Manchots décimés, baleines déboussolées... Six documentaristes témoignent des ravages du réchauffement climatique
Sur la lande pelée de l’île de Baffin, dans le nord du Canada, un ours polaire famélique agonise. La vidéo de son supplice a été publiée par National Geographic, mardi 5 décembre, et vue par des millions d’internautes en quelques jours. Et bien que des spécialistes mettent en garde contre le raccourci (on ignore les raisons de l'état décharné du plantigrade), l’animal est devenu le symbole des conséquences du réchauffement climatique.
Ces changements sont observés au quotidien par les documentaristes et les photographes animaliers, qui parcourent le globe pour immortaliser la vie d’une faune sauvage menacée par l’évolution du climat. Six de ces témoins privilégiés livrent à franceinfo leurs souvenirs les plus marquants, de l’Arctique à l’Antarctique en passant par la Sibérie et les Alpes.
Dans l'Arctique, un glacier brisé et un écosystème chamboulé
"C'était une de mes premières expériences avec l'Arctique. Ça m'a vraiment marqué", se souvient le photographe animalier Laurent Baheux. La scène remonte à la fin de l'hiver 2013-2014, sur l'île de Spitzberg, dans l'archipel norvégien de Svalbard. "J'étais en train de photographier un ours polaire près d'un glacier sur le fjord gelé. Soudain, un gros morceau de glacier s'est détaché. Il est tombé dans le fjord, a brisé la banquise et a commencé à provoquer une onde, comme un tsunami sous la glace", relate-t-il.
<span>J'ai vu la banquise se déformer sous l'action de cette vague sous la glace. J'ai eu très peur que tout ça craque et que je me retrouve dans l'eau gelée au milieu de nulle part.</span>
"Ça peut paraître anecdotique, mais c'est vraiment symptomatique", assure Laurent Baheux. "Avoir vécu ce moment m'a fait prendre conscience de cette problématique." Et de poursuivre : "Le guide avec lequel j'étais, et qui a l'habitude de voir cet endroit depuis des dizaines d'années, m'a dit que c'était la première fois qu'il ressentait que la glace était aussi fine et aussi fragile. Il n'avait jamais vu la banquise s'ouvrir aussi tôt dans la saison."
"L'épaisseur et la superficie de glace dans l'Arctique se réduisent considérablement", alerte le photographe, même s'il "peut y avoir des hivers plus froids que d'autres". Or, "si la glace s'ouvre trop tôt, c'est un vrai problème pour les ours polaires, qui ne peuvent plus aller chasser les phoques sur la banquise." Cela influe aussi sur les autres espèces, "car l'ours blanc est le dernier maillon de la chaîne alimentaire". "C'est tout un équilibre qui est bouleversé, car c'est tout un écosystème qui est régi par ça", insiste Laurent Baheux.
En Sibérie et dans le Pacifique, des animaux déboussolés
"Ce qu'on voit le plus en tant que cinéastes animaliers, ce sont les changements au niveau des cycles de vie des animaux. Or ces changements mettent en danger leur survie même", explique Guillaume Vincent, réalisateur du documentaire Terre des ours, sorti en 2014. Le documentariste compare la Sibérie, où il s'est rendu à trois reprises, entre 2004 et 2006, au "front à la guerre" : "C'est là que l'on voit les conséquences les plus dramatiques", observe-t-il. D'après lui, le phénomène s'est accéléré ces dernières années.
"En Sibérie, les hivers sont de plus en plus courts et le printemps arrive beaucoup plus tôt. Or toute la vie y est basée sur l'hiver", expose-t-il. Résultat ? "Les ours ont tendance à hiberner moins longtemps et à sortir de leur tanière plus tôt, parce que les températures sont plus chaudes. Mais il n'y a pas encore assez à manger pour eux lorsqu'ils sortent."
Le documentariste a aussi constaté une évolution similaire dans les océans. "Tous ceux qui travaillent depuis trente ans avec des caméras sous-marines ont l'habitude d'une certaine régularité des animaux. On va à telle période à tel endroit et on est quasiment sûr de trouver telle espèce. Mais aujourd'hui, plus rien de ce qui était vrai il y a cinq ans ne l'est." Guillaume Vincent en a fait l'expérience à l'été 2015.
