Paralympiques 2024 : les Jeux aident-ils vraiment à changer de regard sur le handicap ?
Les Jeux paralympiques de Paris vont-ils tenir leur promesse ? Depuis des années, les organisateurs de l'événement, qui s'ouvre mercredi 28 août, claironnent leur ambition de "faire des premiers Jeux paralympiques d'été en France un moteur de changement sur la perception du handicap". Objectif affiché par Tony Estanguet : que la France, au lendemain de l'événement, "soit plus tolérante et positive" et qu'elle "réduise les discriminations" à l'encontre des personnes ayant des déficiences. Tel doit être "l'héritage" des Paralympiques, selon le patron de Paris 2024.
Le refrain n'est pas nouveau. "Depuis quarante ans, pour contrer les critiques sur le coût et les désagréments liés aux Jeux, le Comité international olympique demande aux villes hôtes de mettre en avant des impacts positifs en matière notamment de mixité, d'inclusion et de développement durable", rappelle le sociologue Sylvain Ferez, maître de conférences à l'université de Montpellier et spécialiste du paralympisme. "Paris s'inscrit parfaitement dans cet agenda."
L'argument est porteur. Pour 96% des Français, les Paralympiques permettent de "donner une image plus positive des personnes en situation de handicap", d'après un sondage Ifop pour APF France handicap réalisé fin 2023. Ils contribuent aussi, pour 86% des sondés, à "remettre en question les stéréotypes" associés à cette partie de la population, estimée à 7,7 millions de personnes. Peut-on pour autant avancer, comme le Comité international paralympique, que "ces Jeux vont vraiment aider à changer la vie des personnes en situation de handicap" ? Divers travaux invitent à la prudence.
Un coup de projecteur unique
S'il est un point qui fait consensus, c'est celui de la mise en lumière sans équivalent que permettent les Paralympiques. Pendant près de deux semaines, en alternance sur France 2 et France 3, les téléspectateurs vont pouvoir passer leurs journées à regarder des athlètes paraplégiques, amputés, aveugles ou déficients intellectuels. Une exposition qui contraste avec la très faible visibilité du handicap en temps normal à la télévision (environ 1% des personnes représentées en 2022, selon l'Arcom).
"Il y a un effet massif qui se mesure aussi dans les publicités dans le métro, à la télé, avec une volonté des annonceurs de rendre visible des personnes handicapées", s'enthousiasme le président du Conseil national consultatif des personnes handicapées, Jérémie Boroy.
"L'impact sera forcément positif, même s'il ne sera peut-être pas durable."
Jérémie Boroy, président du Conseil national consultatif des personnes handicapéesà franceinfo
"Cette grosse visibilité va permettre de tordre le cou aux clichés sur le manque de compétences ou de performances des personnes handicapées", veut croire Matthieu Annereau, le président de l'Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques et privées. "Elle peut aussi décupler l'entraide : après avoir vu un match de cécifoot, vous serez peut-être plus enclin à aller vers une personne déficiente visuelle", avance cet élu local, lui-même aveugle.
Au Royaume-Uni, les Jeux de Londres de 2012, qui font souvent figure de modèle, ont servi de déclic. Dans une vaste étude britannique publiée en 2020, la moitié des adultes interrogés affirment que les Paralympiques, édition après édition, ont remis en cause leurs attitudes concernant les personnes en situation de handicap. Un tiers des sondés déclarent se sentir plus en confiance dans leurs interactions avec celles-ci. D'après les auteurs de ces travaux, les Jeux contribuent aussi à réduire le sentiment de gêne ressenti par certains téléspectateurs à la vue de corps se démarquant des normes valides ordinaires. La performance du para-athlète devient le centre de l'attention, au-delà de sa différence.
Un miroir déformant
Mais quels corps les Paralympiques donnent-ils vraiment à voir ? Héritiers d'une compétition pour blessés de guerre en fauteuil roulant lancée en 1948 au Royaume-Uni, les Jeux accordent toujours une place prédominante aux handicaps moteurs. Plus de la moitié des sports au programme nécessitent l'utilisation d'un fauteuil manuel. Au contraire, toute une série de handicaps (auditifs, psychiques, cognitifs...) ne sont pas représentés.
Malgré des efforts de diversification, les Paralympiques ne sont pas étrangers à la persistance de certains stéréotypes en France. Dans l'imaginaire collectif, comme l'a confirmé l'Ifop, une personne handicapée évolue d'abord en fauteuil roulant et les principales difficultés liées au handicap au quotidien concernent l'accessibilité physique. Or, la plupart des déficiences sont invisibles et "moins de 5% des personnes en situation de handicap moteur utilisent un fauteuil roulant", d'après des chiffres du gouvernement.
