Ouragan Irma : quatre questions sur la gestion de la crise par l'Etat français
Face à l'ampleur des destructions sur les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, le gouvernement est accusé d'avoir mal réagi. Le procès fait à l'exécutif français est-il fondé ? Eléments de réponse.
Un "défaut d'anticipation", une "absence de coordination", des "retards", de "graves dysfonctionnements", des moyens "tout à fait insuffisants"... Bref, une "défaillance de l'Etat". A droite comme à gauche, les critiques fusent contre le gouvernement. Il lui est reproché sa gestion de l'ouragan Irma, qui a dévasté les îles de Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Lundi 11 septembre, le Premier ministre, Edouard Philippe, a dénoncé une "polémique politicienne". Le procès fait à l'exécutif français est-il fondé ? Franceinfo apporte des éléments de réponse.
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La catastrophe aurait-elle pu être mieux anticipée ?
La trajectoire des ouragans reste "très difficile" à prévoir, déplore Robert Vautard, directeur de recherches au CNRS et expert du climat, interrogé par LCI. "Aujourd'hui, on peut en effet prévoir un cyclone, mais avec un risque d'erreur moyenne sur sa trajectoire. Le problème, c'est qu'une erreur de prévisions de quelques kilomètres change tout, notamment du point de vue des impacts entre zone épargnée et zone touchée." "D'après les premières prévisions, l'ouragan Irma devait passer sur la Guadeloupe. On avait donc adapté notre dispositif en fonction de ces informations", explique un responsable de la Sécurité civile, contacté par franceinfo. Mais Irma a changé de route, épargnant la Guadeloupe et la Martinique, initialement placées en alerte rouge.
En outre, "le dispositif avait été dimensionné pour un ouragan de catégorie 4 et une alerte rouge. Une section de la Sécurité civile avait été projetée sur Saint-Martin en prévision d'un ouragan de niveau 4. Elle ne s'attendait donc à faire que de la coupe de branches, du dégagement de voies, du bâchage de toitures et de la remise en état. Finalement, on a eu un ouragan de catégorie 5 et une alerte violette."
Irma est passé en catégorie 5, 48 heures seulement avant de toucher les îles. On n'avait donc plus que 36 heures pour agir, avant que les conditions météo ne rendent toute opération impossible par la mer et par les airs.
Un responsable de la Sécurité civileà franceinfo
"Personne n'avait prévu qu'Irma passe en catégorie 5 aussi vite", assure-t-il encore. Pourquoi ? "Parce qu'on ne dispose pas de flotteurs en mer, placés tous les 20 km, pour mesurer la température de l'eau", déplore-t-il. Des outils de mesure qui permettent de déterminer la chaleur de l'eau de mer dans laquelle les cyclones puisent leur force.
L'île aurait-elle pu être évacuée à temps ?
"Il était impossible d'évacuer l'île de Saint-Martin en moins de 36 heures", affirme le responsable de la Sécurité civile. "On aurait été incapables, en si peu de temps, d'envoyer assez de bateaux et d'avions" pour embarquer les 35 000 habitants français de Saint-Martin et les 9 000 de Saint-Barthélemy. Et contrairement à l'archipel américain des Keys et à la Floride, qui ont été massivement évacués à l'approche d'Irma, "aucun pont ni aucune autoroute ne permettent une évacuation massive de la population des deux îles". "D'autant que, si les autorités françaises avaient décidé l'évacuation du côté français de Saint-Martin, les 40 000 habitants du côté néerlandais se seraient précipités pour être eux aussi évacués. On aurait eu une situation de crise très dangereuse à gérer, avec peut-être des morts et des blessés à la clé", fait valoir ce spécialiste des situations d'urgence.
