Affaire Ben Barka : "Tout au long de ces années, j’ai senti que personne ne voulait que la vérité sorte"
France 3 diffuse ce jeudi, à 23h15, un documentaire sur l'affaire Ben Barka. L'occasion de revenir sur la mystérieuse disparition, en 1965, de cet opposant marocain, avec l'un des juges d'instruction qui a travaillé sur le dossier.
L’affaire Ben Barka demeure l’un des grands dossiers criminels et politiques non élucidés de notre époque. France 3 lui consacre un documentaire intitulé L’obsession, diffusé jeudi 1er octobre à 23h15. Il est signé du journaliste Joseph Tual et du réalisateur Olivier Boucreux.
Le 29 octobre 1965, l’enlèvement en plein Paris, puis l’élimination, de l'opposant marocain a peut-être changé le cours de l'histoire de son pays. Le monde était en effet en pleine décolonisation et la parole de Mehdi Ben Barka le tiers-mondiste avait un fort retentissement. Entre Paris et Rabat, l’affaire demeure très sensible. Depuis cinquante ans, la famille Ben Barka attend la vérité. Une vérité qui se joue entre quatre acteurs : le Maroc, la France, les journalistes et la justice.
Le juge Patrick Ramaël confie à francetv info ce que furent ses années de recherche chaotique des faits, ainsi que l’aide déterminante apportée par le journaliste de France 3 Joseph Tual.
Francetv info : Quelles sont, à vos yeux, les principales particularités du dossier Ben Barka ?
Patrick Ramaël : J’étais le huitième magistrat instructeur dans cette affaire. Et je lui ai consacré près de dix années, de 2004 à 2013. C’est évidemment un dossier exceptionnel, historique, et il continue d’empoisonner les relations entre le Maroc et la France. C’est le cas d’ailleurs depuis cinquante ans. En fait, depuis que le général de Gaulle a été furieux d’apprendre qu’on avait enlevé sur notre territoire un ressortissant marocain. De plus, il savait que des Français étaient compromis.
Vous avez donc été plongé au beau milieu d'un dossier qu’on souhaitait enterrer, pour cause de raison d’Etat ?
Absolument. Tout au long de ces années, j’ai bien senti que personne ne voulait que sorte la vérité. A part, bien sûr, la famille et la justice. Dans ce type de dossier, le consensus est à l’omerta, au silence complet. On vous fait comprendre que c’est très vieux, que cela n’a plus grand intérêt… On oublie seulement que c’est un fait criminel aux conséquences multiples.
En fait, et je l’ai dit dans mon livre [Hors procédure, éditions Calmann-Lévy, 2015], j’ai instruit cette affaire comme un dossier ordinaire. L’important est de ne pas s’autocensurer. Evidemment, ce dossier est extraordinaire, de par la qualité de la victime. Ben Barka était quelqu’un de remarquable, un homme politique de premier plan, aux idées fortes. Certes, aujourd’hui, certains des acteurs sont décédés, mais le caractère ancien de cette affaire fait qu’il y a beaucoup d’archives. Les services de renseignement ont travaillé, accumulé une grande documentation. Et bien sûr, sur ce point, il est très difficile d’obtenir la déclassification de certaines pièces.
Comment s’est passée votre instruction avec le Maroc ?
Après m’avoir dit qu’il était possible de me rendre sur place, les Marocains ont tenté d’annuler ma venue chez eux. Puis, quand je suis arrivé et que j'ai expliqué que je voulais visiter le lieu où serait enterré tout ou partie du corps de Ben Barka, on m'a dit qu'on ignorait où se situait cet endroit. Mais j’ai répondu : "Je vous y emmène !" J’ai même proposé de faire un positionnement GPS de ce lieu. On m’a rétorqué que cela était attentatoire à la souveraineté nationale. Ensuite, on m’a expliqué qu’on ne trouvait pas le général qui dirige la gendarmerie royale, qu’on n’avait pas son adresse. Alors, vous voyez, je pense que l’on est bien en face d’une absence absolue de volonté de faire toute la lumière. En tout cas, c’est pour le moins très curieux.
Et côté français ?
Je raconte dans mon livre qu’un policier français vivant au Maroc a eu de nombreux ennuis à cause de mon travail. Il avait eu pour seul tort de retrouver un témoin que je lui avais demandé de contacter pour moi. Ce policier est resté très fermé au téléphone alors que je lui demandais les raisons pour lesquelles il ne me donnait plus de nouvelles. Quelques minutes plus tard, j’ai su qu'il avait été désigné comme persona non grata, et qu'il avait 48 heures pour quitter le Maroc. Cela signifiait tout simplement que des policiers français travaillant au Maroc sont placés sous surveillance comme de vulgaires trafiquants de drogue.
J’ai aussi appris que le ministère de l’Intérieur français, dans une telle circonstance, ne proteste pas et enjoint même à ses personnels de se taire. C’était en 2010 et cela montre que le dossier Ben Barka demeure terriblement sensible. De même, plus largement, que les relations entre la France et le Maroc sont toujours des affaires délicates.
Les journalistes ont-ils joué un rôle dans votre instruction ?
Ce dossier démontre que les journalistes ont joué le rôle d’aiguillon de la justice. Par exemple, Joseph Tual suit l’affaire depuis plusieurs années. Il apporte des éléments. Il ne s’agit par d’un chercheur de scoop, mais d’un travailleur de fond du dossier qui fait honneur à votre profession. Il a en particulier révélé l’existence et la localisation du lieu dont je vous parlais, à savoir l'endroit où sont enterrés les restes de Ben Barka. Historiquement, les Marocains appelaient cela "le PF3". On voit d’ailleurs tout cela très bien dans le film diffusé par France 3. Pour moi, en tant que juge, cette révélation était cruciale. La justice a d’ailleurs entendu Joseph Tual.
Connaîtrons-nous la vérité un jour ?
Tout est toujours possible. Il suffirait d’ouvrir les archives. C’est une décision politique que pourrait prendre le roi Mohammed VI. Il pourrait dire qu’il tire un trait sur cette histoire, n’ayant aucune part de responsabilité dans cette affaire. Côté français, on pourrait aussi apporter un peu plus d’enthousiasme dans ce dossier. On pourrait déclassifier des pièces. La vérité peut sortir. Mais voilà, la stratégie mise en œuvre consiste à faire traîner les choses. Le but est que tous les survivants disparaissent peu à peu. C’est le calcul que font beaucoup dans ce dossier. Depuis cinquante ans, nous sommes engagés dans une course contre le temps.
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