: Enquête Afghanistan : 15 ans après l’embuscade d’Uzbin, le dossier judiciaire dévoile les erreurs de la hiérarchie militaire
C’était il y a 15 ans, une éternité dans l’histoire chaotique de l’Afghanistan. En ce mois d’août 2008, une large coalition déployée sous l’égide de l’Otan tente d’éradiquer l’insurrection talibane. L’optimisme n’est déjà plus de mise dans les rangs des Occidentaux, mais il faut bien continuer de soutenir le président afghan Hamid Karzaï si l’on veut éviter un retour au pouvoir des fondamentalistes.
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Quelques mois plus tôt, le président Nicolas Sarkozy, soucieux de satisfaire une demande insistante des Américains, a annoncé le renforcement des effectifs militaires tricolores. 700 soldats supplémentaires ont rejoint la capitale afghane avant l’été, dont ceux du 8e régiment parachutiste d’infanterie de marine de Castres (le 8e RPIMa), et ceux du régiment de marche du Tchad (le RMT), basé à l’époque à Noyon, en Picardie. À cette date au total, 2 600 soldats français sont déployés en Afghanistan. Ils seront jusqu’à 4 000 en 2011.
Les talibans en embuscade
Le 18 août 2008, un détachement hétéroclite de 120 hommes quitte la base avancée de Tora, à l’est de Kaboul. Il y a là deux sections françaises (Carmin 2 et Rouge 4), deux sections de l’armée nationale afghane (ANA) et 12 membres des forces spéciales américaines, chargés du guidage aérien. La colonne prend la direction de la vallée d’Uzbin à 60 kilomètres de Kaboul, dans le district de Surobi. Leur mission : reconnaître le col situé au-dessus du village de Sper Kunday et prendre des photos.
Conformément aux instructions, la section Rouge 4, issue du RMT, reste stationnée en appui dans le village tandis que la section Carmin 2, constituée de soldats du 8e RPIMa, remonte la piste qui mène au col, à pied et sous une chaleur étouffante. "Toute la section avait d’anciens gilets pare-balles. Ils sont montés sur cette piste. Nous étions dans le village en train de les observer", se souvient Saïd Meskin Sadati, interprète afghan de la section Rouge 4. Nous l’avons rencontré dans le sud de la France où il vit et travaille désormais avec sa famille. "Les talibans étaient en embuscade sur la ligne de crête, raconte-t-il. Ils ont laissé les Français s'approcher. Puis ils ont tiré et les combats ont commencé." Il est alors 15h30, les combats dureront jusque tard dans la nuit.
Le bilan est lourd : dix soldats tués, 21 blessés. Dans leur grande majorité, les victimes n’avaient qu’une vingtaine ou une trentaine d’années. Le caporal-chef Damien Buil fêtait son 31e anniversaire ce jour-là. Le soldat de première-classe Julien Le Pahun aurait eu 20 ans deux jours plus tard. L’ampleur des pertes provoque un grand émoi en France. Ce sont les plus importantes depuis l'attentat du Drakkar en 1983 à Beyrouth, qui avait coûté la vie à 58 soldats français. Dès le surlendemain, le président Sarkozy se rend à Kaboul. Devant la compagnie endeuillée, accompagné par son ministre de la Défense, Hervé Morin, il lance : "J'ai dit à vos chefs que l'on va travailler sur ce qui s'est passé pour en tirer les conséquences (…) Il faut réfléchir, adapter nos protocoles. C'est difficile. Eh bien on va prendre les moyens pour que cela ne se reproduise pas."
Les mots sont vifs, tranchants. Le lendemain, le 21 août, le chef de l’État les réitère lors de l’hommage national aux Invalides. "En tant que chef des Armées, je n'ai pas le droit de considérer la mort d'un soldat comme une fatalité, martèle Nicolas Sarkozy derrière son pupitre. Je verrai les familles dans quelques minutes. Je veux qu'elles sachent tout. (…) Je veux que vos collègues ne se retrouvent jamais dans une telle situation. Je veux que tous les enseignements soient tirés de ce qui s'est passé." Ces injonctions à la transparence ne doivent rien au hasard. Très vite, des sources officieuses au sein de l’armée avaient laissé entendre que cette mission en vallée d’Uzbin avait été mal préparée. La presse s’en était fait l’écho.