Un ordre d'évacuation comme aux Etats-Unis était inenvisageable, assure ce responsable de la Sécurité civile, car "en France, la loi n'autorise pas les évacuations par la force". Les habitants peuvent ainsi refuser de quitter leur maison, malgré les recommandations des autorités. Et c'est ce que certains ont fait. Avant l'arrivée d'Irma, 7 000 habitants de Saint-Martin et Saint-Barthélemy ont ainsi refusé de quitter leur maison pour se mettre à l'abri, selon l'entourage de la ministre des Outre-mer, cité par la 1ère. "On a eu beaucoup de mal à faire respecter la consigne d'évacuer les zones submersibles situées en dessous des 2 mètres de surcote, reconnaît ce membre de la Sécurité civile. Pour les habitants nés sur l'île, partir c'était comme déserter. D'autant que dans ces zones inondables, beaucoup d'habitants refusent de perdre le peu qu'ils ont."
Le bilan aurait-il pu être moins lourd ?
"Saint-Martin a été frappée par un phénomène exceptionnel. Pourtant, en dépit de l'habitat très vulnérable de l'île, il y a eu très peu de victimes", relève pour franceinfo Didier Le Bret, ancien responsable du Centre de crise du ministère des Affaires étrangères et ex-ambassadeur de France en Haïti au moment du séisme dévastateur de 2010. Selon le dernier bilan officiel provisoire, l'ouragan Irma a fait au moins dix morts et sept disparus dans les îles françaises de Saint-Martin et Saint-Barthélemy.
Il aurait pu y avoir beaucoup plus de morts. C'est la preuve que les mesures de confinement et de protection ont été efficaces.
Didier Le Bretà franceinfo
Après le passage d'Irma, 60% des maisons de Saint-Martin sont désormais inhabitables, selon des évaluations de responsables locaux. De telles destructions auraient-elles pu être évitées ? Sans doute, mais à quel prix, argue Didier Le Bret. "Dans ces régions du monde, il y a une accoutumance à ce type de phénomène naturel. Les populations ne construisent ni trop dur, en prévision du risque sismique, ni trop léger, en prévision du risque cyclonique. Sans compter qu'il y a toujours un habitat sauvage précaire", justifie le diplomate.
"Si vous voulez tout anticiper, il faut changer radicalement la vie des gens : les forcer à vivre dans des bunkers", poursuit cet habitué de la gestion des crises. Mais, tranche-t-il, "l'ouragan était tellement puissant que, même si les normes de construction avaient été respectées, il y aurait eu des dégâts".
Le dispositif de secours était-il sous-dimensionné ?
Les spécialistes interrogés par franceinfo défendent tous les actions menées sur place. "L'équipe envoyée à Saint-Martin a mené une opération de reconnaissance, dès qu'elle a pu quitter son abri", assure le responsable de la Sécurité civile. "Une fois Irma passé, on a envoyé huit médecins sur l'île. Et six spécialistes ont été projetés pour remettre en état les pistes de l'aérodrome côté français et aider les Néerlandais à rendre l'aéroport à nouveau opérationnel pour qu'un A400M puisse se poser avec sa cargaison", détaille-t-il. "Et pendant que l'ouragan José approchait, on a continué d'envoyer des moyens et du matériel autant qu'on a pu, jusqu'à ce que les conditions en mer deviennent trop difficiles pour les bateaux, et jusqu'à ce que les hélicoptères, puis les avions ne puissent plus voler."
"Il y a actuellement plus de 600 secouristes sur place, sans compter les forces de l'ordre. On distribue plus de 3 600 litres d'eau par jour, on a acheminé plus de 100 000 rations alimentaires. On a réquisitionné des bateaux, des avions, les soutes des appareils des compagnies aériennes..."
D'énormes moyens ont été engagés. Une opération logistique de secours de cette ampleur n'a jamais été faite en France.
Un expert de la Sécurité civileà franceinfo
"Pour prépositionner des soldats, encore fallait-il avoir les troupes à disposition et pouvoir les déplacer et savoir les loger au bon endroit", tempère également Yves Jégo, secrétaire d'Etat chargé de l'Outre-Mer dans le gouvernement Fillon de 2008 à 2009.
Et le dispositif continue de monter en puissance. Après le passage de l'ouragan José plus au large que prévu, la préfecture de Guadeloupe a annoncé, dès dimanche soir, la reprise des liaisons maritimes et aériennes entre la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin. La reprise des ponts aériens et maritimes a permis d'évacuer les plus vulnérables dans un sens, et d'acheminer du fret et des vivres dans l'autre. Quelque 85 tonnes de nourriture, un million de litres d'eau et 2 200 kg de médicaments ont été transportés, selon la préfecture de région. A l'aéroport de Grand-Case, dans le nord de Saint-Martin, le ballet d'hélicoptères et d'avions est incessant.
