Paris 2024 : saturation, burn out, abandon temporaire de leur discipline... Quand les sportifs lèvent le tabou de la santé mentale après les Jeux
Le 4 octobre 2023 à Anvers, en Belgique. Pour la première fois depuis 1950, la France remporte une médaille par équipes, en bronze, lors des Mondiaux de gymnastique. Une performance extraordinaire réalisée sur le concours féminin. En larmes à l’annonce des résultats, la capitaine, Marine Boyer, peut exulter. Deux ans auparavant, après les Jeux de Tokyo, elle était à deux doigts de tout laisser tomber.
"L'année supplémentaire [à cause du report des Jeux en raison du Covid] a été très difficile à vivre, explique la Réunionnaise. Je sais qu'une préparation olympique, c'est dur, mais là, c'était beaucoup trop long. Comme je n'étais pas parmi les meilleures pour me qualifier dans l'équipe, il fallait que je rame. J'ai fait une, voire deux compétitions par mois. A la fin, je n'avais même plus la force de faire les Jeux, je puisais en moi, j'étais à bout. Je ne me faisais plus confiance, je pensais ne plus avoir ma place, ça n'allait vraiment pas. C'est pour ça que je me suis dit que le mieux était d'arrêter, qu'il y avait d'autres choses... Je m'intéressais au Cirque du soleil à l'époque, une façon de rester dans l'artistique, mais de façon différente."
Comme elle, plusieurs athlètes tricolores ont connu des épisodes difficiles après les Jeux japonais. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus nombreux à oser prendre la parole publiquement pour faire tomber le tabou de la santé mentale post-JO des sportifs de haut niveau et déconstruire le mythe du champion ou de la championne invulnérable psychologiquement.
Un douloureux revers de la médaille
Médaillée d'argent en aviron à Tokyo sur le deux de couple poids léger avec Laura Tarantola, Claire Bové se souvient des lendemains difficiles après sa performance dans la baie de la capitale nippone : "Mes émotions sont descendues aussi bas qu'elles étaient montées haut. Il y a eu aussi le déni de ce qui s'était passé. A chaque fois que je regardais les photos, je me demandais si ce n'était pas quelqu'un d'autre qui avait remporté cette médaille. J'ai vécu un gros stress après la compétition, pendant six mois environ. Je ne me sentais pas prête à gérer ma micro-entreprise, les sollicitations, les partenariats... Je n'avais que 23 ans. J'ai demandé des conseils pour être accompagnée."
Dans un reportage réalisé par Stade 2 en mars 2023, un peu moins de deux ans après son sacre olympique avec Matthieu Androdias, le rameur lyonnais Hugo Boucheron allait encore plus loin dans la confession. “Le nombre de fois où je l’ai regardée, cette médaille d’or, et où j’ai eu envie de la balancer dans la Saône...", raconte-t-il.
"Quand tu as eu ce que des milliers d’athlètes à travers le monde veulent, à savoir remporter un titre aux Jeux olympiques, tu ne te sens pas légitime à te plaindre. J'ai eu ma période sombre. A un moment, il y a une perte de sens, le château de cartes s'effondre et on est creux à l'intérieur."
Matthieu Androdias, champion olympique d'avirondans Stade 2, le 26 mars 2023
"On pense qu’on ne peut tomber en dépression que quand on est en échec. Quand on a réussi, on ne s’attend pas à recevoir une claque pareille, glisse Hugo Boucheron. On se retrouve sans rien, tout est fade. Et là arrivent les questions existentielles de la vie, c'est là où ça craint. Pourquoi je fais tout ça ? Ça sert à quoi de vivre ? Si, à ce moment-là, on n’arrive pas à être lucide sur la situation, que l'on n’appelle pas à l’aide, on peut faire des bêtises.”
Psychologue de nombreux champions français, dont le judoka Teddy Riner, Meriem Salmi livrait en décembre 2023 à franceinfo plusieurs éléments de compréhension quant à cette vulnérabilité émotionnelle : "La performance peut amener à une obsession, le sportif ne voyant plus que le résultat parce que, sans cela, il a le sentiment de ne pas exister", analyse-t-elle. Génératrice d'anxiété, cette obsession accompagne ceux qui rêvent de gloire olympique, réalisent d'énormes sacrifices et ne comptent plus leurs heures à l'entraînement. Jusqu'à la rupture et au burn out, le syndrome d'épuisement professionnel.
Le haut niveau, un univers ultra exigeant et obsessionnel
Dans un documentaire intitulé "Strong", sorti le 10 octobre sur Prime Video, à l'occasion de la journée mondiale de la santé mentale, la championne du monde de fleuret Ysaora Thibus – suspendue provisoirement depuis le 8 février après un test antidopage anormal – évoquait son sentiment de détresse émotionnelle après Tokyo. "Les JO, c’est une compétition comme les autres, mais si tu gagnes, ça peut changer ta vie (...) Mon estime de moi était collée au résultat et, comme je ne l’ai pas accompli [battue au deuxième tour en individuel], je me considérais comme une mauvaise personne. Je me repassais le match en boucle, la préparation, les cinq dernières années… Il y avait derrière tout cela un syndrome de l’imposteur qui revenait."