C’est aussi le sentiment de Saïd Meskin Sadati. "J'ai passé toute ma vie en Afghanistan, dans un pays en guerre, relate l’ancien interprète de Rouge 4. Cette mission était imprudente et dangereuse. Monter sur une piste à pied, sans reconnaissance aérienne, sans l’appui de mortiers, sans avoir de soldats déjà débarqués sur les montagnes pour sécuriser la zone.... C'était trop risqué."
La justice rend un non-lieu
En 2009, sept familles de soldats décédés portent plainte contre X pour "mise en danger de la vie d’autrui". Plainte classée sans suite en 2010. Une nouvelle plainte avec constitution de partie civile débouche finalement sur l’ouverture d’une information judiciaire et un juge d’instruction est saisi. Jean-François Buil, le père du caporal-chef Damien Buil et l’un des fers de lance de cette démarche judiciaire inédite, explique : "Assez rapidement après l’embuscade, on a parlé avec les rescapés. Progressivement, on a su qu'il y avait eu, lors de l’opération, des problèmes avec l’un de leurs interprètes, avec les mortiers, avec le commandement. Quand on discutait avec des généraux et des colonels, on nous disait : ‘Mais comment peut-on partir en mission aussi dangereuse en ne se connaissant pas, en ne travaillant pas ensemble ?’ Il y avait le RMT, il y avait le 8e RPIMa, il y avait les forces spéciales américaines et l'armée afghane. Mais jamais ils n’avaient travaillé ensemble !"
L’espoir des familles de voir désigner des responsables sera douché le 5 octobre 2015. Ce jour-là, la juge Sabine Kheris rend une ordonnance de non-lieu qui sera confirmée par la Cour d’appel de Paris le 12 avril 2016. Cette information n’a jamais été médiatisée. L’unique avocat dans ce dossier, Gilbert Collard, qui assistait les familles au début de l’enquête, n’en fera aucune publicité. Il a déserté les cabinets des juges d’instruction après son élection en tant que député RN du Gard en 2012 (il est devenu depuis député européen).
Judiciairement parlant donc, l’affaire est close. Mais pour les familles, il reste de nombreuses zones d’ombre, notamment parce que la levée du secret-défense, demandée par la juge Kheris, a été refusée par celui qui était ministre de la Défense au moment de l’enquête : Jean-Yves Le Drian. La juge Kheris souhaitait qu’on lui remette l’analyse détaillée des faits rédigée par l’état-major. Elle demandait également qu’on lui communique les Frago (les ordres de conduite de la mission à mener). Mais ces documents n’ont pas été déclassifiés. "Si vraiment ils étaient blancs comme neige, s'ils n'avaient rien à se reprocher, pourquoi n’ont-ils pas levé le secret défense ?, s’interroge encore aujourd’hui Jean-François Buil. On se pose la question, et on se la posera toujours."
Pas de reconnaissance aérienne
Les éléments du dossier judiciaire, auxquels la cellule investigation de Radio France a eu accès, apportent cependant quelques éléments de réponse. Ils montrent qu’une succession de mauvaises décisions a pu conduire au drame. L’erreur originelle est sans doute d’avoir maintenu cette mission en dépit de plusieurs alertes. C’est ce qu’explique, dans son procès-verbal d’audition, le soldat de première classe Grégory (comme pour tous les militaires mentionnés, nous ne donnerons que les prénoms) : "La veille du départ, le 17 août, le caporal-chef Damien nous a expliqué que nous devions nous rendre le lendemain sur un point où le reste de la compagnie s’était déplacée trois jours avant, relate-t-il. Le caporal-chef nous a précisé qu’au nord de cette position, il avait été détecté la présence d’une centaine de talibans. (…) Je me demande donc pourquoi le commandement n’a pas adapté le dispositif en prévoyant plus d’hommes et de matériels ainsi qu’une reconnaissance aérienne."
Cette reconnaissance aérienne aurait pu s’effectuer avec l’un des deux hélicoptères de type Caracal de l’armée de l’air française, stationnés à Kaboul. Mais ce jour-là, ils étaient chargés de convoyer des officiels afghans, dont le président Hamid Karzaï. "Le jour où cette patrouille part en mission, il y avait une opération politique de relations publiques avec le président afghan de l'époque, rappelle Frédéric Pons, journaliste spécialiste des questions de défense et ancien colonel de réserve. Cela avait été défini comme la priorité du jour. La mission de patrouille vers le col d'Uzbin était jugée, non pas secondaire, mais pas prioritaire. Les hélicoptères, qui auraient pu être utilisés pour la reconnaissance des cols étaient donc indisponibles."
