral, en classe, sont un bon indicateur pour détecter un recours excessif à l'IA. "Des élèves m'avaient lu un texte dont ils ne comprenaient visiblement pas tout, avec un plan qui convenait, mais des arguments extrêmement génériques et un vocabulaire d'universitaire fatigué", se souvient Jean-Marie, enseignant de sciences numériques et technologie dans un lycée d'Ile-de-France.
"lIs ne maîtrisaient pas le sujet. Je leur ai posé des questions, ils n'ont pas su répondre... Et ils n'ont pas nié avoir utilisé ChatGPT."
Jean-Marie, enseignant dans un lycée francilienà franceinfo
De fait, les professeurs interrogés par franceinfo décrivent un climat de suspicion constante à l'heure des corrections. Au risque de commettre des bavures, car il est impossible de prouver par A+B qu'un élève a eu recours à une IA générative de texte. "Les 'détecteurs d'IA' sur le marché ne sont pas fiables", rappelle Philippe*, professeur de SVT et référent numérique dans un collège isérois.
Ainsi, un lycéen du Haut-Rhin passé en commission de discipline l'été dernier, suspecté d'avoir utilisé une IA lors du bac de philosophie, a finalement été mis hors de cause. Les correcteurs avaient utilisé "un logiciel basique (...) qui génère de faux positifs", argumente la mère de l'élève auprès de L'Est Républicain. Le développeur de ChatGPT, OpenAI, a bien conçu un système qui identifie avec précision ses créations, selon le Wall Street Journal, mais il refuse de le rendre accessible au public.
De nombreux professeurs se sentent donc démunis. "Ceux qui s'y intéressent doivent souvent se former eux-mêmes, et les changements réguliers de ministre n'aident pas", déplore Jean-Marie. Le ministère de l'Education nationale a bien produit des ressources (fichier PDF) pour aider les enseignants à comprendre l'IA générative et à en parler aux élèves... mais sur ce qui devrait être autorisé ou interdit, les réponses restent floues. "L’utilisation non déclarée ou non autorisée d’outils d’IA pour produire des travaux à des fins pédagogiques ou d’évaluation (...) pourrait être considérée comme une forme d’inconduite voire de fraude pédagogique", explique ainsi l'Académie de Paris sur son site. Un conditionnel qui n'aide pas beaucoup. Contacté par franceinfo, le ministère de l'Education nationale n'a pas précisé s'il existait une liste d'utilisations de l'IA interdites aux élèves à l'échelle nationale.
Les devoirs à la maison remis en question
Les professeurs ne sont d'ailleurs pas tous fermés à l'usage des IA génératives, tant qu'il est raisonné. "Si les élèves savent expliquer ce qu'ils rendent, ça me va, résume Jean-Marie. Mes élèves devaient créer un site avec du code HTML. L'un d'eux m'a rendu un site impressionnant qui ne me paraissait pas en rapport avec ses capacités. Je lui ai demandé de m'expliquer et j'ai vu qu'il maîtrisait le code qu'il avait rendu."
Mais dans les faits, cette maîtrise du résultat final est rarement garantie. Ce qui pousse certains professeurs à l'introspection. "Si mon exercice peut être fait bêtement par une IA, c'est qu'il n'était pas très intéressant", estime Philippe. "Ça remet en cause les bons vieux devoirs maison donnés à la pelle, ce à quoi tous les enseignants ne sont pas prêts", admet Jean-Marie.
D'autant que les élèves ne sont déjà pas égaux face à ces exercices. "Certains ont la famille pour les aider, et il y avait déjà internet et les amis pour copier-coller", rappelle Louann, professeure de français en 6e et 5e dans la région de Nantes. "L'IA va entraîner les mêmes problèmes que Wikipédia à ses débuts, mais puissance 1 000", estime Jean-Marie. Entre les élèves et les professeurs, le jeu du chat(GPT) et de la souris est loin d'être terminé.
* Les prénoms ont été modifiés.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.