L’arnaqueur du métro démasqué par une enquête sur internet
Sur le quai d'une station parisienne, un sexagénaire aborde Julie pour lui demander de l’aide. Mise en confiance et touchée par son histoire, elle lui prête 100 euros… qu’elle ne reverra jamais. Une recherche sur Google la laisse abasourdie : l’homme est en fait un escroc qui a fait des dizaines de victimes depuis vingt ans.
“J’étais méfiante, mais il avait réponse à tout”
“Excusez-moi, je demande de l’aide depuis deux heures, mais ici, à Paris, personne ne m’écoute.” Julie (tous les prénoms ont été changés) tourne la tête. La jeune femme, proche de la trentaine, attend, seule, le métro, dans le sud-ouest de la capitale. Elle sort d’une longue réunion et elle est un peu pressée : elle doit retrouver des amis. Mais elle est sensible à l’argument de cet homme, car elle n’a pas grandi à Paris.
“Une paire de lunettes, des cheveux poivre et sel, bien coiffé, il n’est pas très grand. Il semble proche de la soixantaine. Propre, vêtu d’une veste, il a une petite bedaine. II a l’air de monsieur Tout-le-Monde”, se remémore Julie. L’homme parle vite. Il affirme être informaticien, gagner correctement sa vie et être arrivé de Bordeaux, le matin même, pour visiter un appartement. Il veut rentrer chez lui, “où sa fille de 17 ans l’attend”. Mais sa voiture est tombée en panne et il n’a ni chéquier, ni carte bancaire sur lui. Il a donc besoin d’argent. Pour appuyer son propos, il tient dans une main les clés d’un hypothétique véhicule.
“J’étais méfiante, mais il avait réponse à tout. Il a promis de me rembourser rapidement et cinq fois ce que je lui prêterais. Surtout, je m’étais engagée à l’aider, donc je ne pouvais plus reculer”, explique Julie. Elle accepte de monter avec lui dans une rame de métro pour retirer de l’argent près de la prochaine station, comme il le lui propose. Une fois arrivée devant un distributeur de billets, elle retire 100 euros et les lui tend. “En échange, il m’a donné son prénom, son nom et son adresse”, poursuit la jeune femme. Julie n’a plus jamais eu de ses nouvelles.
une histoire vécue par des dizaines de femmes
Ses coordonnées sont fausses, comme son histoire. Mais Julie ne prend conscience du leurre qu’après avoir tapé ”arnaque panne de voiture métro” dans un moteur de recherche sur internet. Elle découvre, stupéfaite, des forums avec des témoignages semblables au sien. La même histoire vécue par des dizaines de jeunes femmes, à quelques détails près. Certaines victimes ont perdu bien plus qu’elle. Abordée par le même homme en juillet 2012, Mélanie a, par exemple, retiré de l’argent à trois reprises. Au total, elle lui a laissé 700 euros.
“Quand on raconte cette histoire, on a l’air bête et naïve”, reconnaissent les victimes que francetv info a rencontrées. La plupart d’entre elles ont honte - “l’impression d’avoir fait une bêtise d’ado”, confie Julie - et certaines n’ont jamais osé se confier à leurs proches. Mais l’anonymat, garanti par les forums, libère la parole. Chacune livre son récit, et répond aux autres.
Découvrir que son cas n’est pas isolé pousse aussi à agir. “On peut au moins essayer de faire en sorte que personne d'autre ne se fasse avoir”, “Je pense aller à la police maintenant que je vois que je ne suis pas la seule”, “Il faudrait tous se réunir avec nos plaintes” : ces quelques phrases apparaissent dans les messages postés sur le forum de Doctissimo.
“Il avait l’apparence d’un bon père de famille”
A son tour, Julie témoigne sur ce forum. Elle est alors contactée en message privé. Plusieurs jeunes femmes lui apprennent l’existence d’une procédure judiciaire en cours. Grâce à cette information, elle peut déposer plainte dans un commissariat du centre de Paris, qui recueille les procès-verbaux dans cette affaire.
Jusqu’à l’été 2012, isolées, certaines femmes n’ont même pas pris la peine de porter plainte. “C'est hallucinant, j'ai déjà été victime de cet arnaqueur il y a au moins dix ans ! (...) Honteuse, je n'ai jamais porté plainte”, confie l’une d’elles sur le forum. D’autres avaient porté plainte dans le commissariat le plus proche de chez elles, chacune de son côté. Aucun lien n’était établi entre leurs PV. Depuis, chaque nouvelle victime est dirigée par d’autres vers ce commissariat.
