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Récit Le 17 octobre 1961, le jour où la police française a jeté des manifestants algériens dans la Seine à Paris

Article rédigé par Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Des manifestants algériens les mains sur la tête dans un bus de la RATP réquisitionné par la police, le 17 octobre 1961. (AFP)

Pour protester contre l'instauration d'un couvre-feu à Paris visant les seuls Algériens, en pleine guerre d'Algérie, des milliers de manifestants sont descendus dans les rues parisiennes à l'appel du FLN. La répression de la police a fait des dizaines de morts, ce soir-là.

Un "massacre d'Etat", selon les mots de l'historien Emmanuel Blanchard. Le 17 octobre 1961, il y a 60 ans, des dizaines d'Algériens sont tués à Paris, lors d'une manifestation férocement réprimée par la police. Certaines victimes sont jetées dans la Seine depuis les ponts de la capitale. Il s'agit de la répression d'Etat "la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine", écrivent les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster dans Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'Etat et la mémoire.

Les violences ne se limitent pas à cette seule journée, mais ce mardi d'octobre devient le symbole de la "terreur d'Etat qui s'abat sur les Algériens depuis des mois", explique aussi l'historien Fabrice Riceputi, auteur de Ici on noya les Algériens.

"La violence s'exerce ce jour-là par des rafales de mitraillette tirées sur des manifestants, des gens matraqués... Et puis ce geste, cette façon de déshumaniser son adversaire en le jetant comme un détritus dans la Seine."

Fabrice Riceputi, historien

à franceinfo

Depuis six décennies, l'événement fait l'objet d'une intense bataille politique et mémorielle. Des témoins de l'époque, des militants et des historiens ont cherché à faire la lumière sur ce drame, longtemps minimisé par le pouvoir politique et occulté de la mémoire collective. "Ce n'est pas l'histoire des Algériens, mais l'histoire de France. Et les Français sont pour l'instant amputés d'une partie de leur histoire", estime M'Hamed Kaki, fondateur de l'association mémorielle Les Oranges.

"Une police chauffée à blanc"

Entre 20 000 et 30 000 Algériens de France se mobilisent ce jour-là, à la demande du Front de libération nationale (FLN), pour l'indépendance de leur pays natal. Ils protestent aussi contre le couvre-feu discriminatoire décidé quelques jours plus tôt, le 5 octobre. "Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s'abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20h30 à 5h30 du matin", précise le communiqué de la préfecture de police de Paris, dirigée alors par Maurice Papon, ancien haut fonctionnaire de Vichy (condamné en 1998 pour crime contre l'humanité).

Des manifestants algériens près d'un grand magasin sur les Grands boulevards, le 17 octobre 1961, à Paris. (AFP)

L'indépendance est imminente, mais l'Algérie reste un département français en 1961 et les violences perdurent à Alger comme à Paris. "Le FLN a engagé au mois d'août un certain nombre d'attentats qui visent des objectifs policiers. Il a déjà tué 11 policiers et harkis, rappelle Fabrice Riceputi. La police parisienne est relativement chauffée à blanc." Maurice Papon met le feu aux poudres. "Pour un coup porté, nous en porterons dix", déclare le préfet lors des funérailles d'un gardien de la paix. "Dans le climat qu'il y avait à ce moment-là, ça a été interprété inévitablement : 'Pour un tué, on en tuera 10'", retrace plus tard Gérard Monate, ancien responsable du Syndicat général de la police.

"Ceux-là, on ne les a jamais revus"

Ce mardi-là, 10 000 policiers sont mobilisés pour contrôler les trois points de rassemblement prévus par le FLN à Paris : sur les Champs-Elysées, entre les places de l'Opéra et de la Bastille et dans le quartier Saint-Michel. Dans l'optique d'une manifestation pacifique, le FLN a demandé aux participants de venir avec femmes et enfants et de ne pas porter d'armes. "Il était impensable que nous soyons tenus pour responsables du moindre débordement", raconte à L'Humanité Hocine Hakem, jeune militant du FLN à l'époque.

En fin d'après-midi, Fatna Souni, arrivée d'Algérie quelques mois plus tôt, se prépare chez elle à Nanterre pour aller manifester dans la capitale. Elle revêt une belle robe, un foulard pailleté et chausse ses plus beaux souliers achetés chez Bata. "Personne n'est resté chez soi, tout le monde s'est mobilisé, sauf les femmes qui venaient d'accoucher", raconte l'octogénaire à franceinfo dans sa langue natale, en laissant à sa fille le soin de traduire.

Avec son mari, militant du FLN, et son fils de 7 ans, elle rejoint d'abord le quai de la gare de Nanterre. "Les policiers ne frappaient pas beaucoup et les gens sont arrivés à monter dans le train", se remémore-t-elle. Une fois à Saint-Lazare, de nombreux policiers attendent les manifestants. "On nous a demandé de lever les mains en l'air."