La menace talibane est pourtant précise et réitérée. Lors d’une première sortie des militaires français dans la vallée d’Uzbin le 15 août, les villageois de Sper Kunday leur disent de "ne pas s’éterniser" car il y a des talibans dans la zone. Un officier leur répond "on reviendra". Trois jours plus tard, les Français sont de retour. Et, là encore, les habitants les mettent en garde. "Dans la vallée d’Uzbin, il y a plusieurs villages, raconte le soldat de première classe Mikael lors de son audition. Au premier village, nous sommes tombés sur un malek, un chef de village. (…) Il nous a demandé de partir de la zone car c’était risqué. L’adjudant Gaëtan et le lieutenant Ronald se sont concertés, Gaëtan incitant Ronald à partir. Le lieutenant Ronald a rendu compte par la radio au colonel Olivier. (…) Le lieutenant Ronald a déclaré ensuite ‘les ordres sont les ordres, on y va’."
Le colonel Olivier a donc donné le top départ. À ce moment-là, lui-même se trouve sur la base opérationnelle avancée de Tora (Fob Tora en anglais), où il doit accueillir un invité de marque : le général américain David McKiernan, le commandant en chef de la Force internationale d'assistance et de sécurité (Fias). Interrogé par la gendarmerie prévôtale (la police judiciaire militaire) sur l’opportunité de cette mission en vallée d’Uzbin, le colonel Olivier assume : "Nous avions à ce moment-là une évaluation erronée de l’état des forces de l’ennemi. Le 18 août 2008, les talibans se sont montrés sous un jour nouveau avec une stratégie différente et efficiente." Le colonel se justifie aussi d’avoir fait partir sur le terrain des militaires qui n’avaient jamais travaillé ensemble. "Faire travailler cinq unités différentes de trois langues différentes sans commandement unique, n’est-ce pas une source promise de difficultés ?", lui demande l’enquêteur. "Pour moi il n’y avait pas d’action commune à mener, il s’agissait d’éléments distincts."
Une opération sans chef
Des éléments distincts, sans doute. Mais ils devaient mener une seule et même mission. La section Carmin 2 avait pour ordre de monter au col, tandis que la section Rouge 4 restait à l’arrière, en appui, dans le village de Sper Kunday, avec les soldats afghans et les forces spéciales américaines. L’adjudant Gaëtan commandait Carmin 2 et le lieutenant Ronald dirigeait Rouge 4, mais leur chef direct, le capitaine Arnaud, n’était pas présent. Il était resté à la base avancée de Tora avec le colonel Olivier pour accueillir le général américain McKiernan. Avec 15 ans de recul, le major Jacques Antoine, ancien militaire du 8e RPIMa aujourd’hui à la retraite et mémoire vive du régiment, s’interroge : "Il y a des choses qui sont pour moi, militaire, incompréhensibles dans cette affaire. Ces 120 hommes, de cultures différentes, de langues différentes, pourquoi ils n'avaient pas de chef ? Il y a quelques années, quand on faisait balayer la cour par trois soldats, on mettait un caporal comme responsable. Et là, pour 120 gars qui vont au combat, on ne met pas de chef !"
Cette absence de "chef" sur le terrain pour coordonner la mission a-t-elle eu des conséquences ? Oui, si l’on en croit les auditions des rescapés de Carmin 2. Ils parlent de communication "difficile" avec la section Rouge 4, restée au pied du col et elle aussi prise à partie par les talibans. Les soldats de Carmin 2 se sont sentis abandonnés. Ils sont restés plusieurs heures bloqués sur le versant qui mène au col, sous le feu nourri de 150 insurgés. Ils ont vu leurs camarades tomber. Certains sont morts sur le coup, d’autres ont succombé à leurs blessures.
Des tirs de mortiers qui n’auront pas lieu
Très vite, l’adjudant Gaëtan, le chef de Carmin 2, demande aux soldats de Rouge 4 de tirer des mortiers sur les talibans pour pouvoir se dégager du piège qu’on leur a tendu. Mais Rouge 4 n’en a jamais tiré, déplore l’adjudant Gaëtan lors de son audition : "J'ai contacté par radio le lieutenant Ronald afin de recevoir un appui mortier, et nous avons eu pour seule réponse ‘problème technique’. Après, je n'ai eu plus aucune réponse du lieutenant. Ma radio fonctionnait bien, mais la sienne semblait être hors d'usage ou arrêtée."