A ce jour, une douzaine de plaintes ont été enregistrées, dont une dizaine pour “abus de confiance” et deux pour “extorsion de fonds avec arme blanche”. Brunes, fluettes, âgées de 20 à 30 ans, et surtout avenantes : la majorité des plaignantes, représentées par la même avocate, ont le même profil. Issues d’un milieu social supérieur, elles sont étudiantes ou exercent depuis peu dans l’édition, le droit ou encore la médecine. Et toutes voient en cet homme “un bon père de famille”.
“Il est accro aux jeux et aux paris en ligne”
En réalité, l’arnaqueur présumé, Alain, 65 ans et habitant de la proche banlieue parisienne, est un joueur compulsif. “Accro aux jeux et aux paris en ligne, aux casinos et au PMU”, énumère une source proche du dossier à francetv info. “Dès que j’obtiens de l’argent, je le joue. Je n’arrive pas à m’abstenir : je fonce tête baissée. Je joue comme un somnambule”, reconnaît le sexagénaire, contacté par francetv info. “Je ne rends pas toujours l’argent. Je le fais quand je peux”, déclare-t-il. “Mais je n’ai jamais été violent”, assure-t-il, démentant les deux accusations d’extorsion de fonds avec arme blanche.
Alain affirme avoir exercé comme aide-comptable, après avoir obtenu son bac. Puis, il y a une vingtaine d’années, il commence à agir dans le métro parisien. Sa vie bascule. Une condamnation freine sa carrière professionnelle. Il passe deux ans en prison. Plus tard, à nouveau jugé pour les mêmes faits, il est relaxé. Dans un arrêt de 2010, la Cour de cassation requalifie les faits en “prêt”, estimant qu’il ne s’agit ni d’“abus de confiance” ni d’“escroquerie”. Aujourd’hui à la retraite, divorcé, Alain est en froid avec une partie de sa famille, mais “vit aux crochets de sa mère”, selon la source proche du dossier.
“En jouant, on devient imaginatif”
Pourquoi raconter aux jeunes femmes qu’il est informaticien, que “sa fille l’attend” ? “Cela m’est venu comme ça. En jouant, on devient imaginatif”, répond-il, en précisant que son récit ne comporte pas d’éléments personnels. “J’ai peaufiné cette histoire au fil des années”, ajoute-t-il. “Son scénario, très construit, dépasse la conduite addictive et se rapproche d’agissements pervers”, estime le docteur Alain Rigaud, président de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, interrogé par francetv info.
“Il n’est pas exclu qu’il s’amuse”, souligne de son côté Robert-Vincent Joule, auteur de Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (éditions PUG), professeur et directeur du Laboratoire de psychologie sociale à l’université de Provence, également contacté par francetv info. “Grâce à son discours, il se montre dans l’embarras. Il active ainsi une norme de réciprocité chez ces jeunes femmes, qui ne peuvent s’empêcher de penser qu’en l’aidant, elles font une bonne action. Il les valorise. Une réaction facile à provoquer chez des personnes qui ont dans leurs valeurs principales le fait d’aider les autres”, poursuit-il.
“Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai cédé. C’est comme si j’avais perdu toute pensée”, confie Mélanie, convaincue d’avoir été hypnotisée. “Cela peut être considéré comme tel si l’on part du principe que l’hypnose est le fait d’interagir avec une autre personne dans le but de l’influencer, estime Jimmy Huvet, psychologue et hypnothérapeute, contacté par francetv info. Mais cet homme utilise surtout des procédés de manipulation. Il instaure un climat de confiance.”
Il dit avoir suivi plusieurs thérapies, sans succès
“Il est crédible auprès d’une certaine cible : c’est la clé de son efficacité”, complète Robert-Vincent Joule. “J’ai essayé d’aborder des jeunes hommes, mais cela ne fonctionne pas”, corrobore le sexagénaire. Loin de se considérer comme “un bon père de famille” face aux jeunes femmes, il estime qu’il instaure “un rapport de séduction”. “Très gentilles, elles sont jeunes : c’est leur point commun”, estime-t-il. Lui ne voit aucune ressemblance physique entre elles.
Alain affirme tout mettre en œuvre pour que cette situation cesse. Il assure avoir démarré une thérapie dans un Centre de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie. Ce n’est pas la première : il dit aussi avoir suivi une thérapie pendant trois ans, dans un hôpital parisien spécialisé dans les pratiques addictives. De son propre aveu, la thérapie n’a pas eu l’effet escompté. Il affirme également avoir été interdit de jeu à sa demande, pendant un an. “Passé cette période, j’ai rejoué”, avoue-t-il, la voix tremblante.
De fait, l’homme ne peut s’empêcher de recommencer. Il est pourtant mis en examen depuis octobre 2012, et sous contrôle judiciaire. “Il faut qu’il arrête. Il y a déjà eu trop de victimes”, martèle Julie. A la justice de trancher : ouverte au vu du nombre de plaintes déposées avec constitution de partie civile, une instruction est en cours au tribunal de grande instance de Paris.
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