"Ils nous ont fait monter dans des bus et des camionnettes de police. Certains sont parvenus à descendre vers le métro, mais ceux-là on ne les a jamais revus..."

Fatna Souni

à franceinfo

De son côté, Rahim Rezigat loge alors dans un vieil hôtel à Vanves (Hauts-de-Seine). En cet automne humide, il se met en route avec un ami en direction de la ligne 12 du métro parisien. "A la station Porte de Versailles, d'autres Algériens qui reviennent de Paris insistent pour qu'on fasse demi-tour, car les arrestations ont commencé", témoigne cet ancien militant du FLN, âgé de 80 ans aujourd'hui. Le photographe Elie Kagan vient d'arriver dans les entrailles de la station Concorde et se retrouve devant une foule d'Algériens parqués sur le quai, mains sur la tête, face au mur. Par peur de voir son matériel confisqué, il se fait discret et parvient à prendre une photo en cachant son appareil sous sa veste, selon le site de la bibliothèque La Contemporaine.

Des manifestants algériens parqués à la station Concorde, le 17 octobre 1961, à Paris. (ELIE KAGAN / LA CONTEMPORAINE)

Les forces de l'ordre procèdent "à des rafles gigantesques, puisque la préfecture de police annoncera 11 500 personnes arrêtées en quelques heures", explique l'historien Fabrice Riceputi. Impossible de mettre tout ce monde en cellule, "il faut donc des moyens de détention improvisés". Le Palais des sports de la Porte de Versailles, l'ancien hôpital Beaujon, le gymnase Coubertin ou la cour de la préfecture de police servent de centres de détention. "Les véhicules de police ne suffisent plus, on réquisitionne les bus de la RATP qui vont rentrer au dépôt souvent couverts de sang", ajoute Fabrice Riceputi.

"Je ne veux pas mourir"

Fatna Souni monte dans un bus avec son mari et son fils. "Il s'arrêtait régulièrement pour récupérer des Algériens et, à chaque fois, on entendait des cris de douleur. Mon fils pleurait beaucoup, il disait : 'Je ne veux pas mourir'." Les manifestants sont brutalisés. Fabrice Riceputi évoque la "cérémonie d'humiliation qu'on appelle la haie d'honneur". Les Algériens arrêtés sortent des autobus "entre deux haies de gendarmes qui cognent avec leurs crosses de fusils ou avec leur bidule, ce long bâton en bois exotique très dur d'un peu plus d'un mètre de long qui peut briser les os".

Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux (Hauts-de-Seine), le 17 octobre 1961.  (FERNAND PARIZOT / AFP)

Le bus de Fatna Souni finit par se garer "dans un endroit immense" à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne). En descendant du véhicule, elle comprend qu'elle risque d'être séparée de son mari et s'agrippe alors à lui de toutes ses forces. "Ils m'ont tapé sur le bras et j'ai fini par lâcher", souffle-t-elle en mimant la scène. La jeune mère de famille se retrouve alors sous la pluie, les vêtements détrempés, à déambuler avec son fils dans les rues de Charenton, dans une ville qu'elle ne connaît pas, sans aucun repère. "Il y avait du monde partout et ça frappait autour de nous."

"La police les jetait dans la Seine"

Dans Paris, les violences se poursuivent à divers endroits. Sur les ondes radio de la police, d'étranges rumeurs font état de victimes du côté des forces de l'ordre. "Il y a un contexte très particulier, avec des erreurs du préfet de police et des messages officiels ou officieux qui annoncent des morts policiers", rappelle à franceinfo Grégory Joron, secrétaire général d'Unité SGP Police-FO.

Après avoir photographié la détresse des manifestants blessés à la station Solférino, Elie Kagan se dirige vers le pont de Neuilly, dans l'ouest parisien, où il découvre un dispositif sécuritaire impressionnant. De nombreux Algériens ont cherché à rejoindre la capitale depuis cette voie d'accès et des heurts éclatent rapidement. "A ce moment-là, l'étau s'est resserré sur les Algériens. La police les prenait et les jetait dans la Seine", témoigne sur France 2 Mohamed Ouchik, un des témoins de l'horreur ce jour-là.

"Ils ont sévi de manière sauvage. C'était la terreur, confirme des années plus tard Hocine Hakem dans L'Humanité. Ils n'ont pas hésité à charger. Ils se sont occupés de nous avec des manches de pioche. Des coups de feu ont été tirés. Il y a eu des morts, je ne saurais pas dire combien, c'était une telle confusion…"

"Je ne sais pas par quel miracle, mais j'ai échappé à cela, je n'ai pas été jeté dans la Seine."