Les effectifs des secours, militaires et forces de l'ordre dépêchés sur Saint-Martin atteignent désormais 1 500 personnes et passeront bientôt à 2 000. EDF a indiqué que 140 tonnes d'équipements électriques étaient acheminées en bateau depuis la Guadeloupe. Et dès mardi, le Bâtiment de projection et de commandement (BCP) Tonnerre appareillera depuis Toulon et acheminera sur zone quatre hélicoptères supplémentaires et, surtout, des moyens lourds du Génie pour participer aux travaux de reconstruction, du matériel et des véhicules de la Sécurité civile et de la gendarmerie ainsi que 1 000 tonnes de fret et de vivres. Le navire dispose aussi d'un hôpital embarqué, doté de 69 lits médicalisés, de deux blocs opératoires et de plusieurs salles de soins intensifs. Ce bâtiment, l'un des plus gros de la Marine nationale, mettra environ une dizaine de jours pour rejoindre la zone.
Aux Pays-Bas, certains ont estimé ouvertement que la réaction de La Haye était plus lente que celle de la France et que le bilan de quatre morts dans la partie néerlandaise de Saint-Martin avait mis trois jours de plus à être tiré que le bilan pour la partie française. L'impossibilité pour les autorités néerlandaises de communiquer avec l’île dans les 24 heures qui ont suivi l’ouragan a été aussi vivement critiquée et comparée défavorablement avec l’action de la France.
Les pillages auraient-ils pu être évités ?
C'est une des critiques les plus virulentes adressées à l'exécutif français. De nombreux habitants des deux îles estiment qu'ils n'ont pas été suffisamment protégés des pillards. "Aux Pays-Bas aussi, des critiques se sont aussi fait entendre très tôt", relève Eveline Bijlsma, correspondante à Paris du quotidien néerlandais De Telegraaf, contactée par franceinfo. "Les habitants de la partie néerlandaise de Saint-Martin se sont surtout plaints des pillages et du manque de forces de l'ordre pour les protéger."
Mais en cas de catastrophe naturelle, la lutte contre les pillards n'est pas la priorité. "Entre la protection des boutiques et la recherche des disparus, il y a sans doute eu des choix drastiques faits", concède Yves Jégo. "Si vous faites débarquer un millier d'hommes pour éviter les pillages et les troubles à l'ordre public, il faut aussi leur trouver un abri, leur fournir des vivres et de l'eau potable. Vous vous créez des contraintes et des difficultés supplémentaires dans une situation de crise déjà difficile à gérer", ajoute le diplomate Didier Le Bret.
"Face aux pillages, on a envoyé des renforts dès qu'on a pu", évalue le "Monsieur Crises" du Quai d'Orsay. Un état-major et trois compagnies, soit 415 militaires, sont désormais déployés à Saint-Martin afin d'assurer la sécurité et de rétablir l'ordre sur l'île, en lien avec les forces de sécurité déjà présentes depuis le passage de l'ouragan Irma. "Mais le problème majeur, ce ne sont pas les pillages, ce sont les destructions. Il faut aider les populations à reconstruire leur habitation, à reconstituer leur outil de travail et à relancer leurs activités, détaille Didier Le Bret. Y compris pour celles qui n'avaient pas d'assurances."
Le responsable de la Sécurité civile est catégorique : "La crise n'a pas été mal anticipée et il n'y a pas eu un manque de préparation." Quant au diplomate, il l'assure : "Dans les centres de crise, des retours d'expérience sont faits systématiquement a posteriori pour tirer les enseignements et corriger les éventuels loupés." Et Yves Jégo d'appuyer : "Il faudra tirer les leçons des éventuels dysfonctionnements, mais il est trop tôt pour le faire. La commission d'enquête parlementaire [portée par La France insoumise et approuvée par le ministre de l'Intérieur] est une proposition saine, car elle prendra le recul et le temps nécessaire."
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