L’adjudant Gaëtan appelle alors, toujours par radio, le capitaine Arnaud, resté à la base de Tora, pour lui demander une aide de toute urgence. "On m'a dit que j'allais recevoir un appui aérien dans trois minutes et qu'il fallait que nous signalions notre présence avec un fumigène (…) Nous n'avons jamais reçu d'appui aérien, et pas non plus d'appui mortier." Ce témoignage est corroboré par le récit du soldat de première classe Philippe, qui faisait lui aussi partie de Carmin 2 : "Pourquoi le RMT [régiment de marche du Tchad, auquel appartient Rouge 4, NDLR] n’est-il pas venu directement nous soutenir ?, s’interroge le soldat dans son PV d’audition. "Un bon mortier de 81 mm, il n’y a rien de tel pour faire un bon appui. (…) Les premiers appuis que nous avons réellement reçus sont les avions américains, les deux F15."
Les deux avions américains sont effectivement arrivés vers 16h50, une heure vingt après le début de l’embuscade. À peu près au même moment, les renforts terrestres, partis de la base de Tora, atteignent les abords du village de Sper Kunday. Il y a là le capitaine Arnaud, avec les sections Rouge 3, Carmin 3 et une section d’appui disposant de mortiers, qui elle va pouvoir les tirer, comme en témoignera lui-même le général Jean-Louis Georgelin, alors chef d’état-major des armées, lors de son audition à l’Assemblée nationale, en septembre 2008.
Pourquoi donc des mortiers n’ont-ils pas été tirés dès le début de l’embuscade ? Dans son audition, le chef de Rouge 4, le lieutenant Ronald explique que les talibans étaient "trop imbriqués" avec les Français sur la pente qui mène au col. Les mortiers auraient donc pu tuer des soldats de Carmin 2. Mais d’après le major Jacques Antoine, les talibans, qui étaient sur la ligne de crête, ne sont descendus au contact des Français qu’en fin d’après-midi. "D'après les témoignages que j’ai recueillis tout de suite après l’embuscade, personne n'a constaté d'imbrication, au moins dans la première heure, entre les Français qui étaient derrière les rochers à essayer de se défendre et les talibans qui étaient sur la crête. Il y a eu imbrication, oui, mais ça s'est passé en fin de journée", affirme le major Jacques Antoine.
Au sein de Carmin 2, une rumeur, que rien n’étaye, se répand : s’il n’y a pas eu de tirs de mortiers, c’est parce que les soldats de Rouge 4 auraient "oublié" les percuteurs, une pièce indispensable pour pouvoir tirer. Une hypothèse que réfute le major Jacques Antoine. "L'histoire des percuteurs, je n'y crois pas, nous dit-il. Ça dépasse l'entendement. Ne pas emmener les percuteurs, c'est comme si on partait en vacances en voiture sans faire le plein." Le major avance une autre explication : une panne de la Catim. "C'est un appareil qui calcule l’angle de tir des mortiers. Il est souvent en panne parce qu'il est fragile, précise le major. Quand la machine ne fonctionne pas, on utilise la méthode ancienne qui consiste à utiliser un papier et un crayon, des jalons et une carte. Or, il semblerait que ces équipes mortiers ne maîtrisaient pas bien la méthode ancienne et faisaient certainement trop confiance à leur machine."
La trahison de l’interprète ?
Autre élément qui continue de hanter les rescapés de Carmin 2 : le rôle de l’interprète afghan qui les accompagnait. Chaque section avait son traducteur. Celui de Carmin 2 s’appelait Perwiz. Durant leurs auditions, les militaires racontent que Perwiz a été surpris en train de téléphoner, en cachette, quelques heures avant le départ de la mission. C’est le soldat Philippe qui a fait cette découverte. "Le 18 août, avant le départ de la base de Tora, le chef de section, l’adjudant Gaëtan, a informé l'interprète de notre destination finale, à savoir le village de Sper Kunday, raconte-t-il. Je suis remonté dans mon véhicule blindé. De ma tourelle, j'ai constaté que l'interprète s'était un peu isolé et qu'il était en train de téléphoner. Il parlait alors dans sa langue natale. Ayant été sensibilisé à ce type de comportement jugé à risque, j'ai rendu compte immédiatement à mon chef de groupe. (…) D'après les déclarations de l'interprète, ce dernier aurait eu besoin de joindre sa mère. Nous n'avons pas modifié nos instructions et la patrouille s'est mise en route."