Univers impitoyable où seule la victoire est espérée et glorifiée, le haut niveau nécessite souvent une adaptation et un apprentissage express. "On oublie parfois que, derrière ces colosses, il y a des êtres humains qui ne savent pas qu'ils sont en danger, précise Meriem Salmi. C'est pourquoi il faut en parler, éduquer les sportifs et leurs encadrants à la santé mentale, surtout chez les athlètes de très haut niveau, qui ont une capacité de tolérance à la souffrance physique et psychologique qui est énorme."
Personne n'est à l'abri, pas même les plus grands. Parangon de l’olympisme avec ses 28 médailles en quatre éditions, le nageur américain Michael Phelps a eu droit à son lot de déboires en dehors des bassins, comme il le racontait en mars 2022 à L'Equipe : dépression en 2014, deux arrestations en état d’ivresse, pensées suicidaires, quarante-cinq jours passés dans un centre de soins... La pression sur lui était d'autant plus forte que le système américain fait peser d'autres enjeux sur les sportifs. Les fédérations y sont financées en fonction des médailles gagnées, dans un écosystème qui dépend des performances des athlètes. Parfois, leur entourage s'est endetté pour financer la préparation et attend un retour sur investissement.
La santé mentale, un enjeu crucial en vue de Paris 2024
Après deux dernières années très compliquées, entre blessures à répétition et moral qui vacille, Julia Chanourdie prend le temps d'analyser avec lucidité ce qu'elle a traversé. Première grimpeuse française de l'histoire à se qualifier pour les Jeux olympiques à Tokyo, elle explique avoir "perdu le plaisir" de pratiquer son sport, avant de réussir à y revenir, progressivement.
"Je me suis posé des questions importantes sur le fait de continuer ou non, confie-t-elle. Il y a eu les blessures [épaules, doigts, genou], la reprise qui a été dure, les histoires de qualification olympique pour 2024 à gérer... J'ai eu une sale période l'été dernier, je suis allée bien bas. Je n'avais plus trop de motivation, j'étais un peu perdue et j'avais peur de la suite, de voir ce que j'avais construit avec mes partenaires et sponsors disparaître. Tout cela m'a fait très peur. Alors, j'ai pris le temps d'échanger avec d'autres athlètes, de me rendre compte que ce que je traversais, c'était 'normal', que ça arrivait à plein d'autres sportifs et que ça ne voulait pas dire qu'on ne pouvait pas en revenir."
Dans sa reconstruction, Julia Chanourdie a pris du temps pour elle, en réalisant notamment un road trip en van toute seule, se laissant la possibilité de grimper en falaise – son autre passion – selon ses envies. "Dans une carrière de sportive de haut niveau, tu es rarement seule à décider. Sur la confiance en moi et plein d'autres choses, ça m'a revigorée", se réjouit-elle.
Pour Marine Boyer, la résilience est passée par l'échange avec d'autres sportifs. Fin 2021, lors des Etoiles du sport, ils sont nombreux à lui apporter leur soutien : "J'avais peut-être 10% d'envie de continuer la gym, puis on a discuté de l'olympisme, ses valeurs... Ça donne toujours envie, même si tu n'as plus toute ta motivation."
Elle reprend peu à peu ses marques, s'entoure d'un préparateur mental, tâche de soigner son sommeil et prend finalement part aux championnats d'Europe 2022. "J'ai appris à me moquer de ce que les gens pouvaient dire de moi, mais le chemin a été long, retrace la gymnaste de 23 ans. Dans notre discipline, tu es tout le temps jugée et tu réfléchis à ce que les gens projettent sur toi avant de penser à toi. C'est pour cela que se faire aider, ce n'est pas honteux, mais plutôt très courageux. Cela permet de remettre des choses en contexte, notamment le fait qu'on perd plus souvent qu'on ne gagne. C'est notre quotidien."
Avec la pression inhérente aux Jeux à domicile dans quelques mois, les problématiques liées à la santé mentale pourraient revenir comme un boomerang. "L'après-Paris, cela risque de ne pas être simple pour tout le monde", s'inquiète Julia Chanourdie. Les problèmes pourraient même commencer avant le top départ officiel, le 26 juillet. "On nous en parle tout le temps, depuis plusieurs années maintenant. Souvent, c'est bienveillant, mais cela reste usant sur le plan psychologique. D'autant plus qu'avant cela, il faut parvenir à se qualifier. Et dans mon cas, cela sera sûrement trop compliqué..."
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