Les sportifs atteints de déficiences intellectuelles représentent une infime minorité des délégations paralympiques. L'étude britannique citée plus haut a mis en avant une faible médiatisation de leurs épreuves et une préférence du public valide pour les catégories impliquant un handicap physique, "plus facile à comprendre". Les mentalités évoluent à petits pas. "Il a fallu attendre les Jeux de Tokyo en 2021 pour qu'on voie des médaillés français comme Charles-Antoine Kouakou et Léa Ferney, qui ont des difficultés avec la parole, être interviewés sur un plateau télé, remarque l'universitaire Sylvain Ferez. Cela a représenté un grand pas pour l'univers du sport adapté et un message extraordinaire à rebours du regard qu'on peut porter sur les déficients intellectuels".
Une héroïsation critiquée
La représentation médiatique des para-athlètes constitue un autre prisme déformant. "C'est la figure du sportif paralympique 'héroïque' qui domine peu à peu les mises en scène. On y voit des sportifs puissants, rapides, technologisés, qui 'dépassent' leur handicap", observent des chercheurs français dans un article paru dans la revue Science et Motricité en 2019. Cette vision "étriquée" du handicap "laisse de côté l'idéal d'une société inclusive en promouvant seulement les individus les plus proches du modèle dominant", ajoutent-ils dans Social Inclusion en 2020.
Des para-athlètes, eux-mêmes, déplorent ces représentations. "Le fait qu'on parle de nous comme des super-héros ne nous aide pas", a réagi le joueur français de basket-fauteuil Sofyane Mehiaoui, mi-août, en réponse à des propos de Teddy Riner sur RTL.
"Nous souhaitons être considérés comme des personnes normales."
Sofyane Mehiaoui, meneur de l’équipe de France de basket-fauteuilsur Instagram
Cette escalade sémantique et visuelle peut aussi affecter les personnes en situation de handicap en milieu ordinaire. Au Royaume-Uni, nombre d'entre elles estiment que les représentations trop exaltées ont "un effet négatif" sur leur perception par la population, comme l'a rapporté l'étude britannique de 2020. "Cela met une personne handicapée sous pression d'être incroyable et inspirante", y témoignait l'une d'elles.
Cette héroïsation des sportifs a atteint des sommets lors des Jeux de Londres, marqués par un spot de la télévision britannique intitulé "Rencontrez les surhommes". "Le Royaume-Uni a beaucoup joué sur l'hybridation technologique, les prothèses carbone d'Oscar Pistorius, les post-humains devenus meilleurs que les humains", estime Sylvain Ferez. "Depuis, c'est davantage la diversité des profils qui est mise en avant." En parallèle, en France, une série humoristique comme Vestiaires a contribué depuis 2011 à déconstruire ces représentations en jouant sur l'autodérision de para-athlètes antihéros.
Changer de regard, et après ?
Changer de regard sur les corps est une chose, changer de regard sur les causes défendues par les personnes en situation de handicap en est une autre. "Aux Paralympiques, la glorification de la performance, du courage, du dépassement de soi – autant de valeurs individuelles – peut contribuer à une dépolitisation du handicap", met en garde Anne Marcellini, professeure de sociologie du sport et de l'activité physique adaptée à l'université de Lausanne, en Suisse.
"La réussite d'un para-athlète n'est pas liée qu'à sa dynamique personnelle, mais aussi à un environnement favorable dont il a bénéficié pour ne pas être mis en situation de handicap", souligne la chercheuse. Tous n'ont pas cette chance.
"En dehors des Jeux, la société, collectivement, ne prend pas en compte les besoins particuliers des personnes ayant des différences de capacités."
Anne Marcellini, professeure associée à l'université de Lausanneà franceinfo
"Il faut revoir nos logiciels de pensée : les personnes avec des incapacités ou des déficiences ne sont en situation de handicap que lorsqu'elles rencontrent des obstacles à leur participation sociale, expose Sylvain Ferez. Le handicap est un désavantage social que la société doit compenser en créant les conditions de l'inclusion de tous."
"Aux Paralympiques, on pourrait dire qu'il n'y a pas de handicapés, car les conditions sont réunies pour leur permettre de participer."
Sylvain Ferez, sociologue spécialiste du paralympismeà franceinfo
Le chantier de l'inclusion reste colossal. Malgré quelques avancées permises par les Paralympiques en matière d'accessibilité, de pratique sportive et de sensibilisation des jeunes, les discriminations à l'embauche restent légion, la scolarisation en milieu ordinaire est un combat et de nombreux établissements recevant du public demeurent inaccessibles, entre autres exemples.
Les Jeux de Londres doivent servir d'alerte. Outre-Manche, une décennie après, "les conditions de vie des personnes handicapées ont empiré", ont mis en lumière trois chercheurs britanniques sur le site The Conversation. Même leur taux de pratique sportive hebdomadaire a reculé dans la foulée des Paralympiques, selon Sport England. D'où ce constat dressé par Spirit of 2012, la structure chargée de perpétuer l'héritage londonien : "Nous devrions être prudents en célébrant sans réserve les Jeux paralympiques, d'autant plus si l'amélioration des mentalités donne bonne conscience aux valides, sans contribuer aux changements plus vastes qui doivent survenir."
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