Cet article date de plus d'un an.

Sécheresse : les propriétaires de maisons fissurées, symboles malgré eux d'un système d'assurance submergé par le changement climatique

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
En France, 54% des maisons individuelles sont construites dans des zones d'exposition moyenne et forte au phénomène de retrait-gonflement argileux (RGA). (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO.FR)
Les débats à l'Assemblée nationale, jeudi, ont mis en lumière les failles d'un système assurantiel incapable de protéger tous les citoyens face aux effets de la sécheresse.

Des maisons qui bougent, craquent et se désossent, jusqu'à devenir parfois inhabitables, irréparables et invendables. "Ce n'est pas pour rien que nous nous appelons 'Association urgence maisons fissurées': le mot 'urgence' est important", insiste Mohamed Benyahia. Au lendemain de l'adoption par l'Assemblée nationale, jeudi 6 avril, d'une proposition de loi visant à mieux indemniser les propriétaires frappés par le phénomène de retrait-gonflement des sols argileux (RGA), le président de l'antenne sarthoise d'un collectif de sinistrés victimes de cette calamité liée aux périodes de sécheresse se dit "très heureux qu'une étape importante [ait] été franchie." "Maintenant, il faut que le texte soit vite discuté au Sénat, que les décrets d'application soient signés rapidement, que les choses se mettent en mouvement tout de suite !"

En France, plus de la moitié (54%) des maisons individuelles sont situées en zone d'exposition moyenne ou forte au phénomène de RGA. Soit 10,5 millions de maisons sur un total de 19,4 millions, d'après les chiffres du ministère de la Transition écologique. Derrière ce sigle se cache un phénomène mécanique et géologique relativement simple. Les sols argileux sur lesquels les bâtisses touchées sont construites sont très sensibles à l'eau : ils se gonflent quand il pleut et se rétractent lors des périodes de sécheresse. L'alternance entre les périodes humides et sèches entraîne ainsi des mouvements successifs du sol qui fragilisent les fondations des maisons, finissent par les faire bouger, et provoquent des fissures visibles dans les constructions.

Le texte porté par la députée écologiste Sandrine Rousseau ambitionne de faciliter les procédures d'indemnisation pour des milliers de petits propriétaires qui luttent pour entreprendre des travaux indispensables pour continuer à vivre dans leur domicile. Mais le parcours du combattant et loin d'être terminé pour les sinistrés.

De plus en plus de sinistrés, de moins en moins de reconnaissance

Un pan de mur qui tient sur des étais, une faille qui serpente "en escalier" sur la façade. Ici, la faïence de la cuisine "a pété en une après-midi", là, une épaisse fissure traverse de long en large un salon chic et moderne, au-dessus de la télévision. "Ah moi, j'ai une déco un peu spéciale", plaisante une propriétaire. Un doux mardi soir d'avril dans une salle communale de Mézières-sur-Ponthouin (Sarthe), les sinistrés des communes alentour échangent photos, anecdotes et conseils. "Surtout, si vous découvrez une fissure, ne vous tournez pas vers votre assurance. Contactez immédiatement la mairie", martèle Mohamed Benyahia. C'est une particularité de ce sinistre : seuls les propriétaires de maisons fissurées qui résident sur une commune déclarée en état de catastrophe naturelle "sécheresse" peuvent prétendre à une indemnisation, via le régime de garantie "Cat-Nat". Une reconnaissance refusée jusqu'alors à Mézières-sur-Ponthouin et à plusieurs de ses voisines.

Selon la Caisse centrale de réassurance, environ 4 000 maisons fissurées échappent à l'indemnisation chaque année, faute de correspondre aux critères. Une étude de l'association Mission risques naturels (document PDF), estime leur nombre total à 300 000. Pour Véronique Portier, sinistrée bien décidée à combattre "une vraie injustice", cela se traduit par un devis bloqué dans un classeur, faute de pouvoir débourser les 100 000 euros que coûterait le sauvetage de sa maison, construite au début des années 1990.

Si la proposition de loi adoptée jeudi achève sans encombre son parcours législatif, Véronique Portier et les onze autres sinistrés recensés par la mairie pourraient bien sortir de l'impasse : l'article 1er du texte prévoit de revoir les critères d'attribution de la garantie "Cat-Nat", ouvrant la voie au dédommagement des sinistrés victimes de ce que Sandrine Rousseau et la députée Renaissance Sandra Marsaud ont qualifié dans un rapport commun (document PDF) de "déni d'indemnisation".

Pour Mohamed Benyahia, cette mesure seule pourrait venir à bout de "la source de tous nos problèmes", à savoir une circulaire de 2019 (document PDF) qui a fait évoluer les critères à remplir par les communes pour pouvoir être déclarées en état de catastrophe naturelle "sécheresse". Le président de l'association des sinistrés du département, autrefois prof de maths, la démonte devant ses élèves d'un soir, à la craie, sur un tableau noir. Indicateurs, surfaces étudiées, dates retenues, probabilité de sinistres à venir… Il dézingue "des critères inadaptés". "En tant que sinistré, on est tout le temps obligé de naviguer entre les entourloupes, de se pencher sur les chiffres… Comme si tout était fait pour exclure le maximum de gens", poursuit-il.

Les chiffres semblent lui donner raison. Si, sur la période 2011‑2021, environ 53% des communes ayant réclamé à l'Etat la reconnaissance de l'état de catastrophe naturelle pour cause de sécheresse ont obtenu gain de cause, ce taux de reconnaissance a dégringolé à 13,3% en 2021. Avant la publication de la circulaire de 2019 décriée par Mohamed Benyahia, il avait culminé à environ 69% en 2017 et 2018, d'après les chiffres obtenus par les Sandrine Rousseau et Sandra Marsaud dans leur rapport.