L’information remonte aux officiers qui décident de maintenir la mission. Le capitaine Arnaud assume cette prise de risque. "À titre personnel, je ne crois pas que cet interprète en particulier renseignait l’ennemi, avance l’officier devant les enquêteurs. Il n’était pas question d’interdire les communications téléphoniques des interprètes, même si j’avais imposé des règles de prudence pour limiter les appels. Il faut savoir que les interprètes étaient généralement de jeunes Afghans qui étaient étudiants et bien souvent morts de trouille pour eux et leurs familles."
Perwiz sera tué durant les combats, ce qui peut laisser penser qu’il n’était pas un informateur des talibans. Mais parmi les militaires de Carmin 2, le soupçon d’une trahison demeure. Ils estiment que la mission dans la vallée d’Uzbin aurait dû être au minimum reportée. "Le problème de l'interprète a été sous-estimé par nos chefs. Nous, nous avions 20 ans. Nous n'avions pas prêté attention à cet événement", déplore le soldat Mikael lors de son audition.
Selon les informations de la cellule investigation de Radio France, les conversations des interprètes qui travaillaient avec l’armée française étaient écoutées par la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, service secret) pour justement prévenir toute trahison. Tout comme étaient écoutées les conversations des chefs talibans, et même de certains membres de l’armée nationale afghane. Une source qui travaillait à l’époque à la DGSE sur l’Afghanistan, n’a "pas souvenir" qu’un élément suspect ait été remonté concernant Perwiz.
"Peut-être a-t-il donné des renseignements aux talibans pendant les trois premières secondes de son appel, suggère cette source. Car à l’époque, ces trois premières secondes n’étaient pas interceptées. Peut-être a-t-il renseigné les talibans par le biais de sa mère, qu’il dit avoir appelée. Peut-être a-t-il utilisé un langage codé. Par exemple, chez les talibans, les ‘volailles’ et ‘les oncles maternels’, cela désigne les Français. Quoiqu’il en soit, par précaution, après avoir vu l’interprète téléphoner, il aurait fallu reporter ou annuler la mission le temps de faire des vérifications." Cet ex-salarié de la DGSE explique aussi qu’il y a eu "un avant et un après Uzbin". Car après l’embuscade, les conversations interceptées ont été traduites et retranscrites au mot près.
"En avant les coyotes !"
Au-delà des questions opérationnelles, des soldats de Carmin 2 reprochent aussi à certains de leurs chefs une attitude déconnectée des risques du moment. Si l’adjudant Gaëtan est considéré comme un héros par ses hommes, car il s’est battu pendant des heures à leurs côtés (il a d’ailleurs été blessé), les autres officiers et sous-officiers en prennent pour leur grade. "Pendant l’embuscade, l’adjudant Gaëtan a fait par radio la liste des gars blessés. Il devait y en avoir près d’une dizaine, raconte lors de son audition le soldat de première classe Alexandre. Je me souviens alors d'une communication radio en provenance du capitaine Arnaud et d’une réponse absurde qui était la suivante : ‘En avant les coyotes, prenez le col’. Je ne comprenais pas. Il avait pourtant tous les comptes-rendus. Il ne pouvait ignorer que nous étions dans une situation extrême."
D’autres propos ont choqué les rescapés, comme ceux rapportés par le soldat Mikael. "Après l'embuscade, le lieutenant Ronald, qui était le commandant de Rouge 4, la section qui devait nous appuyer et qui ne nous a jamais appuyé, était à l'hôpital. Il nous a déclaré : ‘C'est bien les gars, on va avoir la croix de la Valeur militaire.’ On s'est regardé avec d'autres gars de Carmin 2 et on avait un sentiment de haine." Quant à l’adjudant Gaëtan, il fait part lui aussi de sa colère lors de son audition à la Prévôté. "Si je devais avoir des questions à poser, elles seraient les suivantes : qu'est-ce que ça veut dire ‘problème technique’ pour les mortiers ? Pourquoi n'avions-nous pas un élément de coordination avec cinq sections ? On nous apprend à l'école et en instruction à respecter les règles. Et quand certains chefs ne les respectent pas, il n'y a pas de sanction." Pour l’adjudant Gaëtan qui fait office de figure paternelle et protectrice parmi les hommes de sa section, "c'est ça le problème pour les familles".