On était tous à chercher les baleines. Dans le Pacifique Sud, dans le sud de l'océan Indien, à Madagascar, en Polynésie, même à Hawaï dans le Pacifique Nord... Les baleines avaient toutes disparu. Elles étaient reparties au sud, vers l'Antarctique, un mois plus tôt que d'habitude, pour se nourrir.
Cette année-là, "la température de l'océan Pacifique était de 2 à 3 °C plus élevée que ce qui était constaté au XXe siècle". Cette variation, liée au phénomène climatique El Niño, alors très actif, a perturbé les baleines. Elles "avaient changé leur rythme de migration" en partant un mois plus tôt, car, relève le documentariste, ces mammifères marins "se basent sur la température de l'eau pour savoir s'il faut retourner vers l'Antarctique ou rester sous les tropiques". Ce décalage a modifié "tout leur cycle de vie : la période de nourrissage comme les périodes de gestation et de mise bas".
Au Canada, le renard polaire chassé par son cousin roux
Pour Marie-Hélène Baconnet, auteure de dizaines de documentaires animaliers, "la situation du renard polaire est un bon exemple" des mutations en cours. Avec le réchauffement, l'animal se retrouve confronté au renard roux, son cousin des régions tempérées. Ce dernier "remonte vers le nord" en suivant les arbres feuillus, qui conquièrent des espaces jusque-là dominés par les résineux. C'est ce qu'elle a filmé en novembre 2016, à Churchill, au Canada.
Les terriers de renards polaires qu’on nous avait signalés, et qui avaient été repérés l’année précédente, étaient tous occupés par des renards roux.
"Pour trouver des renards polaires, nous sommes allés un peu plus au nord, dans la toundra. Là, il y en avait un peu. Ils étaient dans l’entourage des ours polaires pour manger leurs restes, comme ils le font d’habitude", raconte-t-elle.
Selon elle, la bataille semble mal engagée pour le renard polaire, qui doit désormais faire face à une espèce jusqu’à deux fois plus lourde que lui. Le renard polaire pèse en moyenne 3 à 4 kilos, contre 6 à 7 kilos pour son rival. "Le renard roux chasse les proies du renard polaire, tue ses jeunes et les déloge de leur terrier", affirme Marie-Hélène Baconnet.
"A chaque fois, les espèces s'acclimatent. Cela s’étale sur plusieurs centaines de milliers d’années. Mais là, est-ce que les animaux auront le temps de s’hybrider, de s’adapter ? s'interroge la réalisatrice. C’est difficile à dire, parce qu’on est face à un phénomène très rapide et très important. C’est sans doute une période à hauts risques pour la faune sauvage."
En Antarctique, le manchot Adélie contraint d’aller plus au Sud
Le documentariste Rémy Marion, qui arpente les pôles depuis trente ans, pointe lui aussi des modifications de la biodiversité, liées au réchauffement climatique. Notamment en Antarctique.
Sur l’<a href="https://www.google.fr/maps/place/Petermann+Island/@-50.1954722,-60.3811928,3z/data=!4m5!3m4!1s0xbb8081c3816b3d3b:0xcb2d14db964093f8!8m2!3d-65.1706258!4d-64.1435135" target="_blank">île Petermann</a>, que je connais bien puisque j’y vais régulièrement depuis 1990, il y avait, avant, une très belle colonie de manchots Adélie. Maintenant, il n’y en a quasiment plus. On trouve surtout des manchots papous.
Ce bouleversement est dû à leur alimentation. "Le manchot papou est opportuniste", commente Rémy Marion. Il a un régime varié. Il se nourrit de poissons et de krill. En revanche, "le manchot Adélie est très spécialisé", explique le réalisateur. Il mange de petits poissons, de quelques centimètres de long. Or ses proies ont tendance à se déplacer avec les courants qui changent avec le réchauffement climatique. Il est alors obligé d’aller de plus en plus au sud pour trouver des eaux très froides et sa nourriture.
Déjà contraint de déménager, le manchot Adélie est alors confronté à un nouvel écueil : le manque de terres où nidifier. "En Antarctique, plus on va vers le sud, moins il y a de territoires disponibles pour nicher", poursuit Rémy Marion. "Pour le manchot Adélie, ça devient de plus en plus compliqué", résume-t-il. Si l'espèce n'est pas classée en danger par l’Union internationale pour la conservation de la nature, ses populations ont tout de même diminué de 65% au cours des vingt-cinq dernières années, note l'émission "Thalassa".