D'où sa prudence : "la loi garantirait un certain nombre d'acquis, mais le gouvernement a la main sur le réglementaire et donc la possibilité de rédiger des formules ambiguës, avec plusieurs interprétations, encore au détriment des sinistrés", prévient-il. Au banc du gouvernement, le ministre chargé de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, a rappelé jeudi qu'une circulaire à venir permettrait "d'élargir de 20% le nombre" de victimes indemnisées. Pour Mohammed Benyahia, ce serait encore "très insuffisant pour répondre à la catastrophe inédite de l'été 2022 et des étés à venir".

Un régime à l'épreuve du réchauffement climatique

Car le réchauffement climatique et ses conséquences mettent déjà le régime "Cat-Nat" à rude épreuve. Selon une étude de la fédération des assureurs, la sécheresse a coûté 16 milliards d'euros entre 1989 et 2021 et l'addition pourrait grimper à 43 milliards pour la période 2020-2050. Les dégâts aux bâtiments provoqués par les épisodes observés en France l'été dernier devraient coûter entre 1,6 et 2,4 milliards d'euros aux assureurs, classant 2022 en tête des années les plus coûteuses pour ce type d'événements, devant 2003 et ses 2,12 milliards d'euros pompés par la sécheresse. "Et qui sait ce que réserve l'année 2023, alors qu'on sort d'une sécheresse hivernale qui bat tous les records ?", s'interroge Mohamed Benyahia.

Moins spectaculaire que les inondations qui dévastent des villes entières ou les tempêtes qui emportent les toitures, le RGA impose de repenser au plus vite le fonctionnement du régime de catastrophe naturelle. "Malgré la mauvaise prise en charge des sinistres, à la fois quantitativement et qualitativement, les dépenses liées à la sécheresse sont en forte augmentation depuis 2016. Les ressources du régime 'Cat-Nat' ne permettent plus de faire face à la hausse de la sinistralité, ce qui pourrait aboutir à une intervention récurrente de l'Etat qui marquerait l'échec du régime 'Cat-Nat'", écrivent les députées Sandrine Rousseau et Sandra Marsaud dans leur rapport.

Un autre rapport (document PDF), signé de la sénatrice Les Républicains Christine Lavarde, analyse des pistes de réformes, avant de conclure : "Je dois reconnaître ma frustration, car je n'ai pas trouvé de solution optimale pour garantir la soutenabilité dans la durée du régime 'Cat-Nat'." Quant au gouvernement, représenté jeudi dans l'hémicycle par Jean-Noël Barrot, il reconnaît un régime "perfectible". "Deux décrets d'application en Conseil d'Etat sont en ce moment en préparation" pour améliorer la situation, a assuré le ministre.

L'arbre qui cache la forêt

Mohamed Benyahia a fait construire sa maison en 2005. "En 2019, l'expert m'a dit qu'il fallait que je déménage, que je quitte les lieux", confie-t-il. S'il ne souhaite pas s'étendre sur son cas personnel, il illustre malgré lui l'absence de solution apportée à ces premières vagues de sinistrés du RGA. En se promenant dans les coquettes rues de Mézières-sur-Ponthoin, Véronique Portier ne quitte pas les façades des yeux. "Celle-ci n'était pas là la dernière fois", s'exclame-t-elle, en sortant son téléphone, "pour documenter l'évolution des fissures". Cet autre bâtiment, strié des fenêtres au toit, comme autour de la porte d'entrée, "a été refait il y a 7 ans", poursuit-elle. Même le bureau de poste, la boulangerie et le bar tabac y passent.

En face de chez elle, elle scrute avec angoisse la construction d'un petit lotissement. En vertu de la loi Elan, adoptée en 2018, un diagnostic des sols a été réalisé avant le début du chantier et les fondations renforcées par cinq rangées de parpaings. Si les futurs occupants peuvent espérer échapper au sort de leur voisine, personne ne semble tout à fait prêt à affronter les difficultés qui s'annoncent avec l'explosion des cas de maisons RGA, regrette la géographe Magali Reghezza, spécialiste de l'adaptation au changement climatique. "La question de l'indemnisation, c'est un peu le premier problème qui apparaît, l'arbre qui cache la forêt", relève-t-elle. Par la défaillance du système aujourd'hui dénoncé par les victimes, le sujet questionne la résilience de l'Etat face à des sinistres d'une ampleur telle qu'ils ne peuvent être supportés par les acteurs privés de l'assurance, à moins d'exclure encore davantage les plus vulnérables, explique la géographe, membre du Haut Conseil pour le climat.

"Derrière cette question du RGA, ce sont des pertes énormes pour des gens et donc le risque d'une paupérisation de tout un pan de la société, sans compter les risques psychologiques associés qui vont aussi peser sur les finances publiques", poursuit l'experte. Car les problématiques soulevées par ces sinistres sont immenses : relogement, destruction des maisons inhabitables, dépollution des sites, recyclage des matériaux, déplacement des populations, des activités… Tout cela, sans compter les impacts du RGA sur les communes quand les routes, les bâtiments publics, les canalisations et les lignes de trains seront touchés à leur tour. "C'est vertigineux en réalité", concède Magali Reghezza. Les réponses des pouvoirs publics, "toujours dans une logique réactive", ne sont pas "dimensionnées à la crise", poursuit-elle. Les sinistrés le diront tous : une petite fissure peut présager d'un grand vacarme.

Consultez lamétéo
avec
voir les prévisions

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.