: Vidéo A Madagascar, les petites mains bien réelles de l'intelligence artificielle
A Madagascar, dans les faubourgs de la capitale, nous avons rendez-vous avec Andy. Il nous reçoit chez lui. C’est là qu’il travaille… au rythme des sonneries incessantes de son ordinateur: "Ce sont des tâches qui arrivent !", nous dit Andy.
Des tâches: autrement dit, des micro offres d’emploi proposées sur une plateforme d’Amazon dédiée à l’entraînement des algorithmes. Toute la journée, Andy compare des images pour entraîner des sites de commerce en ligne à trier les produits et ainsi mieux les suggérer aux consommateurs: "Ces deux images ne sont pas pareilles. Donc on clique sur 'non' simplement", nous explique Andy en faisant défiler sur son écran des images de chaussures, de rouge à lèvres, de fond de teint.
Autre tâche: cette fois, il doit qualifier des photos d’applications de rencontres: "On me demande si cette personne est acceptable. Je réponds 'ok'. Je peux choisir différentes options: est-ce qu'il est beau, est-ce qu'il a un beau sourire?". Vous cherchez un partenaire souriant, amusant?… C’est un peu grâce au travail d’Andy que vous trouverez peut-être chaussure à votre pied.
Un travail répétitif… pour une somme dérisoire. Il gagne 6 centimes de dollar par tâche. Il lui faut en réaliser plus de 300 pour espérer gagner 20 euros. Contacté, Amazon reconnaît que ces micro ouvriers indépendants sont une force de travail pour le développement de l'économie digitale.
Lorsqu'on lui demande s'il s'imaginait travailler un jour pour Amazon, Andy explique: "Non pas du tout, j'avais d'autres ambitions. Mais vous savez la vie n'est pas un long fleuve tranquille".
Andy est devenu ce qu’on appelle un travailleur du clic. De quoi améliorer l’ordinaire à Madagascar, l’un des pays les plus pauvres du monde. 75% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
Des entreprises dédiées à l'entraînement des algorithmes
En développant l'intelligence artificielle, le pays espère ainsi attirer de nombreux investisseurs. Et l’activité se structure. Pierre-Paul Ardile est français, il a fondé Beepeeoo, une entreprise qui emploie 100 personnes à plein temps. Leur travail: entraîner l’IA pour le compte de clients issus de tous les secteurs.
"Ce qui attire nos clients français c'est le niveau de salaire et la qualité de la ressource humaine. Ici, on a des jeunes impliqués dans ce qu'ils font, qui parlent et écrivent très bien le français, ne font pas de fautes. Cela permet une très bonne qualité en termes de service rendu".
Pierre-Paul Ardile, fondateur de Beepeeooà l'Œil du 20h
"Nous travaillons pour le secteur agricole, la distribution, l'industrie, les services financiers, tous les secteurs sont touchés, décrypte Pierre-Paul Ardile. L'IA est une vague qui est irréversible. La question n'est plus 'est-ce qu'on va l'utiliser en tant qu'entreprise?' mais plutôt 'quand?'. Ce qui attire nos clients français ici c'est le niveau de salaire et la qualité de la ressource humaine. Ici, on a des jeunes impliqués dans ce qu'ils font, qui parlent et écrivent très bien le français, ne font pas de fautes. Cela permet une très bonne qualité en termes de service rendu", poursuit-il.
Les opérateurs gagnent une centaine d’euros par mois environ, c’est 3 fois le salaire moyen à Madagascar. "Pour nous les Malgaches, l'IA est vraiment une opportunité d'emploi. Bien sûr il y a le robot, mais il y aura toujours un opérateur derrière pour assurer le côté humain", analyse Rova Rabetoviana, chef de projet chez Beepeeoo.
Faut-il s'inquiéter de l'apprentissage rapide de la machine? Pour certaines tâches, il suffit de deux mois d'annotation humaine à peine pour que l'intelligence artificielle puisse effectuer le travail seule. A ce sujet, Rova Rabetoviana ne se dit pas particulièrement inquiet: "Il y aura toujours une partie créative qui sera dévolue à l'homme", dit-il.
Les opérateurs malgaches ne font pas que des annotations d'images pour le compte de sites de commerce en ligne. Chez Infoscribe, autre entreprise de l'île dédiée à l'entraînement de l'IA, les salariés s'emploient à entraîner la machine à reconnaître les plaques d'immatriculation des voitures automatiquement pour un fabricant français de radars. Ils entraînent également les futures voitures autonomes à reconnaître les obstacles sur des images de route.