Dans les Terres australes, la pluie est fatale aux poussins
"Je ne compte plus le nombre de voyages que j'ai fait où les conditions climatiques rencontrées étaient dites exceptionnelles par les habitants des lieux", témoigne le documentariste Jérôme Bouvier. Ce réalisateur reste marqué par "un épisode de pluie en Antarctique" qui a duré "quelques heures durant l'été austral, en décembre 2015". Il était arrivé un mois plus tôt "à bord du premier bateau" avec les membres de l'expédition mise en place par Luc Jacquet. Le réalisateur de La Marche de l'empereur et son association Wild Touch venaient tourner le documentaire Antarctica, sur les traces de l'empereur.
"Ça n'a duré que quelques heures, entre pluie et neige. Mais normalement, il ne pleut pas. Les températures restent habituellement sous ce seuil, même en plein été", souligne Jérôme Bouvier. "Cet épisode-là n'a pas eu de conséquence, car c'est arrivé alors que les manchots Adélie couvaient leurs œufs", relate le documentariste. Ce n'était pas le cas l'année précédente.
En 2014, il y a eu trois jours de pluie. Une première dans l'histoire des observations météo de la base scientifique française Dumont-d'Urville. Aucun poussin de manchots Adélie n'a survécu.<i> </i>Avec leur duvet non étanche, les petits étaient mouillés par la pluie dans la journée et gelaient la nuit suivante.
"Les conséquences de cet épisode de pluie, qui a décimé les poussins de manchots Adélie, a eu aussi des répercussions sur les pétrels des neiges", un oiseau blanc de l'Antarctique, car "les adultes étaient en train de couver", poursuit Jérôme Bouvier. En 2015, "il y avait encore des cadavres d'adultes gelés sur leur nid quand on y était. Des cadavres restant de l'année précédente..."
Dans Antarctica, Jérôme Bouvier raconte aussi "l'hécatombe chez les poussins de manchots empereurs" durant l'hiver 2013-2014 à Dumont-d'Urville, "à cause d'un excès de banquise en partie lié au dérèglement climatique". En effet, les manchots adultes vont pêcher leur nourriture dans l'océan. Mais la banquise, inhabituellement étendue, les a éloignés du bord de l'eau. "Les adultes ont été contraints de parcourir une plus grande distance et leurs poussins sont morts de faim", déplore le réalisateur.
Dans les Alpes, la fonte "pathétique" de la mer de Glace
Il y a trois ans, Luc Jacquet, réalisateur de La Marche de l'empereur, tournait La Glace et le ciel : un portrait du glaciologue français Claude Lorius, sorti en 2015. Pour les besoins de son long-métrage, le documentariste s'est rendu sur la mer de Glace, le célèbre glacier du versant nord du mont Blanc. Il y est retourné en octobre dernier, et a été soufflé par la spectaculaire fonte du glacier.
<span>C</span><span>ela m'a fait un choc absolument incroyable. Cet écosystème de proximité qu'on connaît tous avait encore reculé de manière extraordinairement spectaculaire. J'avais presque le sentiment de voir les choses se dérouler sous mes yeux.</span>
"Je pourrai vous citer des exemples plus exotiques, déclare ce passionné de l'Antarctique. Mais là, très clairement, c'est à côté de chez nous, c'est ici, ça se passe maintenant et je vous assure que c'est vraiment impressionnant." Luc Jacquet se désole : "C'est évidemment de la ressource en eau qui disparaît, mais pour moi, ça va bien au-delà. C'est un patrimoine de paysage, un patrimoine de culture, c'est notre environnement. C'est pathétique."
"Dans cet écosystème de montagne, toute la végétation est en train d'être modifiée, insiste-t-il. C'est la partie émergée d'un iceberg qui est partout, quelle que soit l'échelle à laquelle vous regardez dans la biosphère, sur toutes les strates de la biodiversité." Et de prévenir : "Le fonctionnement de tous les écosystèmes est en train d'être modifié à une vitesse sans commune mesure avec ce que la nature est capable d'absorber."