La loi de Murphy
Aucun des officiers mis en cause, sollicités par le biais de la Dicod (service de communication du ministère des Armées) n’a souhaité répondre à nos questions. La Dicod nous a fait parvenir le message suivant. "L’armée s’attache à réduire au maximum la part du hasard et de l’impondérable par une préparation opérationnelle de qualité et une conduite raisonnée des opérations. Il ressort que, face à cette embuscade, le comportement des soldats français sous le feu a été exemplaire et les actes d’héroïsme, individuels et collectifs, nombreux."
La ligne est donc la même qu’il y a 15 ans : à Uzbin, aucune erreur n’a été commise. D’après une note confidentielle de l’état-major versée à l’époque au dossier judiciaire, "Carmin 2 s’est retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment, face à un adversaire qui se tenait prêt à exploiter une situation temporairement défavorable." Il est écrit "qu’aucun renseignement" sur la présence de talibans dans la zone "n’a été négligé". "La juxtaposition de renseignements vagues ne constitue pas un renseignement exploitable", peut-on lire sous la plume de l’état-major qui conclut ainsi : "La mission du 18 août 2008 a été préparée et conduite dans le respect des normes militaires en vigueur. Que cette mission ait entraîné la mort au combat de dix soldats français relève malheureusement de la nature même des actes de guerre."
Le major Antoine fait une autre lecture de ces événements. "Cette histoire d’Uzbin, c’est un peu la loi de Murphy", lâche celui qui est aujourd’hui un historien passionné du 8e RPIMa. "C’est une succession d'erreurs, de manque d'interprétation, de manque de clairvoyance, de ratés... et cela mène à une catastrophe." Pour autant, selon lui, "cela ne relève pas du pénal. Parce que sinon, on ne mène plus aucun combat, plus aucune intervention, on ne fait plus rien."
Des "sanctions douces"
Selon une autre source militaire, si l’armée n’a pas reconnu d’erreur à l’époque, c’est parce qu’elle ne pouvait pas se le permettre. "Un mois et demi auparavant, il y avait eu Carcassonne", nous dit-on. Le 29 juin 2008, dans l’enceinte du 3e RPIMa, une journée portes ouvertes était organisée avec simulation de prise d’otages. 16 personnes, dont cinq enfants, avaient été touchées par un tir en rafale d’un fusil Famas. C’était un accident. Un militaire, condamné depuis, avait gardé par erreur des balles réelles dans un chargeur de cartouches à blanc. Le président Nicolas Sarkozy avait alors traité les militaires "d’amateurs". "Un mois et demi après Carcassonne, on ne pouvait pas admettre publiquement les erreurs commises à Uzbin. Ce n’était pas possible, analyse a posteriori notre source militaire. Il ne fallait plus faire de vagues."
Mais dans les coulisses, des leçons semblent tout de même avoir été tirées. Après le drame d’Uzbin, les moyens matériels demandés jusque-là en vain par l’état-major ont été débloqués à la hâte. Preuve, selon le journaliste Frédéric Pons, que le pouvoir politique avait sous-estimé la situation sécuritaire en Afghanistan. "Avec plus de moyens en hélicoptères et en drones, l'embuscade aurait peut-être pu être évitée, explique-t-il. C'est frappant et rageant parce qu'on savait que le dispositif français manquait d'un certain nombre de moyens. Ils avaient été listés, mais le pouvoir politique les avait refusés à l'état-major. Dès le lendemain d’Uzbin, tout a été débloqué. Ça allait des nouveaux gilets pare-balles plus légers, plus maniables et plus efficaces, jusqu'aux hélicoptères, aux drones et aux canons qui manquaient avant Uzbin."
Enfin, selon nos informations, plusieurs officiers mis en cause pendant l’enquête n’ont pas eu l’avancement de carrière auquel ils auraient pu prétendre. Un officier supérieur à l’avenir prometteur a préféré quitter l’armée. Il travaille aujourd’hui dans le privé. Des "sanctions douces" ont donc été prises, mais à l’abri des regards.
À lire :
Opérations extérieures - Les volontaires du 8e RPIMa, Liban 1978-Afghanistan 2009, de Frédéric Pons (Presses de la Cité, 2009)
Retour sur l’embuscade d’Uzbin : Afghanistan 18 août 2008, de Michel Goya (2019)
À voir :
L’Embuscade, documentaire de Jérôme Fritel diffusé dans Infrarouge sur France 2 en 2013
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