Plus étonnant: ils font aussi de l'annotation de piétons sur des caméras de vidéo-surveillance de rue. "Ca va être surtout pour du comptage, savoir combien de personnes passent à un point précis, explique Mathieu Guimard, directeur de l'entreprise. Cela peut servir à mieux aménager l'espace urbain par exmple. Dans des endroits privés comme des centres commerciaux, cela peut servir à de l'analyse marketing pour faire de la publicité ciblée en fonction de quel genre de personne passe devant quel genre de magasin", poursuit-il. Mathieu Guimard explique qu'il refuse les projets qui lui paraissent bizarres ou peu éthiques: "A vrai dire on n'a jamais eu ce genre de propositions. La plupart du temps, il s'agit de projets assez simples. Ce n'est pas pour suivre les gens et savoir où ils habitent".
L'Etat français indirectement concerné par cette sous-traitance
Il n’y a pas que les entreprises qui entraînent leur IA à Madagascar. L’Etat français lui-même a indirectement recours aux travailleurs malgaches. Par exemple, pour entraîner l’algorithme à traquer les contribuables qui ne déclareraient pas leur piscine. Une pratique qui n’aurait plus cours depuis 2 ans nous dit Bercy. Les impôts, mais aussi le ministère des armées, via un logiciel d'analyse d'images satellites. L'armée ne nous a pas répondu mais son sous-traitant affirme qu’aucune donnée sensible n’est analysée hors de France.
Face à ce phénomène d’externalisation de l’IA, des chercheurs s’inquiètent de la précarité des travailleurs en bout de chaîne: “Ces travailleurs(...) sont les rouages invisibles de nos vies numériques (...) Ces tâches chronophages et peu valorisées sont généralement externalisées par les entreprises technologiques à une foule de travailleurs précaires”, écrivent Clément Le Ludec et Maxime Cornet, chercheurs à Télécom Paris.
Après plusieurs voyages sur place, ils ont pu constater que le marché de l'entraînement de l'IA avait plusieurs visages:"Il y a quelques gros acteurs très bien installés avec des locaux qui sont ceux qu'on pourrait retrouver en France. Et puis, il y a des entreprises formelles beaucoup plus petites avec quelques dizaines d'employés qui louent un bureau quelque part, ou même des boîtes informelles qui sont installées chez des gens, dans des maisons, tout simplement. Et ça va jusqu'aux freelancers qui travaillent tout seuls chez eux, récupèrent des contrats de saisie ou de transcription de données sur Facebook ou d'autres groupes sur le net", nous expliquent les chercheurs.
Des images de vidéo-surveillance françaises visionnées à Madagascar
Vous allez voir qu’à Madagascar certains clients français préfèrent se faire discrets. Il faut dire que les données traitées sont parfois sensibles.
Un opérateur malgache qui souhaite rester anonyme et que nous avons rencontré affirme travailler pour le compte d’une société qui équipe nos supermarchés de caméras intelligentes censées détecter les comportements suspects et limiter les vols. Mais c’est bien à Madagascar que les vidéos sont visionnées. "Notre objectif c'est de trouver les vols. Ce sont eux qui envoient les vidéos, nous on les traite juste. En direct, en temps réel. Nous on envoie juste l'alerte et eux ils font l'arrestation des suspects".
De la surveillance en temps réel selon lui… L’entreprise française pour laquelle il travaille n’a pas souhaité nous répondre mais un concurrent, un autre fabricant de caméras intelligentes, Veesion, qui sous traite lui aussi à Madagascar réfute totalement l’existence de surveillance en temps réel. Il affirme que les Malgaches ne font que qualifier les gestes suspects pour entraîner l’algorithme à les reconnaître: “Les personnes qui effectuent l'annotation sur des vidéos floutées et déjà pré-qualifiées par l’IA, le font à posteriori, à bref délai, et se contentent de transmettre les informations à notre intelligence artificielle dans le but de l’améliorer”, nous écrit la direction de Veesion.
Pourtant sur un document de formation destiné aux opérateurs malgaches et que nous nous sommes procuré, il est question de: “signaler des vols ou des tentatives de vols dans les magasins le plus rapidement possible” ou encore “d’avertir le magasin d’un comportement douteux”.
L’entreprise Veesion précise qu’il s’agit d’un document rédigé par son prestataire malgache qui mérite "une clarification". Veesion réaffirme qu’aucune surveillance en temps réel n’a lieu depuis Madagascar.
"Pour l'instant, le seul encadrement juridique qui existe sur ces caméras augmentées, c'est la loi sur les JO dont on parle beaucoup et qui permet à la police de développer des algorithmes. Ca ne concerne pas les supermarchés", explique Thomas Dautieu, directeur de la conformité à la CNIL, la commission informatique et libertés. Selon lui, les entreprises qui développent ces logiciels pour supermarchés sont dans un vide juridique. La CNIL nous dit avoir entamé des contrôles dans les magasins équipés de caméras intelligentes. Elle rendra ses conclusions dans les prochains mois.
Parmi nos sources:
https://theconversation.com/enquete-derriere-lia-les-travailleurs-precaires-des-pays-du-sud-201503
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