Hocine Hakem

à L'Humanité

A peu près au même moment, un cortège parvient à se reformer sur les Grands boulevards. "Il est refoulé par la police et il y a notamment un massacre devant le cinéma Rex, où on se retrouve avec des cadavres empilés dans le secteur Bonne Nouvelle", affirme Fabrice Riceputi. Un policier, qui est intervenu à Colombes, confirme le déchaînement de violences, dans un témoignage publié par L'Express en 1997 : "Notre patron, l'officier qui commandait, était prêt à couvrir tout ce qui devait être couvert… Il n'y avait pas de raison de se retenir (…) On montait dans les étages pour mieux voir et on tirait sur tout ce qui bougeait… C'était l'horreur (…) Pendant deux heures, ça a été une chasse à l'homme véritablement terrible, terrible, terrible !" Dans un langage ponctué d'insultes racistes envers les manifestants, ce policier détaille la violence déchaînée ce jour-là et admet "la haine qui conduit à tuer".

Un manifestant blessé arrive à l’Hôpital de Nanterre (Hauts-de-Seine), le 17 octobre 1961. (ELIE KAGAN / LA CONTEMPORAINE)

De cette nuit de violences, Fatna Souni retient le mélange de sang et de pluie ruisselant sur le bitume. Les taxis refusent de l'emmener, mais une Citroën DS du FLN la récupère finalement avec son fils. Elle a perdu ses belles chaussures à talons dans la bataille. Elle a surtout attendu un mois et demi avant de retrouver son mari. Quand celui-ci sort enfin de détention, il est très amaigri, porte des traces de coups et de tortures, raconte-t-elle avec difficulté. "Quand on a ouvert la porte, on ne l'a pas reconnu."

Un vélo et des chaussures abandonnés sur un trottoir, le 17 octobre 1961, à Paris. (ELIE KAGAN / LA CONTEMPORAINE)

Rahim Rezigat, lui, regagne Vanves dans la soirée, mais son hôtel est encerclé par les CRS. De peur d'être arrêté, il choisit de passer la nuit dans un parc avant de retourner à son usine d'Issy-les-Moulineaux au petit matin. Il découvre les jours suivants qu'une quinzaine d'Algériens résidents de l'hôtel manquent à l'appel.

Enfin, Hocine Hakem est interpellé et placé en détention cette nuit-là. Au commissariat de Puteaux d'abord, puis au Palais des sports, à la porte de Versailles. "On nous a fouillés, insultés, maltraités, puis photographiés et fichés comme terroristes. On nous a laissé croupir là-bas, peut-être une semaine, dans des conditions insupportables", détaille-t-il. Certains sont relâchés. D'autres, expulsés vers l'Algérie.

Mémoires douloureuses

Soixante ans plus tard, dans un contexte de regain de tensions diplomatiques entre la France et l'Algérie, la question du bilan de cette tragique nuit de haine n'est toujours pas tranchée. Dans les jours suivant l'événement, les autorités admettent un bilan officiel de 7 morts et 40 blessés. Lors d'un procès pour diffamation intenté à l'historien et militant Jean-Luc Einaudi en 1997, Maurice Papon reconnaît, tout au plus, une vingtaine de victimes. "Il y a une espèce de négation du fait historique du 17 octobre 1961", commente alors sur France 3 l'historien Benjamin Stora.

Il faut attendre 1998 et un rapport demandé (PDF) par Jean-Pierre Chevènement pour porter ce décompte à 32 victimes. Une autre enquête réalisée sur les archives judiciaires et remise en 1999 au gouvernement évalue à 48 le nombre de morts, tout en l'estimant "très vraisemblablement inférieur à la réalité". "Au bas mot, le 17 octobre, c'est une centaine de morts, estime l'historien Fabrice Riceputi. Mais ça peut être bien plus. Il y a les corps qui n'ont pas été repêchés." Enfin, pour les historiens Jim House et Neil MacMaster, "en septembre et en octobre, bien plus de 120 Algériens furent assassinés par la police en région parisienne". L'écrivain Jean-Luc Einaudi décomptait pour sa part "393 morts et disparus" sur la même période, mais ce bilan a été contesté par plusieurs historiens.

Au-delà des chiffres, de nombreuses familles françaises attendent toujours une reconnaissance du rôle de l'Etat dans ce massacre. En 2012, François Hollande a reconnu "une sanglante répression", mais n'a pas désigné de responsable. Cette année, Emmanuel Macron est allé plus loin en dénonçant des "crimes inexcusables pour la République" commis "sous l'autorité" du préfet de l'époque, Maurice Papon.  Mais certaines associations jugent les mots encore insuffisants. L'historien Fabrice Ripeuti a dénoncé sur Twitter "le communiqué à trous de l'Elysée""Reconnaitre la responsabilité que de Maurice Papon, sans dire 'préfecture', "'police', "gouvernement', 'colonialisme', 'racisme' : du grand art, vraiment !"

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